Romans


Samuel Beckett

Compagnie


1980
96 pages
ISBN : 9782707302960
11.80 €


* Écrit en anglais entre mars 1977 et septembre 1979. Première publication : Company, Londres, John Calder, 1979. Traduction française de l'auteur.

ISBN
PDF : 9782707330475
ePub : 9782707330468

Prix : 8.49 €

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Geneviève Serreau (Le Nouvel Observateur, 10 mars 1980)

Beckett ou la dignité
Le pouvoir de nous toucher jusqu'au sang
 
« Le livre est là sur ma table, avec sa couverture blanche et le bleu du titre : Compagnie, et j'ai presque peur de ce qu'il y a dedans. Peur et envie et besoin d'entendre de nouveau la voix connue, jamais vraiment connue, autre chaque fois. " Il ne pourra pas aller plus loin.., une expérience limite... Au-delà, il n'y a plus que le silence... ”, etc. On entend dire ça depuis des années, depuis L'Innommable, mais la voix de Beckett est toujours là et les livres se succèdent, empiétant sur le silence ou, mieux, intégrant toutes les qualités, toutes les formes du silence, se raréfiant pour mieux se trouver, avec des airs de tituber, de se perdre, mais soudain lacérant notre espace, et dans un souffle le mot juste est là, avec toutes ses arêtes comme un prisme noir de basalte.
Donc, ce nouveau livre de Beckett, là, fermé encore. Histoire de l'apprivoiser, je le laisse un temps se familiariser sur ma table avec mon petit gâchis personnel (un mot cher à Beckett, ça). Compagnie, dit le titre, et déjà on se doute que c'est le livre d'une solitude, de la solitude. Oui, “ seul ”, tel est bien le dernier mot, que je m'en vais cueillir aussitôt après avoir lu la première phrase : “ Une voix parvient à quelqu'un dans le noir. Imaginer. ” Entre les premiers mots et le dernier tout le livre respire. Le clou du monosyllabe final troue la page.
Jusqu'alors, et même sous la rotonde blanche d'Imagination morte imaginez où ils demeuraient immobiles pliés en trois dos à dos dans l'alternance de la lumière et du noir, du chaud et du froid, même là, ils étaient deux. Presque toujours deux, chez Beckett : Didi et Gogo, Hamm et Clov, Winnie et Willy, et aussi le locuteur de Comment c'est à la recherche d'un frère, ce Pim, qu'il trouve et perd. À moins que celui-là, ce je qui parle dans la boue évoquant l'avant, le pendant et l'après-Pim, ne soit une voix unique qui joue à être plusieurs... “ Parler, vite, des mots, comme l'enfant solitaire qui se met en plusieurs, deux, trois, pour être ensemble, et parler ensemble, dans la nuit. ” Tout Compagnie est là, déjà, dans ce soliloque du Hamm de Fin de partie.
Combien sont-ils dans Compagnie ? Apparemment un seul, sur le dos dans le noir. Et muet. Mais avec insistance une voix murmurante s'adresse à lui directement, le tutoie, égrenant un passé perdu. En sorte qu'ils sont deux. Mais de cette espèce de duo nous, lecteurs, ne saurions rien s'il n'y avait la présence d'un tiers, d'un témoin (l'imagineur, l'écrivain), celui qui regarde l'homme sur le dos, et qui entend la voix, et qui commente et calcule les probabilités : peut-être la voix s'adresse-t-elle à quelqu'un d'autre, également sur le dos, dans le noir... peut-être, alors qu'elle semble parler de lui, parle-t-elle d'un autre, ou d'un autre encore, à un autre... Ainsi se multiplient les personnages de cette comédie. Ainsi apparaît la tentation, qui va s'étendre, de cette logique ou arithmétique démentielle à quoi tant de héros de Beckett sont voués, qui tentèrent d'épuiser la gamme des possibles, n'étreignant jamais que l'incertain d'un réel infiniment dérobé.
Le plus bouffon ici, tragiquement bouffon, c'est que cette quête est soutenue par une idée, la plus dérisoire - vu les circonstances – des idées fixes : se trouver de la compagnie, la susciter, l'inventer, c'est-à-dire reculer le moment où il faudra bien reconnaître qu'il n'y avait là personne, sauf l'imagineur en train d'imaginer sur le dos, dans le noir. Au besoin, pour tenir compagnie, un rat mort ferait l'affaire, une mouche. Ah, si seulement on pouvait se permettre d'animer un peu l'esprit et (ou) le corps de l'entendeur qui est là sur le dos, inerte, livré à la voix et aux faibles variations de la lumière ! Et si on le faisait ramper à quatre pattes... ramper et tomber, ramper et tomber ? Quel gain sur le néant ! Et si on lui éveillait un peu ses sens endormis, limités pour l'instant à l'ouïe et à la vue – bien chancelantes d'ailleurs : le goût, le toucher, l'odorat, et un sixième sens encore à inventer ? Quel surcroît de compagnie cela fournirait ! L'imagineur, à tout instant et de plus en plus, se fatigue de ces exercices et même de son projet grandiose de promouvoir de la compagnie. Histoire de “ tempérer son néant ”, il doit se livrer sans entrain à une éreintante “ débauche d'imagination ”... dans les limites prescrites, bien entendu, et avec le matériel, insignifiant, dont il dispose. Du début à la fin du livre, progressent l'érosion de l'imaginaire, la lassitude de l'imagineur dont le discours se déchire, s'étouffe, tout zébré de questions sans réponses, traversé par les éclairs aigus de l'humour. La voix chargée de susciter le passé suit la même trajectoire. Limpide, presque sereine au début, elle finit par déraper, elle aussi, se déchiqueter, de plus en plus semblable à la parole de l'écriveur.
Quels sont-ils, ces souvenirs ? Nul doute qu'ils appartiennent à l'auteur lui-même, et la récente, énorme, biographie de Beckett (ce gros livre appliqué et inutile... Cerne-t-on la réalité d'un poète en l'ensevelissant sous un déluge d'anecdotes ?) nous le confirmerait au besoin. L'important ici, c'est ce que l'auteur choisit lui-même d'en dire. Nous voyons un petit garçon (un “ fiasco en fleur ”, dirait le vieux Rooney de Tous ceux qui tombent) interroger sa mère et, rabroué, en ressentir une “ blessure inoubliable ”. Le même observe du haut d'un tremplin le large visage rouge renversé du père qui l'incite à se jeter dans la mer. Le même encore, par pitié pour un hérisson, lui prépare un accueillant logis et ainsi le condamne à mort. Un enfant blessé pour toujours, donc, qui ne retrouvera, dans “ la fleur de l'âge ” puis dans la vieillesse, que des souvenirs d'échecs mal définis, le sentiment d'un gâchis général, le besoin indistinct de retourner, prostré, muet, yeux fermés, à quelque impossible paix d'avant-naître. Dans ces récits à la recherche du temps perdu, si cruels qu'ils soient, il y a une sorte de transparence, de douceur fatiguée, assez rares chez Beckett – comme si une digue s'était rompue quelque part, laissant passer goutte à goutte une simple douleur. Des souvenirs à goût de larmes retenues. Insensiblement, la mémoire ne garde plus entre ses mailles resserrées que l'abominable (innommable) infini d'un désert en vain parcouru et labouré (“ Ma mémoire, monsieur, est un tas d'ordures ”, disait déjà l'Irénée Funes de Borges). Insensiblement, le créateur et sa créature se rejoignent dans la même posture, l'un et l'autre étendus sur le dos dans le noir. Insensiblement, c'est à eux deux confondus que s'adresse la voix tutoyeuse, et cette voix à son tour se met à s'étrangler, à se morceler en raccourcis vertigineux, ne peut soutenir plus longtemps la fable imaginée, l'inane tentative de se créer une compagnie.
Le mot maître, imaginer, n'est plus l'impératif d'Imagination morte imaginez, qui sollicitait l'activité de l'autre, du lecteur ; c'est le pur énoncé du nom verbal, la pulsion de l'action sous sa forme abstraite et indéterminée. Si ce livre une fois encore a le pouvoir de nous toucher jusqu'au sang, il faut dire aussi le projet qui y est inscrit entre les lignes : nous livrer un “ modus scribendi ”, une sorte d'art poétique, en nous rendant immédiatement (et presque physiquement) perceptible la situation de l'écrivain par rapport à ce qu'il crée. Flottant entre être et néant, celui-là a établi sa demeure provisoire dans l'imaginaire, voué à épuiser en mots l'infini du temps et l'irréalité de l'espace, incapable de “ tricher ”, c'est-à-dire de faire semblant de raconter des histoires et d'inventer des personnages et d'y croire, alors que la solitude est son lot définitif, gloire et détresse mêlées. Beckett, un écrivain, un poète, et qui a le courage de n'être que cela – tout cela. Un des rares aujourd'hui à rétablir dans sa dignité la littérature... (Quoi ?... Éculé, pompeux !... Vous voulez sans doute dire : la dignité quaqua de la littérature quaquaqua ? me souffle perversement l'humour-pudeur beckettien. Eh bien non, tant pis, je maintiens dignité, je maintiens littérature, c'est à prendre ou à laisser.) »

 

Du même auteur

Poche « Double »

Livres numériques

Voir aussi

* Robert Pinget, La Manivelle, édition bilingue. Texte anglais de Samuel Beckett, The Old tune.

Sur Samuel Beckett :
* Revue Critique n°519-520, septembre 1990, numéro spécial,  Samuel Beckett  (Minuit, 1990).
* Antoinette Weber-Caflish, Chacun son dépeupleur. Sur Samuel Beckett (Minuit, 1995).
* Evelyne Grossman, La Défiguration. Arthaud, Beckett, Michaux (Minuit, 2004).




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