Paradoxe


Pierre Bayard

Enquête sur Hamlet

Le Dialogue de sourds


2002
Collection Paradoxe , 192 pages
ISBN : 9782707318077
15.20 €


Aucun texte littéraire n’a probablement suscité autant de lectures et interprétations qu’Hamlet et n’a à ce point fasciné les critiques, qui n’ont cessé de débattre des ambiguïtés et des contradictions de la pièce, dont les principales concernent les circonstances dans lesquelles est mort le père du héros.
Mais tous ces auteurs parlent-ils bien du même texte ? Ce dont témoigne Hamlet, en raison du nombre de ses commentaires, est de la difficulté, dans l’échange littéraire, à éviter le dialogue de sourds. Il est en effet impossible, quand nous discutons d’une œuvre, de sélectionner des passages identiques, de les percevoir à travers des théories semblables, d’inventer des questions qui ne soient pas marquées par une époque et par la personnalité de celui qui les pose. Bref, de parler de la même chose que les autres lecteurs.
Trouver la solution à ce problème du dialogue de sourds est pourtant un passage obligé si vous voulons reprendre l’enquête inachevée sur la mort du père d’Hamlet. Et tenter, en reconstituant ce qui s’est passé il y a cinq siècles à Elseneur, de résoudre l’une des plus vieilles énigmes de la littérature mondiale.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑


Prologue : Le train de Sunderland

A) Des textes. 1. Le texte et le texte – 2. Le travail de la sélection – 3. Il n’y a pas d’œuvre complète

B) Des théories. 1. Le travail de la conceptualisation – 2. Logiques du multiple – 3. Qu’est-ce qu’une lecture fausse ?

C) Des paradigmes. 1. La question posée à l’œuvre – 2. Hamlet et les fantômes – 3. Les paradigmes et le temps

D) Du paradigme intérieur. 1. Le dialogue avec soi-même – 2. La rencontre des paradigmes – 3. Apologie du dialogue de sourds

Épilogue : Ce qui s’est passé à Elseneur

ISBN
PDF : 9782707323590
ePub : 9782707323583

Prix : 8.49 €

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Jean-Maurice de Montremy (Livres Hebdo, 25 octobre 2002)

Je t’entends, moi non plus
Qui a tué le père d’Hamlet. Saluant Shakespeare, Pierre Bayard initie le lecteur au Meccano littéraire à partir de l’enquête policière. Un travail novateur.
 
« Professeur à Paris-VIII et psychanalyste, Pierre Bayard s’est déjà fait remarquer par plusieurs essais où l’humour et le paradoxe entrent au service d’une analyse littéraire novatrice. La chose doit être soulignée. Depuis les années fastes 1960-1970, la recherche théorique en matière de critique littéraire dépasse rarement le cercle des spécialistes, quand elle existe encore.
Ainsi Pierre Bayard fit-il sensation, en 1998, avec Qui a tué Roger Ackroyd ?, enquête amusante – hautement instructive – sur la technique d’Agatha Christie qui s’accompagnait d’un remarquable démontage des problèmes d’interprétation posés par tout récit aux critiques et aux lecteurs. On y apprenait beaucoup de choses sur l’art et la manière d’écrire : le narrateur, les personnages, le récit, la construction, etc. Les Éditions de Minuit redonnent ce Roger Ackroyd dans une nouvelle collection de poche consacrée aux essais, « Reprise ».
Pierre Bayard gère si bien le suspense, qu’on ne peut malheureusement dire au lecteur qui a vraiment tué Roger Ackroyd. On le saura en fin d’ouvrage, après une implacable et brillante démonstration. De même est-il, hélas !, impossible de révéler qui a tué le père du prince Hamlet, thème d’un nouveau thriller théorique : Enquête sur Hamlet.
Rappelons, simplement, que le jeune prince de Danemark rencontre au tout début de la pièce de Shakespeare le fantôme de son père, qui fut assassiné. Hamlet mène alors l’enquête pour trouver le coupable. Bien qu’indécis (“ To be ou not to be ? ”), il tue ou fait tuer un certain nombre de personnes. Il tend notamment un piège à son oncle Claudius – le frère et successeur de papa – en invitant des comédiens à jouer une pièce précédée d’une pantomime. Ce double spectacle reproduit exactement les conditions du crime. Claudius tient bon lors de la pantomime, mais craque pendant la pièce. Hamlet (et le spectateur) savent enfin qui est leur coupable.
La pièce, néanmoins, a toujours frustré les critiques. Elle présenterait des “ incohérences ”. Indécis, confus, victime d’hallucinations, changeant, Hamlet garde jusqu’au bout un statut ambigu. Il est à la fois l’objet du spectacle : la pièce nous raconte l’enquête et la vengeance d’Hamlet. Mais il en est aussi parfois le narrateur, puisqu’il contraint le spectateur, lors des hallucinations, à voir des spectres que les autres personnages (sauf le spectateur) affirment ne pas voir.
Lâchés sur l’affaire, les critiques s’en sont donné à cœur joie. De Goethe jusqu’à Lacan – en passant par Freud, les psychanalystes et tous les shakespeariens – Pierre Bayard passe en revue les plus importantes lectures d’Hamlet. Il offre ainsi l’analyse spectrale – c’est le cas de le dire – du fonctionnement de la lecture critique. Car, on le sait, toute lecture d’un texte est aussi, chez le critique et le lecteur, la réinvention de ce texte. Invention qui se fait en fonction d’interrogations conscientes (on travaille le texte) mais aussi de charges inconscientes (chaque lecteur est travaillé par sa propre histoire).
Le meurtre d’Hamlet-père est, en cela, symbolique. Claudius lui aurait versé du poison dans l’oreille. Est-ce vrai ? Zat is ze question. Pierre Bayard, en tout cas, montre que toute l’intrigue repose sur un dialogue de sourds. Aucun personnage de la pièce ne voit, ni n’entend, la même chose. Pire : aucun des critiques ne lit, ni ne comprend la même chose. Encore pire : aucun lecteur ne lit le même texte. Quand on discute d’une œuvre, quand on se dispute à propos d’une œuvre, le dialogue de sourds atteint son comble.
Incommunicabilité totale entre les êtres ? L’Enquête sur Hamlet, toute séduisante qu’elle soit, serait ainsi déprimante. Mais Pierre Bayard, dans un rebondissement tonique, montre l’utilité et la fécondité d’un dialogue de sourds bien compris. Le dialogue de sourds n’est pas l’échec de la communication. Il en serait la base. »

Jean-Baptiste Marongiu (Libération, 19 décembre 2002)


Coup de théâtre à Elseneur
Pierre Bayard n’a peur de rien : preuves à l’appui, il accuse Hamlet d’avoir tué son père.
 
« On admet aisément qu’une œuvre puisse changer le destin de son lecteur. Mais comment est-il possible que la lecture d’un simple article de critique littéraire fasse basculer la vie d’un homme ? C’est à cette question – et plus généralement au triangle formé par le texte, le lecteur et la critique – que Pierre Bayard consacre Enquête sur Hamlet. Le dialogue de sourds. Ce n’est pas la première fois que ce professeur de littérature française à l’université Paris VIII et psychanalyste, né en 1954, construit un essai en forme d’intrigue policière (on se souvient de Qui a tué Roger Ackroyd ? d’Agatha Christie), qui montrait la surprenante complicité du narrateur et de l’auteur pour condamner un innocent d’un meurtre dont ils étaient sans doute les responsables. Ici, l’enquête montrera qu’on n’en a jamais fini avec un texte, car chaque lecteur fabrique d’une certaine manière le sien propre, et que le mystère du peu d’empressement d’Hamlet à venger le meurtre du père peut cacher une réalité effrayante. On a beau se concentrer sur les mêmes unités textuelles et utiliser les mêmes grilles de lecture, nul ne lit jamais le même texte : “ Un texte ne se réduit pas au texte seul. Il est aussi composé de ce travail psychique que la lecture suscite et sans laquelle il ne serait même pas lisible. Travail d’images, d’affects qui ne sont pas secondaires à la lecture, mais en forment l’essence même. ” Et plus loin : “ Malgré toutes les formulations de compromis visant à laisser croire en une communauté du référent, mon texte n’est pas ton texte, nous ne parlons pas de la même chose. C’est en ce sens précis qu’il n’existe pas un texte, mais une multitude, et que l’unicité du texte n’est pas une donnée de fait, mais une fiction à construire. ” Cette diversité du texte se trouve paradoxalement démultipliée par le travail critique censé l’unifier. Aussi le discours psychanalytique a-t-il été à l’origine d’un grand nombre de nouvelles interprétations de la pièce et de son principal personnage. Mais pourquoi l’Hamlet de Lacan n’est qu’un lointain parent de celui de Freud, qui d’ailleurs aurait eu du mal à en reconnaître la filiation ? C’est que les paradigmes interprétatifs, un peu comme l’a montré Thomas Khun pour l’histoire de sciences, sont incommensurables et que l’on peut, à la limite, traduire dans la théorie qui la suit celle qui la précède, mais on ne peut jamais faire le contraire. N’étant pas traduisibles les unes dans les autres, les théories interprétatives ne peuvent pas habiter l’espace d’un même texte au même moment. Et il en est bien ainsi pour Pierre Bayard, qui se réclame sans complexes du relativisme interprétatif, en tant qu’il autorise une création de mondes toujours inédits : “ La critique veut unifier pour rassurer mais nous avons chacun affaire à des personnages singuliers et à des mondes personnels, réunis par moments dans le dialogue, pour des identités de fortune, au moyen de formules de compromis qui ont surtout pour fonction de nous faire oublier l’autonomie de l’univers que, chacun, nous habitons. ” Si les critiques continuent de fournir un travail intéressant, c’est, paradoxalement, qu’ils s’obstinent à ne pas s’écouter les uns les autres, que la communication dans laquelle ils sont engagés n’est en réalité qu’un dialogue de sourds : “ Privilégier le dialogue de sourds ce n’est pas refuser d’écouter l’autre : c’est écouter dans chaque texte, au croisement de deux histoires perdues, ce qui est le plus spécifique à sa propre personne et à son histoire. Car ce qu’il s’agit finalement d’établir en retrouvant l’harmonie avec soi, c’est, si l’on peut dire, le même texte que soi-même. ”
En proie aux hallucinations, voyant des spectres que d’autres ne voient pas, arguant de son horreur du sang pour ne pas accomplir ce que tout le monde semble attendre de lui, alors qu’aucun crime ne le retient par ailleurs, poussant avec une certaine délectation au suicide Ophélie, dont la faute est un mystère dans les mystères de cette pièce qui n’en manque pas, Hamlet lui-même est maître en ce véritable dialogue de sourds qu’est Hamlet, selon Pierre Bayard : “ Il est impossible de rien comprendre à notre livre si l’on ne saisit pas que le dialogue des sourds est l’objet même d’Hamlet, que c’est de cela que parle la pièce, qu’il lui est à la fois extérieure et interne, et que seule la solution à ce problème épistémologique conduit au cœur du drame et de son gouffre ” ».

Fabrice Gabriel (Les Inrockuptibles, 10 décembre 2002)

« Après Qui a tué Roger Ackroyd ?, brillant Cluedo critique à partir d’Agatha Christie, le nouvel essai de Pierre Bavard pose à son tour “ THE ” question : qui a tué le père d’Hamlet ? Notre Hercule Poirot psychanalyste n’a rien perdu de son humour, ni de l’intelligence ludique propre à chacune de ses investigations littéraires : le voici de retour à Elseneur, sur les lieux du crime le plus célèbre qu’ait connu le royaume du Danemark... Son Enquête sur Hamlet se propose d’élucider une énigme qui préoccupe depuis quatre siècles les amateurs de Shakespeare : Claudius est-il vraiment l’assassin ? C’est ce que semble révéler la représentation théâtrale organisée dans l’acte III : précédée d’une pantomime, elle sert à piéger Claudius en lui donnant en spectacle son propre crime. Celui-ci quitte en effet la salle en colère, trahissant par son trouble sa probable culpabilité. Mais est-ce si sûr ?
Bayard suit les traces d’Hamlet – enquêteur opiniâtre et vengeur rusé – pour tenter d’établir la vérité. Ce faisant, il constate que les limiers qui l’ont précédé (Freud, T. S. Eliot, Lacan...) sont loin d’être, d’accord entre eux. Livrant un riche panorama des diverses lectures de la pièce, il pousse surtout à réfléchir au “ dialogue de sourds ” qui s’installe dès lors qu’une œuvre est débattue : Hamlet montre que chacun réinvente un texte selon son inconscient, complétant les “ fragments de monde ” d’un espacé littéraire toujours “ insuffisant ”. L’idée est assez belle, d’envisager ainsi une constellation de lectures irréductibles les unes aux autres. Elle pourrait être aussi un peu triste, puisque Bayard constate qu’en littérature comme ailleurs, personne ne parle jamais de la même chose... Heureusement cette incommunicabilité trouve sa résolution au terme d’un suspens théorique aussi palpitant qu’un thriller : l’enquête se devait, de finir par un coup de théâtre – un coup de maître. »

Bernard Franck (Le Nouvel Observateur, 2 janvier 2003)


 Qui l’a tué ?
 
I. – Un train pour Sunderland
Connaît-on bien en France, je parle du public un peu cultivé, la tragédie de “ Hamlet, prince de Danemark ” ? Si j’en juge par moi-même, je ne le pense pas. D’abord c’est compliqué, c’est long, on s’y perd. On a des bribes dans la tête. “ Hamlet ” , ça dit vraiment quelque chose ; “ To be or not to be ”. On n’est pas près de l’oublier. Ophélie aussi. C’est un si joli prénom. Et elle meurt d’une façon si douce et si tragique. Comme Virginia Woolf. Et la reine bien sûr, qui aime tout le monde. Son ancien mari. Son fils. Son deuxième mari. Gertrude, ce n’est pas un nom dont on se souvient. Polonius, oui, Laërte, fils de Polonius, oui. Fortinbras, prince de Norvège. Il a un nom un peu ridicule. Un nom de matamore. Claudius, non. On sait vite qui il est. Le deuxième mari de la reine. L’oncle d’Hamlet, l’assassin du premier roi. On se souvient du spectre. Le spectre qu’on voit ou qu’on ne voit pas. C’est selon. Et puis la tragédie qui se joue à l’intérieur de la tragédie. Ce piège que tend Hamlet à son oncle. Pour qu’il se lève et en se levant avoue son crime. Mais tout ça est long, je le répète, on s’y perd. Il n’y a pas vraiment d’actes. Comme on regrette alors la bonne tragédie française classique qui nettoie l’esprit. C’est à ce moment-là que Pierre Bayard intervient avec son Enquête sur Hamlet. Le dialogue de sourds, qui est dédié à feu Jérôme Lindon. En épigraphe : “ J’ai dû lire votre article une demi-douzaine de fois avant d’arriver à Sunderland, et dès le premier instant j’ai su que j’étais né pour y répondre. ” C’est de John Dover Wilson, Pour comprendre Hamlet. Dans le prologue de son propre livre, intitulé “ Le train de Sunderland ”, Pierre Bayard nous donne quelques explications sur cette épigraphe et sur John Dover Wilson, dont on sait peut-être qu’il est l’auteur en 1921 d’une édition de Shakespeare qui contient toutes les pièces et les poèmes connus : The New Cambridge Shakespeare, Ed. A. T. Quiller-Couch, J. Dover Wilson et al. Cette édition précède de trente ans la non moins fameuse édition d’U. Ellis Fermor qui en 1989 avait déjà 25 volumes parus et qui doit être terminée à l’heure actuelle. Voilà le texte de Bayard : “ Au mois de novembre 1917, un inspecteur du ministère de l’Education en poste à Leeds (ville d’environ 500 000 habitants, au nord de l’Angleterre dans le Yorkshire ; centre lainier très ancien et très important dont l’influence tend à décroître au profit de Bradford) se trouve dans un train pour Sunderland (ville d’un peu plus de 200 000 habitants à une bonne centaine de kilomètres de Leeds. C’est un port de la mer du Nord à l’embouchure de la Wear. Vous vous trouvez dans le comté de Durham. Si vous passez par hasard à Sunderland, Shakespeare ou pas, faites comme moi, allez visiter la cathédrale de Durham. C’est certainement l’une des plus belles d’Angleterre. De fil en aiguille, et à la fin de ce siècle, elle aura près de mille ans. N’attendez pas), où il se rend afin de régler un problème avec les responsables syndicaux de l’endroit. Ayant pris chez lui le courrier non décacheté, il en entreprend la lecture. Il y a là notamment, dans une grande enveloppe carrée, le dernier numéro de The Modem Language Review, périodique trimestriel consacré à l’étude de la littérature et de la philologie médiévales et modernes. L’article par lequel commence le numéro va changer la vie du voyageur, John Dover Wilson, et le destin des études shakespeariennes. ”
 
II. – Un article bouleversant.
II faut comprendre la situation. On est en novembre 1917. En pleine guerre. Il ne fait pas bon dans ce train mal chauffé. John Dover Wilson est seul dans son compartiment. Il se trouve dans un état psychologique dangereux. Sans la moindre gourde de whisky où il aurait pu trouver quelque réconfort. “ Celui d’un homme qui risque à tout moment de se convertir, de tomber amoureux ou de se mettre à délirer. ” Ce sont précisément les trois destinées qui l’attendent, note-t-il, dans un livre qu’il publiera plus tard : Pour comprendre Hamlet. Enquête à Elseneur. Le livre paraîtra en 1935. Et sera traduit en français au Seuil en 1988, et avec Pierre Bayard nous en sommes en 2002. Qu’a-t-il lu dans son train en novembre 1917 ? Un article de Walter Wilson Greg, spécialiste de Shakespeare. Cet article qui va bouleverser l’existence de John Dover Wilson concerne un “ passage apparemment secondaire d’Hamlet, la scène de pantomime du troisième acte ”. Quelque chose ne va pas dans cette scène de pantomime. Quelque chose qu’on a pu observer pendant des années et même pendant des siècles. Et on n’a rien vu, rien compris. Et puis un jour, un beau jour, un Greg voit la scène comme il faut la voir. Et il est ébloui. Les conséquences. Et un autre jour, dans un train, John Dover Wilson lit l’article de Greg et il le lit une demi-douzaine de fois avant d’arriver à Sunderland. Il est “ en proie à une forte agitation ”. Mais il n’est pas d’accord avec l’article de Greg. Et il envoie une carte postale au rédacteur en chef de The Modem Language Review, portant ces mots : “ Article Greg diaboliquement ingénieux, mais mérite l’enfer. Acceptez-vous une réplique ? ”Et cette réplique va l’entraîner très loin. Elle va lui prendre un temps fou. Près de vingt ans. Il lui faut d’abord établir rigoureusement le texte d’Hamlet. Quel Hamlet lit-on ? C’est un vrai dialogue de sourds. Et quand il aura établi ce texte, peu à peu, sans vraiment s’en rendre compte au début, il va devenir “ le plus éminent des spécialistes anglais de Shakespeare ”. Il va prendre, nous dit Pierre Bayard, “ la seule décision qui s’impose, cette de lui consacrer sa vie ”.
 
III. – La peur de savoir.
Et Pierre Bayard, quel est son rôle, que devient-il ? Eh bien ! il y a un épilogue et un sous-titre : “ Ce qui s’est passé à Elseneur ”.Vraiment. Et c’est terrifiant. Plus terrifiant que la pièce. Le spectre. Les meurtres, Bayard le dit très bien : “ Et de ce qui, dès la scène du train, les a (Greg et Dover Wilson), au-delà de leurs divergences théoriques, réunis pour l’éternité, à savoir une impression de peur. ”II n’y a que la peur qui explique l’article de Greg. Il n’y a que la peur qui explique que Dover Wilson ait passé sa vie à tenter de la réfuter. Ils brûlaient tous les deux. Ils étaient au bord de la vérité. Et au dernier moment ils lui ont tourné le dos. Non, ce n’est pas Claudius, ce n’est pas l’oncle qui a tué le père d’Hamlet. Il a bien épousé la femme de son frère, ça, on ne peut pas le nier. Claudius n’est pas l’assassin. Il faut refaire l’enquête. Pierre Bayard s’y emploie. Je vous laisse lire son livre. Faites comme moi. J’ai commencé par sortir de ma bibliothèque mes trois Hamlet, texte et traduction. Celui des Belles Lettres avec la traduction de Jules Derocquigny, et le commentaire, curieusement en anglais, de Goethe, tiré de son Wilhelm Meister. Elle tient le coup, cette traduction. L’Hamlet de la Pléiade qui vient de sortir. Le texte a été établi par Henri Suhamy. La traduction est de Jean-Michel Déprats. Pierre Bayard, dans son Enquête sur Hamlet, précise en note (p. 22) : “ Notre édition de référence est l’édition bilingue de la Pléiade (Éditions Gallimard, 2002), publiée sous la direction de Jean-Michel Déprats. Les chiffres qui suivent une citation renvoient aux pages de cette édition. Ils sont suivis, en italique, de l’indication de l’acte et de la scène où figure la citation. ” Enfin, dans les Œuvres complètes de William Shakespeare, en édition bilingue, le tome I des tragédies – Titus Andronicus, Roméo et Juliette, Jules César, Hamlet (« Bouquins », Éditions Robert Laffont) – présenté et traduit par Michel Grivelet. À mon sens, la meilleure édition d’Hamlet aussi bien en anglais qu’en français. Maintenant, cherchez le coupable. »

Josyane Savigneau (Le Monde, 1er avril 2003)


Pierre Bayard, chevalier du paradoxe
Après s’être attaqué à Agatha Christie, l’écrivain et professeur de “ littérature et psychanalyse ” interroge Hamlet dans une investigation entre “ polar théorique ” et “ critique policière ”.
 
« Chez lui, tout est paradoxe, second degré, distance, humour. Pierre Bayard est professeur à Paris-VIII, “ Saint-Denis, précise-t-il, mais je préfère dire toujours Vincennes, à cause de ce que symbolise cette université ”.
Bien que son cinquantième anniversaire soit pour l’année prochaine, il pourrait passer pour un étudiant. Son cours s’intitule “ Littérature et psychanalyse ”, c’est un théoricien sérieux, qui vient de publier son septième livre, Enquête sur Hamlet. Le dialogue de sourds, dans la collection « Paradoxe » des Éditions de Minuit, qu’il a inaugurée en 1993 avec Le Paradoxe du menteur, un très stimulant et très peu conventionnel essai sur Laclos.
“ Le paradoxe est une constante de ce que je fais, explique-t-il. Je regrette que parfois ce qui est écrit dans mes livres soit pris au pied de la lettre, alors qu’il y a une distance par rapport à ma propre écriture, qui est d’une certaine manière l’objet du livre. ” Maupassant, juste avant Freud (1994), Le Hors-Sujet. Proust et la digression (1996), Comment améliorer les œuvres ratées (2000) – tous aux Éditions de Minuit – sont aussi des essais qui illustrent ce souci de distance, de subversion du discours, de volonté d’être plus sérieux, avec humour, que ceux qui se prennent au sérieux.
Mais, en 1998, avec Qui a tué Roger Ackroyd ? (aujourd’hui réédité en poche dans la collection « Reprise » des Éditions de Minuit), Pierre Bayard a inventé un nouveau genre littéraire, “ à la fois roman policier et livre sur la lecture, réflexion sur l’interprétation. On pourrait nommer ce genre « polar théorique » ou « critique policière »”. Dans Le Meurtre de Roger Ackroyd, un des premiers romans d’Agatha Christie, bien qu’Hercule Poirot y soit à la retraite, la romancière a transgressé l’une des règles implicites de la littérature policière qui veut que l’assassin ne soit jamais le narrateur.
Qui a tué Roger Ackroyd ? Le narrateur. Quand il est découvert, il se suicide. On croyait que la seule énigme du livre résidait dans la construction. Comment faire du narrateur l’assassin ? Où est le moment d’omission de son récit – l’instant du crime ?
Agatha Christie n’avait sûrement pas imaginé la possible apparition d’un détective insoupçonné, qui a fréquenté à la fois l’École normale supérieure et l’École freudienne de Lacan, qui porte le nom d’un chevalier célèbre, Bayard, et qui ose mettre en doute les méthodes d’Hercule Poirot. Enquêtant à la fois sur Poirot et sur une question théorique fondamentale en matière de déduction, de construction et de reconstruction d’une histoire – “ le délire d’interprétation ”, Pierre Bayard ouvre au lecteur des pistes multiples, l’amène à réfuter la solution proposée par Agatha Christie, à suspecter la personne insoupçonnable, mais la plus menacée par le délire d’interprétation, Hercule Poirot.
Le système mis en place par Pierre Bayard est si subtil qu’il n’a pas de fin et provoque le lecteur à d’autres suspicions, qui vont jusqu’à l’auteur lui-même. Pierre Bayard est-il lui aussi “ meurtrier par suggestion ”, comme il l’affirme à propos d’Hercule Poirot ? Ce texte passionnant ne guérit pas du délire d’interprétation. Au contraire.
Avec Enquête sur Hamlet. Le dialogue de sourds, Pierre Bayard vient de récidiver. Sur un sujet plus difficile. Auteur mythique, pièce mythique. “ Il est même impossible de recenser tout ce qui a été écrit sur Shakespeare, et singulièrement sur Hamlet ”, précise Pierre Bayard, que ce constat a dû réjouit, intriguer et exciter plus encore. La question policière est cette fois-ci “ qui a tué le père d’Hamlet ? ”. Est-ce vraiment Claudius, comme il l’avoue à la scène 3 de l’acte III ? Rien n’est moins sûr, mais ces aveux ont entravé la recherche de la véritable solution.
La question théorique est cette fois-ci “ non le délire d’interprétation, mais ce que je nomme le dialogue de sourds. Hamlet a eu des milliers de lecteurs. Ont-ils lu le même livre? De même quand un livre paraît et que les critiques s’en saisissent, parlent-ils du même livre ? Je ne le crois pas. Le dialogue de sourds est permanent. Il est inévitable, et, loin de s’en plaindre, il faut l’encourager. Les lecteurs ne lisent pas le même texte. À propos de Hamlet, Freud reprend la lecture de Goethe pour la contester, mais ils ne parlent pas du même texte. Nos questions intimes sont telles que, de toute façon, nous lisons des choses différentes ”.
Pour fascinant qu’il soit, notamment à propos de ce que Bayard nomme “ le paradigme intérieur ”, son travail théorique est ici plus complexe que dans Qui a tué Roger Ackroyd ?. “ Mais les passages qui relèvent de l’intrigue policière sont situés à des endroits très repérables. Ainsi quelqu’un qui a envie de survoler les développements théoriques peut le faire, même si ce n’est pas mon souhait. ” On aurait bien tort de suivre ce conseil, car l’investigation de Pierre Bayard sur la subjectivité de chaque lecteur et sur ses conséquences est fondamentale, mettant en lumière “ la manière dont la conversation, le débat essaient de dissimuler cette angoissante question du dialogue de sourds qu’on juge condamnable et que je veux au contraire valoriser : le texte est une réserve de sens, mais aussi une réserve de savoir sur nous-mêmes, ce qui est l’inverse de l’idée du sens caché, unique, à chercher ”.
Dans Hamlet, les énigmes sont multiples, et certaines ont été signalées avant Pierre Bayard, il le constate et le prend en compte. Mais la solution qu’il propose, l’identité du meurtrier du père d’Hamlet, “ je pense qu’elle est inédite, souligne-t-il, en demandant avec raison qu’on ne la révèle pas ici. Il faut d’abord considérer l’hésitation de Hamlet à tuer celui qu’il considère comme l’assassin de son père ; ensuite l’agressivité constante de Hamlet envers Ophélie. Enfin la scène de la pantomime: Claudius, avant d’assister à la pièce de théâtre pendant laquelle il se lève et part lorsqu’il est question du meurtre, n’a pas bougé, peu auparavant, lorsqu’il a vu la pantomime qui montrait la même chose. Pourquoi ? C’est ce qui suggère des doutes sur la culpabilité de Claudius, en dépit de ses aveux ”.
En ayant l’air d’aborder une question littéraire beaucoup plus grave que celle posée par un récit d’Agatha Christie, Bayard se joue encore plus de son lecteur. Et savoir qu’il l’égare à plaisir l’amuse intensément... »

 

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Pour une nouvelle littérature comparée, in Pour Éric Chevillard, (Minuit, 2014)



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