Romans


Samuel Beckett

Bande et sarabande

Traduit de l'anglais et présenté par Edith Fournier


1995
296 pages
ISBN : 9782707315014
18.55 €
99 exemplaires numérotés sur Chiffon de Lana


* Nouvelles écrites en anglais entre 1926 et 1933. Première publication : More Pricks than Kicks, Londres, Chatto and Windus, 1934.

« Samuel Beckett a vingt ans lorsqu'en 1926 il découvre dans la Divine comédie de Dante, parmi les personnages du " Purgatoire ”, un certain Belacqua condamné pour son extrême indolence. Ce personnage le séduit et il l'adopte comme héros de toute une série de récits dont l'écriture se prolonge jusqu'en 1932. Au cours de ces années où il termine à Dublin ses études universitaires, voyage en France, en Italie et en Allemagne, et séjourne deux années à Paris en tant que lecteur à l'École normale de la rue d'Ulm, Samuel Beckett tient en quelque sorte le journal des pérégrinations et des pensées de Belacqua. En 1932, il a accumulé ainsi un matériau littéraire important dont il décide de composer un roman puis un recueil de dix récits. Ce sera d'une part Dream of Fair to middling Women, qu'il parachève à Paris en 1932, et d'autre part le recueil Bande et sarabande dont il rassemble les éléments et qu'il parachève à Dublin en 1933. Ce recueil paraîtra en mai 1934 chez Chatto Windus à Londres (sous le titre More Pricks than Kicks), où il recevra un accueil favorable. La jeune république d'lrlande qui, dans son catholicisme exacerbé, a établi une censure tatillonne et féroce, interdira le livre à partir de 1935 et jusqu'en 1952. Comme l'œuvre de Joyce, celle de Samuel Beckett lui semble sentir le souffre.
Samuel Beckett a choisi de situer les récits de Bande et sarabande en Irlande. Il est le peintre précis et sensible de la ville de Dublin et de ses environs, comme de la vie qui s'y déroule (Dublin et ses environs ont si peu changé depuis soixante ans qu'aujourd'hui encore on peut y suivre dans le moindre détail les pas de Belacqua). Cette contrée, “ le plus délicieux petit giron de terre que vous ayez jamais vu ”, avec ses paysages, ses jeux de lumière, sa faune et sa flore, deviendra pour Samuel Beckett l'épure d'une topologie intérieure que l'éloignement n'effacera jamais, rémanence si forte qu'elle abolit même la nostalgie.
L'œuvre la plus ancienne de Samuel Beckett que les Français connaissent depuis que l'auteur l'a traduite en 1947, c'est le roman Murphy, écrit entre 1934 et 1937, publié en 1938, où déjà une évolution s'est produite dans l'écriture. Bande et sarabande permet aujourd'hui au lecteur français de découvrir l'étape précédente. »
Edith Fournier

Table des matières

Dante et le homard (Dante and the Lobster) - Fingal (Fingal) – Ding-dong (Ding-Dong) – Rincée nocturne (A Wet Night) – Amour et Léthé (Love and Lethe) – Promenade (Walking Out) – Quelle calamite (What a Misfortune) – Le billet doux de la Smeraldina (The Smeraldina"s Billet Doux) – Blême (Yellow) – Résidu (Draft).

ISBN
PDF : 9782707331571
ePub : 9782707331564

Prix : 12.99 €

En savoir plus

Patrick Kéchichian (Le Monde, février 1995)

Le dolent damné de Beckett
Inspiré de Dante, le luthier Belacqua, emblème de la dérision et de l’impuissance beckettiennes, trouve son origine dans Bande et sarabande. Aujourd’hui publié, ce livre de jeunesse contient les germes de l’œuvre à venir.
 
« À la fin du quatrième chant du Purgatoire, dans La Divine Comédie, Dante et Virgile, à l’ombre d’un grand rocher, croisent des créatures nonchalantes. “ Et l’un d’entre eux, qui semblait las / Était assis, embrassant ses genoux, / Et tenant entre eux son visage baissé. ” À “ ses gestes paresseux et ses brèves paroles 1 ”, le poète reconnaît Belacqua, luthier florentin réputé pour son indolence et son ivrognerie. On sait l’admiration que Beckett, toute sa vie, voua à Dante ; son premier essai, « Dante... Bruno... Vico... Joyce », paru en 1929 dans un volume d’hommages à l’auteur d’Ulysse, en témoigne. Mais c’est de la figure prostrée – à la fois risible et pathétique dans sa résignation – de Belacqua que Beckett fera, tout au long de son œuvre, une sorte de modèle absolu. “ Les damnés de Beckett sont la plus étonnante galerie de postures, démarches et position depuis Dante ”, remarquait Gilles Deleuze 2. À la différence de La Divine Comédie, les livres de Beckett n’ouvrent sur aucun espoir de paradis.
Parfait représentant de l’état végétatif idéal, du “ long repos embryonnaire ”, Belacqua apparaît déjà au seuil de l’œuvre romanesque, dans Murphy, en 1938 (“ il était agréable de remâcher sa vie en rêve, couché sur la corniche à côté de Belacqua, devant un jour se levant de travers. ”). Sans être nommé, sous des identités diverses, puis sans identité, donnant une posture, un corps, aux créatures qui en sont de plus en plus dépourvues, il est partout, dans Molloy, dans Malone meurt, dans Fin de partie, dans Comment c’est, dans Le Dépeupleur (“ Elle est assise contre le mur les jambes relevées. Elle a la tête entre les genoux et les bras autour des jambes. ”)... Il est encore là, à la fin, recroquevillé sur lui-même, “ la tête sur les mains ” sous un “ semblant de lumière ” – dans Soubresauts, dernier texte publié en 1989, quelques semaines avant la mort de l’écrivain –, emblème de toute la dérision, de toute l’impuissance beckettiennes, figure de l’attente vaine, de l’épuisement sans objet. En 1980, dans l’admirable Compagnie, Beckett avait donné congé à cet imaginaire compagnon de détresse : “ Ainsi se tenait en attendant de pouvoir se purger le vieux luthier qui arracha à Dante son premier quart de sourire et peut-être enfin déjà dans quelque coin perdu du paradis. ”
Mais de ces développements, de cette immense variation, dont l’archétypique silhouette dantesque fut le motif, il manquait encore l’origine, la matrice. Du moins pour les lecteurs qui n’ont pas accès à l’original anglais. Edith Fournier, qui avait déjà traduit, en 1991, le Proust (datant de 1931) et le plus récent Cap au pire, comble aujourd’hui ce manque. À lire simplement la version française de More Pricks than Kicks, on mesure ce qui a dû être un exploit de traduction, une manière de gageure, tant les difficultés abondent à chaque page, tant s’y déploient de “ splendeurs polyglottes ” dont le jeune Beckett était friand.
C’est au début des années 30, entre Dublin, où il assure des cours au Trinity Collège, et Paris, où, deux ans durant (1928-1929), il fut lecteur à l’École normale de la rue d’Ulm, que Samuel Beckett met en chantier deux projets autour du personnage de Belacqua. Un roman d’abord, Dream of Fair to Middling Women, qui restera inachevé et qu’il ne publiera jamais ; un recueil de dix récits ensuite, dans lequel se retrouvent plusieurs épisodes du roman. Le premier de ces textes, « Dante and the Lobster » (Dante et le homard), avait été publié en revue, à Paris, en 1932. Le livre paraît à Londres en mai 1934 ; accueilli favorablement par la critique, More Pricks than Kicks se vend mal. De plus, dès l’année suivante, il est interdit par la très catholique censure irlandaise ; il le restera jusqu’en 1952. Le double sens intraduisible du titre – à la fois référence aux Actes des apôtres et formule scabreuse 3 à laquelle le titre français demeure fidèle – y est sans doute pour quelque chose. L’auteur n’autorisera la réédition, hors commerce, du livre qu’en 1966.
À Paris, Beckett avait fait la connaissance de James Joyce, de vingt-cinq ans son aîné, dont il devient, selon Richard Aldington, “ le boy blanc ”. L’admiration éprouvée par le cadet à la lecture d’Ulysse transparaît dans cette première tentative romanesque de Beckett, mais plus à titre d’hommage que d’influence encombrante. De même, les récits qui composent l’ouvrage, et qui se déroulent tous dans la capitale irlandaise ou dans ses environs – suivant, comme le note Edith Fournier dans sa préface, une topographie identifiable –, évoquent les Dubliners du même Joyce. L’étonnant écheveau de références littéraires, théologiques ou philosophiques, les incises linguistiques les plus variées, ne sont pas non plus sans rappeler la frénésie encyclopédique de l’auteur de Finnegans Wake.
Les aventures de Belacqua Suhah – les mêmes initiales que Samuel Beckett –, de son jeune âge à sa mort, sont piteuses, marquées par l’échec, sans issue. Comme le remarquait Ludovic Janvier 4, le nom de Suah est celui de la mère d’Omar, dans la Genèse ; il symbolise le refus de la procréation, l’horreur de toute transmission de la vie. “ Les événements de l’existence avaient broyé son tempérament, par nature romantique et idéaliste à l’extrême, en particules éparses de désespoir. ” À l’image de l’indolent de Dante, le Belacqua dublinois est accaparé par ses “ poses immobiles ” ; “ exempt de destination ”, il ne cherche néanmoins “ ni à éviter l’imprévu ni à se détourner des plaisantes bribes de vaudeville qui peuvent se présenter ”. Les dix chapitres, reliés ou non entre eux, décrivent surtout l’éducation amoureuse catastrophique du héros.
Comme tous les personnages beckettiens, lorsqu’ils pensent encore au sexe, l’amour n’est guère plus qu’un prurit, le désir féminin “ une hâte quasi gorgonesque ” et l’assouvissement un mauvais moment à passer. Alba Perdue, Ruby, Lucy, Thelma, “ fille cadette de M. et Mme Otto Olaf bboggs ”, la Smeraldina enfin, qui assiste, au milieu d’une foule d’infirmières, Belacqua dans ses derniers instants, ne sont au mieux que des objets de convoitise limitée, transitoire. “ Son esprit pouvait tout aussi bien s’ébouler, ça lui était égal, il en avait assez de ce vieux bastardo. ”
Œuvre de jeunesse stupéfiante de dextérité, d’ironie érudite ravageuse et de noire drôlerie, Bande et sarabande contient les germes de toute l’œuvre à venir. Le pessimisme grandiose, jubilatoire, de Beckett prend ici des allures et des dimensions picaresques, auquel répond le rire inextinguible du lecteur ; rire qui se fige parfois en grimace. La loi de l’incertitude éternelle, de l’oscillation permanente et des délires combinatoires est déjà tout entière écrite : “ Parfois la trajectoire de la beuverie bouclait la boucle en forme de huit et, si l’on avait obtenu ce que l’on recherchait au cours de l’ascension, on retrouvait exactement la même chose au cours de la chute. ” Murphy, quelques années plus tard, resserrera la thématique dont la trilogie – Molloy, Malone meurt et L’Innommable – constituera comme le premier aboutissement, avant la pointe admirable des textes brefs de la dernière période. De ceux-ci à la première pierre aujourd’hui visible, une boucle parfaite en somme. »
 
(1). Dans la traduction de Jacqueline Risset (Éditions Flammarion, 1988).
(2). « L’Épuisé », dans Quad et autres pièces pour la télévision, de Samuel Beckett (Éditions de Minuit, 1992).
(3). “ Regimber contre les aiguillons ” ; pour l’allusion scabreuse, Bruno Clément propose : “ plus de couilles que de coups ”, dans L’Œuvre sans qualités. Rhétorique de Samuel Beckett (Éditions du Seuil, 1994).
(4). Pour Samuel Beckett (Éditions de Minuit, 1966).

Renaud Matignon (Le Figaro, 2 février 1995)

Beckett : Babel en Irlande
 
« En Irlande, il semble que les mots fassent partie du climat, et y soient en quelque sorte des produits régionaux, comme les chansons, le whisky et les pommes. Samuel Beckett a vingt-cinq ans lorsqu’il publie les premiers récits qu’il extrait de cette sorte de minerai. Des criques et des collines venteuses émergent les contours d’un paysage et d’un langage. Il semble que le jeune Beckett y aperçoive quelqu’un qui n’est autre que lui-même, silhouette encore fragile dans un univers qui va se fissurer, et auquel peu à peu l’écrivain arrachera quelques parcelles, quelques instants, quelques livres. On est tenté de dire que Bande et sarabande – c’est le titre français de ce recueil de jeunesse qui paraît aujourd’hui aux Éditions de Minuit – n’est pas moins important que les œuvres de la maturité de Beckett. Ici, c’est Samuel avant Beckett. Peut-être le grand projet d’un écrivain est-il de dessiner, de redessiner le monde. Beckett prépare ses mots, comme le peintre ses couleurs, les essaie, les mélange, les rejette. Il est en Irlande. Il a l’embarras du choix. Cette soif de langage donne à la narration de Beckett sa vibration unique – et, déjà, un pouvoir poétique rare. Les dix récits qui constituent Bande et sarabande présentent une apparence promeneuse. Ils sont lunaires et attentifs. Ils ont pour cadre la campagne irlandaise, ou les rues de Dublin, ses pubs et ses pavés mouillés : images brumeuses, entre fantasmagorie et paysannerie terrestre. C’est une lande de l’esprit, qui hésite entre l’irréel et le caillou, et que la présence partout de la mer semble rendre incertaine, flottante, toujours au bord de s’évanouir : la mer en Irlande est un état d’âme. Dans ce vertige naissant les mots viennent de partout. La toute puissance de la littérature s’affirme chez un jeune homme qui a séjourné deux ans à Paris, comme lecteur à l’École normale, qui se passionne pour les langues romanes, et pour le français aussi bien que l’anglais, et l’allemand aussi bien que l’italien. Beckett se fait un langage avec ces langues, et il y ajoute citations et allusions littéraires, venues de Dante et de Dickens, de Baudelaire et de la Bible : il a tout lu. Par là, le futur auteur de Godot, alors anglophone, plus tard francophone, est ailleurs que dans un idiome : il écrit en irlandais, et laisse deviner l’écrivain proprement babélien de Molloy et de Comment c’est, explorateur des splendeurs et des ruines, des paroles et des silences.
Le promeneur qui traverse chacun de ces textes, et qui leur donne leur unité, est un homme transparent, narquois et insaisissable du nom de Belacqua. Il vient de Dante, et du Purgatoire, où il a été condamné pour son extrême indolence, et qui, dans la Divine Comédie, semble avoir pour devise : “ qu’importe ? ”
Figure assez plausible de Beckett lui-même. Bien sûr, l’identification est un peu simple. Mais on sait bien que ce que nous disons nous contient tout entiers, jusque dans ce qui nous échappe. “ Il aimait à penser qu’il pouvait fausser compagnie à ce qu’il appelait les Furies, simplement en se mettant en mouvement (…). Ce qu’il avait de mieux à faire était de se déplacer sans cesse d’un point à un autre. ” On est ici entre Ulysse et Godot, entre l’errance et l’absence, dans cette frange minuscule où l’écriture à la fois saisit et consume ce qu’elle désigne. Parler, c’est dévoiler le tragique.
D’où une atmosphère d’humour, de gravité, de songe et de pluie, dans chacun de ces récits. On est encore loin des proses déchiquetées du Beckett aujourd’hui connu, et la lecture, pour riche et savante qu’elle soit, n’en apporte pas moins un plaisir immédiat, presque facile et toujours délicieux. Promenade dans les bars, conversations décousues, marches dans des campagnes dublinoises dessinées comme des miniatures, en phrases brèves et floues, où le mot est à la fois truculent et avare : une écriture d’apparence flegmatique combine ici le cocasse et le naturel, la canne argentée du précieux et le bâton rompu.
Attribuer à la traduction de Mme Edith Fournier une part de ces sortilèges serait trop peu dire : c’est une traduction – prodige, de subtilité, de poésie et d’invention. Mme Fournier restitue dans ces pages ce qu’on pourrait appeler un langage naissant, comme on parle d’hydrogène naissant. C’est un matériau en fusion, d’où émerge la géographie beckettienne. Beckett s’y parle à lui-même, et on ne saurait mieux percevoir que par cette prose à la fois ronchonneuse et enchanteresse ce qu’il y a de monologue dans la nature même du style et de l’œuvre de Beckett.
Dans l’un des récits du volume, deux amants conçoivent le projet de se suicider ensemble. Chose impossible : deux minutes sépareraient leurs deux décès. “ Le temps de faire cuire un œuf à la coque ”. Ils se borneront à “ gagner le bosquet pour un petit sursum corda ”. Entre le rire et le désespoir, Beckett fait le guet. »

John E. Jackson (Journal de Genève et Gazette de Lausanne, 12 février 1995)

Les débuts d’un marginal
Bande et sarabande est une série de nouvelles que Samuel Beckett a écrites entre vingt et vingt-six ans. Elles n’avaient jamais été traduites en français. Belacqua le solitaire y promène sa libido dans une sorte de marge sociale. À suivre ce personnage plus singulier que paresseux dans les pubs enfumés, on saisit mieux d’où provient la veine créatrice d’un des plus grands écrivains de ce siècle.
 
« À Dublin, où, comme chacun sait, la Guinness pression est bien meilleure qu’ailleurs, aller dans un pub offre soit la possibilité de se mêler à une conversation avec ses voisins, soit de rester en retrait et d’observer le dôme toujours plus épais des fumées de cigarettes et des éclats de voix qui monte du bar en bois vernis derrière lequel s’actionnent à un rythme qui va croissant lui aussi les leviers des pompes à bière. Belacqua, le héros de Bande et sarabande, serait plutôt du type solitaire. À vrai dire, cette position d’observateur, ou du moins de marginal, ne caractérise pas seulement sa vie sociale. Elle définit presque autant son rapport à soi-même. Ce premier des personnages de Beckett est bien l’ancêtre de tous ceux qui vont lui succéder.
More Pricks than Kicks : Bande et sarabande. Le Monde, l’autre jour, proposait de traduire Plus de couilles que de coups. Préférons la solution plus discrète, plus allusive d’Edith Fournier dont on ne saurait au reste trop vanter le travail extraordinaire. Cette version française mérite sûrement un prix de traduction. Son élégance est d’autant plus remarquable qu’il y a peu de choses plus difficiles à capter, d’une langue à l’autre, que l’ironie et les jeux de mots. Et Dieu sait que de l’ironie est présente, à presque chaque page des dix nouvelles qui composent ce qui fut en 1934 le premier volume de fiction du génial Irlandais.
Nous sommes en 1926, Beckett, étudiant à Trinity College de Dublin, a vingt ans et il étudie les littératures européennes, notamment l’italien, ce qui lui permettra de découvrir La Divine Comédie, son amour de toute une vie. Au chant IV du Purgatoire, il fait la connaissance d’un ami de Dante, nommé Belacqua, qui se purifie paresseusement, au soleil tiède de l’endroit, du péché d’indolence commis durant sa vie terrestre. Beckett adopte le personnage dont la pose accroupie semble préfigurer tant des prostrations qui, de Molloy à Winnie, accableront ses propres figures. Et pourtant Belacqua, chez Beckett, est moins paresseux que singulier. D’emblée, c’est son étrangeté qui frappe.
Les personnages de Beckett ont une façon tout à fait particulière d’être en rapport d’étrangeté avec eux-mêmes. Cette étrangeté les saisit dans les situations les plus inattendues comme lorsque Belacqua est pris du “ sentiment d’être un bien triste bipède en vérité ”, alors même qu’il est en train d’amener son amie consentante à la campagne. C’est que le personnage chez Beckett est souvent à peu près aussi harmonieusement relié à son corps qu’une casserole à la queue d’un chat. Belacqua ne fait pas exception, même si, par rapport à ses avatars ultérieurs, il est encore étonnamment libidinalisé : maîtresses, fiancées, épouses se succèdent d’histoire en histoire pour composer une trame amoureuse aussi burlesque que touchante, néanmoins.
Donc, dans cette Irlande de l’entre-deux-guerres, à laquelle Joyce vient de donner, sur le plan littéraire, une dimension universelle avec son Ulysses (1922), un personnage tenant à la fois du clown et du parasite, de Charlot et du Neveu de Rameau, promène sa libido dans une sorte de marge sociale qui éclaire latéralement à la fois le rapport que, sans doute, l’auteur entretenait avec lui-même et ses relations avec la société. Pour n’être pas un paria, Belacqua n’en est pas moins, en effet, une sorte de miroir déformant et ironique, un être que son absence de toute morale convenue autant que son côté très “ nature ” rendent à la fois sympathique et presque involontairement critique du monde “ normal ” qu’il côtoie.
Cette marginalité a en effet un double sens. On l’a souvent remarqué, les personnages de Beckett ne travaillent pour ainsi dire jamais. Forcée ou choisie, leur oisiveté les occupe d’abondance tout en mettant en relief a contrario l’absurdité ou du moins la frénésie avec lesquelles les autres s’adonnent à leurs activités. Il en résulte un effet subversif d’autant plus profond que c’est ainsi la raison d’être même de la condition humaine – condamnée au travail – qui se voit de la sorte dénoncée par le regard narquois de l’oisif. Et pourtant, si violente que puisse paraître par moment l’hostilité de Belacqua à la société qui l’entoure, cette hostilité reste habitée, plus en profondeur, par une source dont on ne sait si elle émane davantage de son statut de personnage singulier ou de l’âme de l’auteur: par une force de compassion qui éclaire la violence et lui donne son sens dernier.
Ces nouvelles, que Samuel Beckett écrivit donc entre vingt et vingt-six ans, n’avaient jamais été traduites en français. Le lecteur francophone se réjouira d’autant plus de leur parution qu’elles lui donneront l’image des commencements de l’auteur, et lui permettront ainsi de mieux saisir d’où – géographiquement autant que spirituellement – procéda la veine créatrice d’une des très grandes œuvres de ce siècle. »

 

Du même auteur

Poche « Double »

Livres numériques

Voir aussi

* Robert Pinget, La Manivelle, édition bilingue. Texte anglais de Samuel Beckett, The Old tune.

Sur Samuel Beckett :
* Revue Critique n°519-520, septembre 1990, numéro spécial,  Samuel Beckett  (Minuit, 1990).
* Antoinette Weber-Caflish, Chacun son dépeupleur. Sur Samuel Beckett (Minuit, 1995).
* Evelyne Grossman, La Défiguration. Arthaud, Beckett, Michaux (Minuit, 2004).




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