Critique 


Revue Critique

Critique n° 811 : Heidegger : la boîte noire des Cahiers


2015
96 p.
ISBN : 9782707328373
11.50 €

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Nouveau rebondissement dans « l’affaire Heidegger », la publication des Cahiers noirs a suscité une légitime émotion. L’antisémitisme qui s’y exprime sans ambages apparaît aux uns comme la confirmation prévisible mais accablante d’une adhésion de fond à l’idéologie nationale-socialiste ; pour d’autres, c’est une surprise douloureuse, peut-être secrètement redoutée. Le dossier est plus que sensible. Il faut l’aborder au plus près des textes ; il faut aussi prendre du champ pour leur donner sens.

Critique a convié dans ce numéro certains des protagonistes directs du débat lancé cet automne en France par la parution du livre de Peter Trawny Heidegger et l’antisémitisme, ainsi que des témoins plus extérieurs à ce débat, capables de l’éclairer à distance.

Marc Cerisuelo revient sur la signification du « moment philosophique » auquel a pu être associé, en France, l’intense réception de Heidegger par toute une génération de penseurs, des années 1960 aux années 1980. Jean-Claude Monod s’interroge sur la conception du politique chez Heidegger et analyse la stratégie du « secret » qui lui est propre dans l’exposition publique de sa pensée et la diffusion de son œuvre. Sidonie Kellerer se penche sur des correspondances privées de Heidegger encore inédites en français, dans le contexte critique de l’installation du nazisme puis de la guerre. Deux entretiens enfin, que nous ont accordés Claude Romano et Richard Wolin, font le tour des questions soulevées des deux côtés de l’Atlantique par notre confrontation avec les Cahiers noirs.
 

Présentation

Marc CERISUELO : Notre jeunesse ? Lost in Heidegger
Jacques Derrida, Hans-Georg Gadamer, Philippe Lacoue-Labarthe, La Conférence de Heidelberg (1988).
Heidegger. Portée philosophique et politique de sa pensée

Jean-Claude MONOD : La double énigme des Cahiers noirs
Martin Heidegger, Gesamtausgabe, t. 96, Überlegungen XII-XV (Schwarze Hefte 1939-1941)
Peter Trawny, Heidegger et l’antisémitisme. Sur les « Cahiers noirs »

Sidonie KELLERER : Heidegger et le nazisme à travers sa correspondance avec sa famille et Kurt Bauch
Martin Heidegger, Briefwechsel mit seinen Eltern und Briefe an seine Schwester
Martin Heidegger, Kurt Bauch, Briefwechsel 1932-1975

ENTRETIENS

Richard WOLIN : Un Heidegger sans autocensure
Entretien réalisé par Sidonie KELLERER

Claude ROMANO : « L’idée d’antisémitisme philosophique est un non-sens »
Entretien réalisé par Claudia SERBAN

*

Antoine LILTI : Une subtile trahison. L’historien et les siens
Stéphane Audoin-Rouzeau, Quelle histoire. Un récit de filiation (1914-2014)

*

NOTES

Frank LESTRINGANT : Pontigny ou « la grande espérance »
Pierre Masson et Jean-Pierre Prévost, L’Esprit de Pontigny

Alain MASCAROU : Le roman réflexif d’un chevau-léger
Didier Laroque, La Mort de Laclos

Thierry HOQUET : Les nouvelles vies scintillantes de Moloch
Stéphane Haber, Penser le néocapitalisme. Vie, capital et aliénation

Tables des matières de janvier-février 2014 à décembre 2014

Tome LXX, du n° 800-801 au n° 811

Nicolas Weill, Le Monde, 20 décembre 2014

Heidegger : l’année du naufrage

La parution, au début de 2014, en Allemagne, des premiers Cahiers noirs, journal de pensée de Martin Heidegger (1889-1976) tenu à partir des années 1930, a établi à quel point l’engagement du philosophe dans le nazisme traduisait une adhésion profonde, y compris à l’antisémitisme – ce qui était peu ou prou jusque-là inconnu ou dénié. Cette dissimulation avait permis à Heidegger de devenir, notamment, le maître à penser de toute une génération de penseurs et d’intellectuels français de l’après-guerre. Après la tempête, que devrait relancer la publication, en 2015, des Cahiers noirs couvrant la période 1941-1947 et plusieurs colloques (dont un « Heidegger et les juifs » à la BNF, les 22 et 23 janvier), il était bon de faire le point sur une année de naufrage du corpus philosophique le plus important du XXe siècle. D’où l’importance du dossier consacré par Critique à « Heidegger : la boîte noire des Cahiers ».
La réticence manifestée par certains spécialistes français à y participer témoigne du caractère toujours sensible de la question. Ce champ-là a été longtemps partagé entre les « inconditionnels », comme François Fédier, codirecteur du Dictionnaire Martin Heidegger (Cerf, 2013), et ceux qui estiment, à partir des révélations d’Emmanuel Faye dans L’Introduction du nazisme dans la philosophie (Livre de poche, 2007), que l’œuvre heideggerienne est plus le document historique d’un fourvoiement intellectuel qu’une philosophie.

Choc de la révélation
Les contributions de la germaniste Sidonie Kellerer, qui a décelé les interventions et codifications opérées par le philosophe dans la publication de certains de ses textes des années 1930 pour faciliter sa réception post-1945, et celle de l’Américain Richard Wolin avec lequel elle s’entretient, sont proches de la position d’Emmanuel Faye. Mais on voit à travers les textes du philosophe et traducteur Jean-Claude Monod et du phénoménologue Claude Romano se profiler une autre voie.
Celle-ci consiste, tout en reconnaissant la réalité du choc provoqué par la révélation des Cahiers noirs, à repérer dans l’œuvre de Heidegger une sorte de « coupure épistémologique » – tradition bien française initiée par le philosophe des sciences Gaston Bachelard, repris sur ce point par le marxiste Louis Althusser. On pourrait ainsi opposer un Heidegger encore utilisable, purement philosophe de l’Etre et non encore « contaminé » par l’idéologie de la révolution conservatrice allemande, puis par le nazisme – celui d’Etre et Temps (1927) – à un Heidegger politisant sa pensée de l’Etre à partir des années 1930 pour épouser les thèses d’un des mouvements les plus criminels de l’histoire. Cette position sera-t-elle tenable pour conserver à une partie au moins de la philosophie heideggerienne sa pertinence ? Tel est l’enjeu de débats qui ne font que commencer.

 

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