Paradoxe


Pierre Bayard

Comment parler des lieux où l'on n'a pas été ?


2012
160 p.
ISBN : 9782707322142
18.00 €
Vidéo réalisée par la librairie Mollat




L’étude des différentes manières de ne pas voyager, des situations déli cates où l’on se retrouve quand il faut parler de lieux où l’on n’a pas été et des moyens à mettre en oeuvre pour se sortir d’affaire montre que, contrairement aux idées reçues, il est tout à fait possible d’avoir un échange passionnant à propos d’un endroit où l’on n’a jamais mis les pieds, y compris, et peut-être surtout, avec quelqu’un qui est également resté chez lui.

Sommaire

Prologue
Des différentes manières de ne pas voyager
I : Les lieux que l’on ne connaît pas. II Les lieux que l’on a parcourus. III : Les
lieux dont on a entendu parler. IV : Les lieux que l’on a oubliés.
Des situations de discours
I : En anthropologie. II : Dans le journalisme. III : Dans le sport. IV : En famille.
Des conduite à tenir
I : Ouvrir les frontières. II : Circuler dans le temps. III : Traverser le miroir.
IV : Faire l’amour.
Épilogue 

ISBN
PDF : 9782707324252
ePub : 9782707324245

Prix : 12.99 €

En savoir plus

 Enrique Vila-Matas, Le Monde, 27 janvier 2012
Traduit de l'espagnol par André Gabastou

Pierre Bayard, voyageur casanier

Avec « Comment parler des lieux où l'on n’a pas été ? », l’écrivain réaffirme la puissance de la description littéraire

Je suis dans un vieux ballon qui se dirige vers Königsberg, rebaptisée par les Russes Kaliningrad. Silence absolu, calme complet, uniquement perturbé par les craquements de l'osier qui m'emporte. Le vol est si tranquille que je me remémore une aventure intellectuelle d'autrefois. Peut-être avez-vous pensé que c'est celle d'Emmanuel Kant qui passa sa vie à Königsberg, sa ville natale, et refusa de voyager par, disait-il, manque de temps.
Non, l'anecdote que je me remémore est liée à André Gide, au tout jeune Gide qui venait d'écrire Le Voyage d'Urien (1893), dont la dernière partie avait fait l'objet d'un tiré à part au titre séduisant, Voyage au Spitzberg. On raconte qu'un jour il alla voir son protecteur admiré, Mallarmé, et lui en donna un exemplaire. Mallarmé le regarda d'un air désarçonné. Comme le titre le suggérait, il avait cru qu'il s'agissait d'un voyage réel. Quand, quelques jours plus tard, il revit le jeune Gide, il lui dit : "Ah, comme vous m'avez fait peur ! Je craignais que vous ne soyez allé là-bas pour de vrai !"
Aujourd'hui, cette anecdote risque de ne pas être comprise dans toute sa subtilité, car nous nous sommes habitués à réduire les différences entre fiction et réalité. Avons-nous raison ? Je ne veux pas inventer ici des catégories, moins encore dégrader la "réalité", mais je tiens à préciser que ma sympathie penche toujours plus pour l'imagination que pour le document. Afin que les choses soient plus claires, je vais prendre un exemple, le récit d'un instant pour lequel j'ai de la sympathie : un jour, le poète W. H. Auden traversait les Alpes avec des amis et lisait attentivement un livre, tandis que ses compagnons n'arrêtaient pas de pousser des cris d'extase tant le paysage était majestueux ; il détacha pendant un dixième de seconde ses yeux des pages, regarda par la fenêtre du wagon et reprit sa lecture en disant : "Un regard suffit largement."
Cet épisode me rappelle don Quichotte qui saisit des éclats de la réalité et laisse l'imagination faire le reste. Ou Lao-tseu, spécialiste des voyages intérieurs : "On connaît le monde sans pousser la porte./ On voit les chemins du ciel sans regarder par la fenêtre./ Plus on va loin, moins on apprend."
Je reviens à l'imagination du chasseur d'éclats, celle qui se trouve au centre du nouveau livre de Pierre Bayard, Comment parler des lieux où l'on n'a pas été ?, où apparaît l'hypothèse qu'il est plus facile de parler savamment et avec de plus larges connaissances d'un lieu où l'on n'est pas allé que de parler de lui après avoir fait la bêtise de le visiter. Malgré tout, je continue à glisser en ballon vers Kaliningrad. Je ne m'attends pas à voir grand-chose, mais je ne peux pas arrêter le ballon.
Quant à ma manière préférée de voyager, je dirai simplement que, très souvent, sans bouger de chez moi, j'écris au préalable ce que je vais vivre dans le voyage le plus immédiat que j'ai en vue et que, arrivé à mon point de chute, j'essaie - en général avec succès - de vivre ce que j'ai écrit.
Cela dit, je crois que je dois ajouter que ma tendance à lire tout ce qu'écrit Bayard (y compris Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?) m'amène maintenant à me poser une question : pourquoi n'ai-je à aucun moment donné la preuve que j'avais lu ce livre ? Si j'ai agi ainsi jusqu'à maintenant, c'est sûrement parce que, depuis que j'ai commencé à parler de ce livre, je n'ai pas arrêté de sentir que mon imagination, à la différence du ballon dans lequel je suis, ne pouvait pas voler très haut car un poids pesait sur moi : avoir lu le livre que j'avais l'intention de commenter.
Tout eût été plus facile si je m'étais mis à parler de ce nouveau livre de Bayard sans connaître aussi à fond, comme je les connais, ses remarquables trouvailles. C'est pourquoi j'ai essayé de ne pas prodiguer les éloges que le livre mérite, parce que j'avais l'intuition que je pourrais ainsi écrire et voyager plus légèrement, mais maintenant je ne sais plus où me mettre et je me demande s'il ne vaudrait pas mieux arriver le plus vite possible à Kaliningrad et considérer ces lignes comme terminées. J'essaierai d'atteindre rapidement mon objectif, à cheval entre les deux tendances entre lesquelles je crois me débattre : ne pas voyager ou ne pas voyager. Le dilemme semble une double négation redondante, mais ce n'est qu'une apparence. Il y a ceux qui ne voyagent simplement pas et ceux qui ne voyagent pas du tout et savent cependant tout sur les lieux où ils ne vont pas.
Parmi les cas évoqués par Bayard, Jules Verne est peut-être le plus paradigmatique. Mais il en est d'autres qui ne sont pas à négliger : les techniques voyageuses de Chateaubriand ou celles du grand Emmanuel Carrère, les cas extravagants de Cendrars ou de Karl May... J'ai surtout été ému par le cas d'Edouard Glissant qui montre à quel point est fragile la frontière qui sépare voyage et non-voyage. Voulant écrire un livre minutieux sur l'île de Pâques, mais ne pouvant s'y rendre en raison de problèmes de santé, Glissant avait trouvé un moyen astucieux d'y aller : y envoyer sa femme, Sylvie Séma, pour qu'elle lui rapporte des informations sur tout, et lui, bon voyageur casanier, était resté dans le fauteuil de sa maison. Au moment d'écrire le livre, grâce à une compénétration admirable entre eux, Glissant arriva avec son écriture à une extrémité impressionnante : en savoir plus sur n'importe quel coin de l'île de Pâques que le plus savant de ses natifs.

Jean Birnbaum, Le Monde, vendredi 27 janvier 2012

Comment faire lire un paranoïaque ?

En 1996, le psychanalyste François Roustang publiait un essai consacré à la relation entre le thérapeute et son patient. Jean-Luc Fidel, son éditeur chez Odile Jacob, suggéra d'intituler ce volume Comment faire rire un paranoïaque ? Idée géniale, qui résume à merveille la pratique de Roustang. S'inscrivant dans le sillage de Freud, qui se félicitait d'avoir "réussi là où le paranoïaque avait échoué", le clinicien part du principe que nous sommes tous des paranos en herbe : habités par un fantasme de maîtrise et de vérité, nous voilà prêts à détester quiconque chamboule nos idées fixes. Pour conjurer cette haine de l'incertitude, qui est une haine de la vie même, François Roustang mise sur l'expérience du rire. S'il veut déstabiliser le système défensif du paranoïaque, le thérapeute doit adopter, à son égard comme vis-à-vis de lui-même, "une incroyance allègre".
On retrouve cette thérapie désopilante dans la démarche de Pierre Bayard, écrivain et psychanalyste marqué par l'influence de Roustang. L'objet du travail clinique, cette fois, n'est pas la relation du patient avec son thérapeute mais celle du lecteur avec la littérature. Afin de disloquer les cadres figés et rassurants qui nous préservent de toute aventure textuelle ("roman" ou "essai", "fiction" ou "théorie"...), Bayard écrit des livres drôles, peuplés de narrateurs délirants. "Je dirais que ce sont tous des paranoïaques", déclare-t-il à la revue Vacarme, toujours aussi belle, dont le numéro d'hiver vient de paraître (256 p., 12 €).
Après Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?, Bayard signe Comment parler des lieux où l'on n'a pas été ? Encore un écrit provocateur, libérateur aussi. "Je ne sais plus où me mettre", confesse aujourd'hui Enrique Vila-Matas, qui l'a lu pour nous. Telle est la méthode du bon docteur Bayard : faire divaguer le texte pour mettre son lecteur hors de lui. Mais, s'il mine nos remparts narcissiques, c'est pour mieux nous rendre à la vie.
 

Eric Loret, Libération, jeudi 2 février 2012

Le Guide du bobard
Après les livres qu'on n'a pas lus, Pierre Bayard explore les voyages qu’on n’a pas faits

En 2007, Pierre Bayard écrivait son utile Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? On ignore si le nombre de recensions de ses essais a augmenté depuis. Ce qui est sûr, c’est que quand un livre (ou un film) est vraiment mauvais, il vaut mieux ne pas l’avoir lu (ou vu) pour en faire une bonne critique. Les attachés de presse l’ont compris, qui proposent parfois d’envoyer un synopsis plutôt que le roman, car il ne faut pas tenter le diable.
Ayant lu Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ?, on risquait donc d’en faire un compte rendu moins élogieux que si on l’avait zappé. Heureusement, l’ouvrage est plus malin que nous et commence sur les chapeaux de fou, en imitant ce ton de science vintage qu’affectionne Bayard, visiblement éprouvé par la lecture des manuels scolaires de son enfance. Bonne humeur communicative et tourne-page assuré : «Les inconvénients des voyages ont été suffisamment étudiés pour que je ne m’attarde pas sur ce sujet. Démuni face aux animaux sauvages, aux intempéries et aux maladies, le corps humain n’est à l’évidence nullement fait pour quitter son habitat traditionnel et moins encore pour se déplacer dans des terres éloignées de celles où Dieu l’a fait vivre.» Mme de Sévigné détestait le mistral et Mme de Staël, dans Corinne, nous met en garde contre l’horreur des valises à faire. Bayard leur emboîte les charentaises : «Le meilleur moyen de parler d’un lieu est de rester chez soi.»
Fidèle à son principe de typologie fébrile (jadis au summum dans Comment améliorer les œuvres ratées ?), Bayard commence par examiner les différents types de lieux où l’on n’a pas été, faisant magnanimement place à ceux dont on a entendu parler (un genre assurément impur) et même à ceux qu’on a un peu parcourus, qui sont limite hors sujet. Puis il passe aux circonstances qui poussent à parler des lieux qu’on ne connaît pas. Sous couvert de traiter quelques points noirs de vraie théorie littéraire (la notion d’auteur, de fiction, de valeur…) par le prisme du délire, Bayard fournit en réalité des ouvrages fort pratiques. Si critiques, profs, mondains avaient fait leur miel des Livres qu’on n’a pas lus, ces Lieux où l’on n’a pas été s’adressent cette fois aux écrivains, journalistes, anthropologues et même aux sportifs.
Griffons. L’auteur cite en effet le cas de Rosie Ruiz, vainqueur du marathon de Boston en 1980. Hélas, elle avait fait une partie du trajet en métro. On en voulut pour preuve qu’elle était infoutue de décrire précisément certaines étapes du parcours. Or, note Bayard, «l’argument se retourne […] aisément, puisque l’on peut tout aussi bien considérer que Rosie Ruiz aurait pris la peine, si elle avait voulu véritablement tricher, de se documenter sur le parcours». Dans les chapitres précédents, Bayard a en effet montré qu’on est d’autant mieux cru qu’on cite une foultitude de détails absurdes observés dans les lieux où l’on n’a jamais mis les pieds. Il cite ainsi les griffons chinois de Marco Polo enlevant des éléphants dans les airs, les ruines de Corinthe vues (avec quelques milliers d’années d’avance) par Chateaubriand, ou la sexualité de «bons sauvages» des adolescents samoans par Margaret Mead (qui ne les a en fait que peu observés directement). Si bien qu’être incapable de raconter est bien plutôt la preuve qu’on y était.
«Complices». S’il y a des métiers où il vaut mieux tout inventer, comme écrivain ou journaliste (de fait, le reporter atteindra mieux la vérité d’une guerre s’il prétend avoir été sur le terrain que s’il avoue être resté à l’hôtel), il est des situations où l’affabulation est moins chic. Ainsi «en famille». Bayard s’empare du cas de Jean-Claude Romand (qui tua tous les siens au moment où sa mythomanie perdait son fuel, et à propos duquel Carrère écrivit l’Adversaire) pour demander non pas comment inventer tout ça, mais pourquoi son entourage a gobé ses mensonges pendant si longtemps . C’est que «les discours que nous pouvons tenir sur des lieux que nous ne connaissons pas ne concernent pas seulement ces lieux et nous-mêmes, mais impliquent aussi ceux à qui nous nous adressons, qui en sont souvent les complices bienveillants». Ce que Bayard (qui est aussi psychanalyste) appelle «une formation de compromis collective» ou une «fiction utile». Comme quoi, il n’y a de lieux mentalement habitables que ceux où l’on n’a pas été.



Lire l'article de Jacques Dubois "L'esprit des lieux" (Mediapart, 16 janvier 2012).

 

 

Du même auteur

Poche « Double »

Livres numériques

Voir aussi

Pour une nouvelle littérature comparée, in Pour Éric Chevillard, (Minuit, 2014)



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