Paradoxe


Pierre Bayard

Il existe d'autres mondes


2014
160 p.
ISBN : 9782707323385
15.00 €


À suivre la théorie des univers parallèles, que prennent de plus en plus au sérieux les physiciens, je ne suis pas seulement en train d’écrire ce livre, mais aussi de diriger un orchestre symphonique, de mener une enquête à Scotland Yard et de faire l’amour avec une star de cinéma.
Il est étonnant qu’une théorie aussi stimulante, illustrée par un grand nombre d’écrivains – comme Dostoïevski, Nabokov ou les sœurs Brontë – et qui permet de résoudre de multiples énigmes de la vie quotidienne, n’ait pas davantage retenu l’attention des chercheurs en sciences humaines. Ce livre entend combler cette lacune.

Isabelle Rüf, Le Temps, samedi 22 mars 2014

Et si les mondes parallèles existaient ? Pierre Bayard y croit, preuves à l’appui


En explorant littérature et cinéma, le professeur et psychanalyste parie, dans «Il existe d’autres mondes», sur l’existence d’univers communicants qui permettent de mener plusieurs vies


Depuis le temps que Pierre Bayard nous mène dans des mondes où le temps s’inverse, où l’on plagie par anticipation, où Tolstoï aurait pu écrire Autant en emporte le vent et où «demain est écrit», il n’y a rien de surprenant à ce qu’il emmène son lecteur dans le «jardin des chemins qui bifurquent» où Borges aimait à s’égarer. «Il existe d’autres mondes», parie le héros de son dernier essai. Cet homme, nous confie-t-il d’emblée, est à la fois, dans des existences distinctes et des lieux différents, détective, chef d’orchestre, ghostwriter et acteur à Hollywood, amant d’une star. Cette dernière vie est de loin sa préférée, mais il n’exclut pas d’en vivre d’autres. Il existe d’autres mondes est dédié au chat de Schrödinger: selon une expérience de 1935, cet animal virtuel serait un instant à la fois mort et vivant, car «il participe de deux états en même temps, non pas contradictoires mais superposés». Pour un esprit pauvrement soumis à la logique et à la raison habituelles, c’est difficile à comprendre et relève de la physique quantique. Pas d’inquiétude, Pierre Bayard ne va pas entraîner son lecteur sur ce terrain. Il reste à ce carrefour où science et science-fiction se disent bonsoir, et c’est avant tout la littérature et le cinéma qu’il explore.
L’idée d’univers parallèles a toujours séduit les humains, mais Bayard part du révolutionnaire Auguste Blanqui (1801-1881), qui, dans sa prison, se dit que si, dans un univers infini, tout se répète une infinité de fois, nous-mêmes nous nous répétons aussi. Blanqui se distingue de Leibnitz, pour qui Dieu a choisi comme meilleur (ou moins mauvais) monde celui que nous connaissons, rejetant les autres possibilités, alors que pour ceux qui croient aux univers parallèles, celles-ci continuent à exister ailleurs. On peut adhérer à cette hypothèse, ce que fait le personnage de Bayard. Il se tourne vers la littérature – Le Voyageur imprudent de Barjavel (1943) – et la télévision – la série Sliders. Les univers communiquent par des points minuscules, les «trous de rat», disent les scientifiques, qu’un humain ne peut pas franchir. Mais à la science-fiction, rien d’impossible: pour traverser les mondes, il existe des machines, les vortex. Il y a des conséquences à ces passages: ainsi, si vous tuez votre grand-père dans un de ces mondes, votre naissance dans un autre devient impossible! Dans leurs romans, Murakami, Frederik Pohl, Fruttero et Lucentini et bien d’autres ont affronté de telles apories.
Bayard (ou son héros) choisit de croire à l’existence de ces mondes parallèles. Pourquoi ? Parce que beaucoup de scientifiques adoptent cette hypothèse ; parce qu’elle satisfait notre psychisme, conscient et inconscient, nous qui ne cessons de nous imaginer d’autres vies, de rêver notre roman familial ; parce qu’elle explique bien l’inquiétante étrangeté que nous ressentons devant le « déjà vu », ou quand autrui, voire soi-même, est soudain un autre, ou encore quand notre environnement familier devient « unheimlich ».
Dans le chapitre le plus amusant, « Esquisse d’un modèle », Bayard réinvente la biographie de Kafka (il aurait vécu l’incarcération arbitraire qui est au cœur de son œuvre), de Dostoïevski (qui aurait assassiné son vieil avare de père), de Nabokov (il aurait cédé à son goût pour les jeunes filles en violant une de ses étudiantes dans une forêt américaine), tout cela en jouant habilement sur des citations. S’ils ont vraiment vécu ces aventures dans des univers parallèles, il n’est pas étonnant que leur œuvre en porte des traces. Comme le disait Freud : « Dans la riche personnalité de Dostoïevski, on pourrait distinguer quatre aspects : l’écrivain, le névrosé, le moraliste et le pêcheur. Comment s’orienter dans cette déroutante perplexité ? » Eh bien, il suffit d’admettre qu’il y ait plusieurs Dostoïevski simultanément, sinon dans des univers externes, du moins dans une pluralité interne (l’inconscient, le fantasme).
Mais notre explorateur des mondes parallèles semple préférer l’idée de la bifurcation : l’auteur de Crime et châtiment en a pris une, mais toutes les autres continuent à exister.
On l’aura compris, la littérature et l’art représentent les intermédiaires entre les mondes. Pour preuve, la création collective des frère et sœurs Bronté dans leur adolescence. On peut penser, avec Virginia Woolf, que ces fantasmagories leur ont surtout permis de sublimer leur ennui et la tristesse de leur vie. Mais il est plus séduisant de penser qu’ils les ont vraiment vécues dans des mondes parallèles. Quant à Freud lui-même, il aurait été romancier, archéologue, rabbin, tous éléments que l’on retrouvera sans peine dans l’œuvre que nous connaissons.
De tous les séduisants essais de Pierre Bayard, Il existe d’autres mondes n’est pas le plus convaincant. Mais on peut y lire un éloge des pouvoirs de l’imagination, donc de l’art. Sa conclusion est peut-être le plus intéressant : si nous voulons innover dans le domaine de la pensée, il nous faut tenter de percevoir la réalité « come d’une autre planète », être capable de changer de point de vue, que « les écailles nous tombent des yeux ».

 

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