Romans


Samuel Beckett

Soubresauts


1989
32 pages
ISBN : 9782707313072
8.00 €


* Écrit en anglais, commencé en 1986 et achevé en 1988. Première publication : Stirrings Still, illustrations par Louis Le Brocquy, New York, Blue Moon Books / Londres, John Calder, 1988. Ce texte a ensuite été repris intégralement dans le Guardian. Traduction française par l'auteur au cours des derniers mois de 1989.

ISBN
PDF : 9782707337795
ePub : 9782707337788

Prix : 5.99 €

En savoir plus

Charles Juliet (Le Figaro, 13 novembre 1989)

La vie dans les décombres
 
 Un homme seul, confiné en un lieu mal défini, et dont tout donne à penser qu"il touche au terme de son existence.
Assis à une table, il voyage dans sa tête. Sa lumière intérieure est éteinte, et celle du dehors le laisse dans le noir. Il se voit se lever, s’accrocher à la table, puis disparaître et réapparaître en une autre place, ou bien ailleurs, en un autre lieu. Il est à la recherche d’une sortie " vers l’errance d’antan. Dans l’arrière-pays ”. Une horloge marque le temps, sonne l’heure et la demie, et des coups et des cris se font entendre. Il revient à lui-même, observe ses mains. “ Soulevait feu sa tête pour voir ses feues mains. ” L’errance se prolonge, mais nul indice, nul repère ne lui permet de discerner où il se trouve. D’ailleurs qu’importe, puisque “ toute place telle une seule ”. Aux coups et aux cris succède le silence qui marque peut-être la fin dernière, ou simplement, une accalmie.
En une deuxième séquence, cet homme se demande s’il a toute sa tête. Mais pour une raison évidente, il ne saurait résoudre “ ce casse-tête ”. Il est maintenant dans un pré, figé, et s’interroge sans fin pour savoir d’où proviennent les coups et les cris, et d’où il vient lui-même, où il est parvenu, comment il est arrivé là, comment il retrouvera le lieu d’où il est parti. “ Ainsi tout ouïe de pis en pis jusqu’à cesser sinon d’entendre, d’écouter (...) Ainsi tout yeux de pis en pis jusqu’à cesser sinon de voir de regarder. ” Il constate bientôt qu’il n’a aucun désir d’être fixé sur ce qui le préoccupe, ni même, aucun désir.
En une troisième et dernière séquence, un mot lui est murmuré “ depuis ses tréfonds ”. Un mot perdu aussitôt qu’entendu, mais qui n’ôte rien à la clarté de ce qui se balbutie en lui de loin en loin, et qui n’est autre que cette plainte sur laquelle s’achève le livre : “ ...Oh finir. N’importe comment n’importe où. Temps et peine et soi soi-disant. Oh tout finir. ”
Dépourvu de tout lyrisme, écrit par un homme “ en perte de souffrance ”, Soubresauts à la nudité d’une épure. Mais en ces pages brèves, elliptiques mais nullement hermétiques, où des mots sont à deviner, où les articles non indispensables ainsi que les virgules ont disparu, c’est tout l’univers de Beckett qu’on redécouvre : l’enfermement et l’errance, l’être scindé qui donne naissance à deux personnages - l’être physique et !’être intérieur, celui qui demeure immobile et celui qui marche, celui qui scrute et celui qui est scruté – une pensée à l’activité inlassable, qui ne cesse de sonder, de questionner, puis qui constate l’inanité de ses efforts et s’ingénie à ruiner ce à quoi elle vient d’aboutir, l’impossibilité de vivre de celui qui a “ renoncé avant de naître ”, le désir que tout finisse...
Comme tout écrivain, c’est de sa vie que Beckett tire les matériaux de son œuvre. Ces matériaux, il leur fait subir maintes transformations, mais il arrive qu’on en reconnaisse la provenance. Lorsque le lecteur de Soubresauts lit, par exemple, à deux reprises, à moins de deux pages de distance, “ Darly mourut et le quitta ”, il ne peut manquer de songer que l’auteur parle vraisemblablement de sa compagne, disparue il y a quelques mois. De même, quand il sait que le père de Molloy vit désormais en un certain lieu, il lui vient à l’idée que ses pages lui ont sans doute été inspirées par sa nouvelle situation. Mais l’important n’est pas là. Car Beckett transmute les éléments qu’il emploie, et à partir de données idéologiques sait produire un texte qui peut parler à chacun.
Clos sur lui-même. d’une neutralité rigoureuse qui fait paraître plus tragique la plainte finale ce petit texte sur des angoisses que chacun porte en lui.
Dire tant avec si peu. Intact le génie de Beckett. Il y a quelques années, Bram van Velde s’émerveillait que l’auteur de L’Innommable, des Textes pour rien, des Têtes-mortes, pût “ tirer tant de vie de tant de décombres ” 

Jean-Pierre Thibaudat (Libération, 9 novembre 1989)

Deux mille mots de Beckett
À l’extrémité dicible du dénuement, Soubresauts, le dernier texte de Beckett, publié en 1988 en anglais et traduit par lui-même.
 
 Vingt et une pages où s’espacent et se tendent quelque deux mille mots, c’est Soubresauts. Le dernier texte en date de Samuel Beckett. Écrit en anglais entre 1986 et 1988, publié en mars 1988 sous le titre Stirrings still dans une luxueuse édition anglaise limitée à deux mille exemplaires, repris dans son entièreté dans le Gardian, le texte récemment traduit par l’auteur (comme à son habitude) paraît ces jours-ci en version française aux Éditions de Minuit. Malicieusement (?), l’éditeur Jérôme Lindon a choisi le premier galop de ce mois où beaucoup de romans courent après les prix (et non l’inverse) pour faire paraître ce texte qui ne coûte que 40 francs. À cette forge d’exigence trempée de dénuement, les textes les plus brefs sont souvent les plus hauts.
On a quelque scrupule à commenter un texte qui, dans son intégralité, ne prendrait guère plus de place que cet article censé en rendre compte. Vous êtes prévenus. Si toutefois vous n’êtes pas déjà partis chez votre libraire, sachez, pour information, que depuis Mal vu mal dit en 1981 et la réunion de quelques brefs dramaticules l’année suivante (dont Catastrophe, dédié à Vaclav Havel), Samuel Beckett s’était tu. Comme arraché au silence, Soubresauts consigne quelques miettes encore formulables dans ce qui apparaît – faillible métaphore – comme l’isolement et l’attente d’un agonisant à l’affût. Une lueur en forme de râle. Ténu et retenu jusqu’au chant. Entre main et gorge.
Loin de tout pathétique adieu au music-hall des mots, un drame infime en trois actes – le lieu, la marche, le cri –, bouleversant comme une tragédie, comme l’apaisement bref et solitaire des larmes. Un homme donc, reclus “ entre quatre murs ”, qui, “ en perte de souffrance ”, “ subsistait à sa table la tête sur les mains ”. Prisonnier ? Malade ? Bousillé ? No comment.
De bout en bout concret, bordée physique, précipité biographique : “ Même lieu et même table que lorsque Darly mourut et le quitta. ” Darly ? La suite tient dans la main : “ Même lieu et même table que lorsque Darly mourut et le quitta. Que lorsque d’autres à leur tour avant et après. Que lorsque lui enfin à son tour. ” Langage rincé d’oripeaux. Au-delà de la virgule abandonnée depuis longtemps, les boucles de la syntaxe, les épithètes béquilles sont saisis par la gangrène de l’accessoire. Juste les mots qu’il faut pour passer. Entre deux points. Presque au bout de sa course, un langage laisse aller sa pleine nudité comme ces vieilles femmes des îles lointaines qui ne se soucient plus de cacher leurs seins flétris sous un reste de corsage. L’écriture de Beckett en est là. À cette extrémité dicible du dénuement. En alerte, toujours. Œil et oreille. Et la main qui note “ repère ”, “ indice ”. Soubresauts. Écho de Compagnie (1981) :
“ Lueurs d’agonisants encore et tressaillements. Informulables soubresauts de l’esprit. Inapaisables. ”
Donc un homme qui “ simplement attend ”, “ attendant attendre ”. “ Mi-souhaitant mi-redoutant ” de ne plus entendre sonner la demie après l’heure. Un homme qui se vit se lever, partir, marcher comme, autrefois, au “ temps de l’errance ” où “ chaque nuit il retournait faire les cent pas dans l’ombre encore passagère de la nuit ”. Creusement continuel. Jusqu’à Solo (1982): “ Sa naissance fut sa perte. Rictus de macchabée depuis. ” Et toujours.
Un homme, pour finir, en instance de disparition. “ En attendant la seule fin des heures et de la peine et de soi et de l’aube à savoir la sienne. ” Un homme dont croit le “ désarroi ” : “ Ainsi allait tout ignorant et nulle fin en vue. ” Certitude dernière et première : “ Seuls les coups. Les cris. Les mêmes que toujours. ” On songe à cette lettre que Beckett écrivit naguère à Pinter : “ J’étais à l’hôpital, une fois. Dans un autre service, il y avait un homme en train de mourir d’un cancer de la gorge. Dans le silence, je l’entendais crier sans arrêt. Voilà l’unique espèce de forme qu’a mon œuvre. ”
Dernière page de Soubresauts :
“ N’importe comment n’importe où.
Temps et peine et soi soi-disant.
Oh tout finir
. ”

Patrick Kéchichian (Le Monde, 17 novembre 1989)

Après la littérature, Beckett
 
 Les livres de Samuel Beckett, et plus encore ses derniers courts textes qu’égrènent depuis quelques années les Éditions de Minuit, semblent nés d’un postulat qui pourrait s’énoncer ainsi : le monde est saturé de littérature. Plus rien ne reste à dire, encore moins à nommer et encore beaucoup moins à célébrer. Quant à tenter, à l’aide de mots, de comprendre le monde et de défaire le nœud d’opacité humaine qui se détache de lui, il n’y faut plus songer, et cesser enfin de s’échiner à la tâche. Nous sommes, depuis un certain temps déjà, de l’autre côté du point final, vraiment final, mis à l’interminable discours des littérateurs.
Y a-t-il une contradiction entre le fait que quelques mots parviennent encore à s’articuler, qu’un mince filet de voix soit encore audible, et ce postulat ? Oui, si l’on veut voir dans celui-ci la première phrase d’une théorie “ catastrophique ” du monde, la constatation extasiée et satisfaite d’une définitive impossibilité d’être ; non, si l’on considère que, même enfermé dans le malheur métaphysique, l’homme, cette créature obstinément discourante, reste voué à l’être et donc à la parole.
Ces “ soubresauts ” dans l’immobile silence, qu’expriment-ils ? Cette voix fragile, précaire, que dit-elle encore ? Rien d’autre que cette précarité même, que cet “ encore ”...
Soubresauts donc : quelques centaines de mots ; vingt pages en gros caractères d’un texte écrit d’abord en anglais à partir de 1986, publié à tirage limité sous le titre Stirrings still en 1988, puis repris dans le Guardian, mis en français enfin par Beckett et publié aujourd’hui. Un homme est là, assis, “ la tête sur les mains ”. Au-dessus de lui, un “ semblant de lumière ”; en lui le “ souvenir des jours et des nuits d’antan où la nuit venait pile relever le jour et le jour la nuit ”.
Depuis, la différence entre le jour et la nuit fut abolie ; sinon abolie, du moins rendue infiniment aléatoire. Brouillée également la distinction entre l’état de mobilité et celui d’inertie ; tout juste peut-on encore constater le déplacement, “ comme lorsqu’il disparaissait le temps d’apparaître plus tard à nouveau à une nouvelle place ”...
Si l’on regarde de près cet univers d’absolue pauvreté, force est de reconnaître que rien d’essentiel n’y fait défaut, même réduit à sa plus misérable expression : présence et lumière, mouvement, dedans et dehors avec ses bruits – cris, coups de l’horloge sonnant “ l’heure et la demie ” – temps et souvenirs – de “ l’errance d’antan ”, de “ l’arrière pays ”, du pré aux “ longues herbes blafardes ” – mémoire enfin des noms qui ont peuplé l’ancienne solitude.
Littérature de l’exténuation sans doute, mais d’une exténuation sans cesse reconduite de ce côté-ci de la vie et s’y maintenant; côté où nous est encore donné d’entendre, avec affection et respect, la voix bouleversante du vieil homme sec et très droit, au regard clair, nommé Samuel Beckett. 

 

Du même auteur

Poche « Double »

Livres numériques

Voir aussi

* Robert Pinget, La Manivelle, édition bilingue. Texte anglais de Samuel Beckett, The Old tune.

Sur Samuel Beckett :
* Revue Critique n°519-520, septembre 1990, numéro spécial,  Samuel Beckett  (Minuit, 1990).
* Antoinette Weber-Caflish, Chacun son dépeupleur. Sur Samuel Beckett (Minuit, 1995).
* Evelyne Grossman, La Défiguration. Arthaud, Beckett, Michaux (Minuit, 2004).




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