Samuel Beckett
Proust
Traduit de l'anglais et présenté par Edith Fournier
1990
128 pages
ISBN : 9782707313577
14.00 €
99 exemplaires numérotés sur Chiffon de Lana
Essai écrit en anglais en 1930. Première publication : Proust, Londres, Chatto and Windus, 1931.
« Au début de juin 1930, Samuel Beckett apprend, le jour même de la date limite fixée pour le dépôt des textes, qu'un concours pour le meilleur poème de moins de cent vers ayant pour sujet le temps a été proposé par Richard Aldington et Nancy Cunard, qui dirigent les éditions Hours Press à Paris. En quelques heures, il écrit Whoroscope, poème de quatre-vingt-dix-huit vers sur la vie de Descartes telle que la décrit Adrien Baillet en 1691. Il achève ce poème en pleine nuit, va le glisser dans la boîte à lettres de Nancy Cunard avant l'aube, et remporte le concours. Whoroscope sera publié en septembre 1930 sous la forme d'une plaquette ; c'est la première publication séparée d'une œuvre de Samuel Beckett.
Nancy Cunard et Richard Aldington, ayant appris qu'à Londres les éditions Chatto & Windus envisagent de publier une monographie sur Marcel Proust dans leur collection " Dolphin Books ”, proposent cette commande à Samuel Beckett, qui accepte. (…) Écrire un ouvrage sur Marcel Proust, c'est enfin l'occasion de faire de son attrait pour la littérature, de son goût pour la philosophie, de son amour de la poésie, une œuvre d'écrivain. (...) Proust est un acte de compréhension où se révèlent à la fois l'œuvre comprise et celui qui la comprend. À cette compréhension participe l'entendement tout entier, intellect, sensibilité, intuition et humour. L'humour intervient en particulier dans le style ; s'étant embarqué sur l'océan de la Recherche, Samuel Beckett laisse la houle bercer sa phrase au même rythme que celle de Marcel Proust : à la fois un clin d'œil et une manière de mieux comprendre celui dont il parle. Compréhension encore dans le choix que fait Samuel Beckett de traduire lui-même les citations de Proust bien qu'une traduction anglaise de Scott Moncrieff existe depuis 1922. Samuel Beckett se révèle déjà ici ce passeur de mots hors pair qu'on reconnaîtra unanimement plus tard.
On s'étonnera que Samuel Beckett, devenu l'auteur bicéphale que l'on sait, traducteur, re-créateur de ses propres œuvres dans l'une ou l'autre langue, n'ait pas traduit lui-même Proust en français. On a souvent dit qu'il reniait cette œuvre de jeunesse. En réalité, ce détachement à l'égard de son travail est constant chez lui. À peine l'ont elles quittées que ses œuvres lui deviennent embarrassantes : pages tournées, traces dans le vent des sables. Proust n'est donc pas le vilain canard de sa couvée. Tous les oisillons de Samuel Beckett se transforment vite à ses yeux en volatiles disgracieux, et combien n'a-t-il pas fallu d'efforts de persuasion à certains pour le ramener vers telle œuvre ancienne non publiée ou non encore traduite, telle autre œuvre qu'on lui demandait de mettre en scène longtemps après l'avoir écrite. Aussi lui est-il souvent arrivé, lorsqu'on évoquait Proust, d'en balayer d'un geste le souvenir, tel Krapp s'irritant à l'écoute des bandes enregistrées dans sa jeunesse et disant : " Difficile de croire que j'aie jamais été ce petit crétin. ” Mais Krapp n'est pas tout à fait dupe de son irritation : “ Enfin, peut-être qu'il avait raison ”, dit-il de lui-même et encore : “ Sinistres ces exhumations, mais je les trouve souvent (...) utiles avant de me lancer dans un nouveau ... (il hésite)... retour en arrière. ” Ce retour en arrière qu'impliquait la traduction de Proust, Samuel Beckett l'eût sans doute fait, comme il le fit pour Murphy, pour Watt et d'autres œuvres qu'il traduisit ou qui furent publiées longtemps après qu'il les eut écrites. Finalement, il ne refusait pas de regarder ainsi en arrière “ avec peut-être - je l'espère - quelque chose de mon vieux regard à venir ”. Mais la traduction de Proust en français présentait à ses yeux un obstacle majeur. C'est si peu une œuvre académique qu'elle ne comporte aucune référence pour les innombrables citations textuelles ou indirectes de la Recherche (pas davantage d'ailleurs pour les citations d'autres auteurs, de Sanctis, Calderon, Leopardi, Racine, Baudelaire, Hugo, etc., dont les noms mêmes ne figurent pas, sauf celui de Dante). À peine y a-t-il dans tout l'ouvrage six notes en bas de page ; encore sont-elles de comparaison, non de référence. Proust a été publié en de nombreuses langues, mais les citations de Marcel Proust sont chaque fois traduites à partir de la version qu'en donne Samuel Beckett. Il était bien entendu impossible de procéder de la même façon pour une traduction en français. Il fallait retrouver précisément toutes les citations, souvent allusives, dans l'œuvre de Marcel Proust afin de restituer le texte de celui-ci. Samuel Beckett ne voulait pas se lancer dans ce travail de reconstitution ; et nous étions nombreux à estimer qu'il avait en effet mieux à faire. »
Extrait de la présentation d'Edith Fournier
ISBN
PDF : 9782707325778
ePub : 9782707325761
Prix : 9.99 €
En savoir plus
Michel Crépu (La Croix, 10 novembre 1990)
Beckett lit Proust
« Du royaume des morts où il continue sans doute de fixer nos pitreries de vivants, Beckett a certainement froncé le sourcil : ce Proust écrit en 1930 (il a vingt-quatre ans) à Paris alors qu"il était lecteur de littérature française rue d’Ulm, la tête pleine de Dante, Descartes et Schopenhauer, il ne “ tenait ” pas spécialement à sa publication quoique le texte fût depuis longtemps disponible en anglais...
Question d’exigence personnelle, un euphémisme pour l’auteur de Molloy qui ne goûtait plus depuis longtemps aux fallacieuses généralités du commentaire. Et pourtant, qu’il nous pardonne, quel texte ! Ce n’est encore qu’un essai sur Proust, mais surtout, déjà, c’est un vrai livre de Beckett
On le voit à chaque ligne : l’humour comme un acide ravageur (page 30, ce “ hoquet triomphal pour rien ”, si ce n’est pas du pur Sam…), sa capacité à jouer avec le sérieux métaphysique, à y introduire la bouffonnerie nécessaire comme on le verra plus tard sur scène et dans les proses : tout est là, prêt à fuser. Cette fois ça y est, on le sent, il va y avoir du sport. On a vu.
Proust, au fait, pourquoi Proust ? À cause du “ Temps ” bien sûr, ce “ cancer ” dont on ne guérit pas et qui sera toujours pour Beckett le lieu par excellence de notre damnation ; car il n’y a qu’un péché, selon le vers célèbre de Calderon qu’il affectionne : “ Celui d’être né. ” L’“ équation proustienne ” posée dès le départ est résumée dans cette impossibilité première, “ ontologique ”, dont l’auteur de la Recherche fera le sujet de sa propre rédemption ; sur laquelle Beckett édifiera sa “ recherche ”, à lui, recherche du “ seul paradis qui ne soit pas celui d’un rêve d’un fou, celui que nous avons perdu ”.
Là se trouve le point commun central aux deux écrivains, duquel dérivent les autres “ axiomes ”, cruciaux pour une littérature digne du nom : il n’y a de salut que hors du cercle du temps (il est donc préférable de s’absenter au maximum) ; l’amour est un supplice d’insatisfaction dont la jalousie est le double fatal (cf. L’Affaire Albertine) ; l’amitié, une pochade sympathique mais dangereuse quand pour un artiste, il s’agit de ne pas se disperser.
À partir de là, Beckett peut écrire son vrai et unique traité de la finitude où Proust sert autant de support qu’il n’est le véritable sujet de l’ouvrage. On en retiendra quelques points capitaux pour notre propre gouverne. D’abord le thème de l’“ habitude ” : cette carapace protectrice qui se défait parfois à la faveur d’un incident dérisoire, nous laissant “ comme mis à nu ” devant nous-mêmes. Exemple dans la Recherche : quand le narrateur, dans sa chambre d’hôtel à Balbec, n’arrive pas à dormir parce que le plafond est trop haut : ce n’est rien et pourtant tout bascule, car le “ pacte ” qui le reliait au monde vient d’être rompu. Des choses apparaissent, une seule à vrai dire qui les contient toutes : l’évidence de son corps soumis à une régulation supérieure qu’il ne maîtrise pas.
Ce qu’en langage proustien on appelle la “ mémoire involontaire ” joue ici, commenté par Beckett, en forme de contrepoint paradoxal. Car si l’habitude apaise l’horreur d’être mortel, “ en même temps qu’elle contrecarre ce que celle-ci peut comporter d’exaltation périlleuse ”, le souvenir fortuit (l’épisode de la tasse de thé, le pavé dans la cour des Guermantes) qui surgit à la faveur de ces moments d’“ ouverture ” figure une sorte d’échappée, “ évasion miraculeuse ” vers un passé qui n’a pas disparu, qui est peut-être toute autre chose que du pur passé, dont on sait combien il joue dans la Recherche le rôle du levier fondamental, celui grâce auquel tout va pouvoir ressusciter dans l’écriture, contre et avec la mort, contre et avec la décomposition générale des corps.
Cinquante ans plus tard, on mesure a quel point (et c’est bien là le grand mérite qui, revient à l’excellente traductrice Edith Fournier), de Proust à Beckett, la courbe s’est parfaitement dessinée dans le sens d’une raréfaction : si la “ résurrection ” a bien lieu dans la Recherche, fût-ce sous la forme d’un éternel retour, il n’en va pas exactement de même chez Beckett où ce ne sont plus que des lueurs fragiles qui brillent au fond de la mémoire, guettées par un veilleur que berce le vieux ressac de son propre souffle. Proust est bien le premier livre de Beckett.
Dernière remarque : il paraît que la “ critique ” fait un accueil mitigé à ce texte. Vraiment, c’est à mourir de rire. »
Jean-Pierre Thibaudat (Libération, 8 novembre 1990)
Beckett fils de Proust
En 1930, un jeune auteur, sur la commande d’un éditeur anglais, part « À la recherche du temps perdu ». Soixante ans plus tard, et quelques mois après sa mort, la traduction du Proust de Beckett éclaire singulièrement l’œuvre de l’écrivain irlandais.
« Enfin traduit, le Proust de Beckett vient de paraître. Nombreux étaient les lecteurs de L’Innommable, de La Dernière Bande ou de n’importe quel texte de Samuel Beckett qui rêvaient de lire un jour en français ce Proust écrit en anglais durant l’été 1930. “ On ” disait que son auteur ne voulait pas en entendre parler. Sa biographe (peu fiable, il est vrai), Deirdre Bair, certifie (sans citer de source) que, aux dires de Beckett, le livre ne serait “ jamais ” traduit et “ qu’une traduction dans la langue maternelle de Proust constituerait un acte prétentieux, plus qu’un hommage ”. Si le Proust paraît quelques mois après la mort de Beckett, son édition française ne s’est pas faite dans le dos de l’auteur, mais avec son assentiment. Sa traductrice, Edith Fournier (vieille amie de l’auteur), et Jérôme Lindon (directeur des Éditions de Minuit) peuvent en témoigner, preuves à I’appui. Loin de renier ce livre “ de jeunesse ”, Beckett avait accepté qu’il soit publié dans de nombreuses langues. Mais pour ce qui est du français, Beckett traduisant lui-même ses textes, l’affaire se corsait. Si deux ou trois de ses livres font mention d’un autre traducteur, Beckett revoyait grandement ce travail tout en laissant le nom dudit traducteur (voir à ce propos le témoignage de Robert Pinget dans le numéro spécial de Critique récemment consacré à Beckett). Si donc le Proust avait été traduit par quiconque, Beckett n’aurait pas pu faire autrement que de remanier la traduction d’un texte vieux d’un demi siècle “ Je ne voulais pas lui infliger cette corvée, dit Jérôme Lindon, il avait mieux à faire. Et ce texte sur Proust, il m’avait dit explicitement qu’il ne pouvait pas le traduire. Lui soumettre une traduction, c’était une façon de lui forcer la main. ”
L’édition française de ce Proust est cependant la meilleure, puisque la seule où les citations de Proust sont restituées dans leur texte original et ou les références (nombreuses) à d’autres auteurs sont identifiées.
En 1930, Beckett a vingt-quatre ans. Lecteur à l’École normale de la rue d’Ulm, fréquentant le milieu irlandais de Paris, il a beaucoup lu, peu écrit, et tous ses textes relèvent de la commande (Joyce qui lui demande un essai sur l’influence de Dante, Bruno et Vico sur son œuvre Work in Progress, qui deviendra Finnegan’s Wake), du gag (une parodie du Cid), de la traduction (poèmes de Crevel, Eluard, Montale, Rimbaud) ou du pari, comme le poème Whoroscope qu’il écrit en une nuit, apprenant le jour même de la date limite de dépôt des textes l’existence d’un concours du meilleur poème de moins de cent vers consacré au temps( !). Il gagne. Nancy Cunard et Richard Aldington, organisateurs du concours et directeurs des éditions Hours Press basées à Paris, apprennent qu’un éditeur anglais cherche un auteur pour rédiger une monographie sur Proust. Ils en parlent à Beckett. Qui accepte.
Aurait-il accepté n’importe quel auteur ? Tout ce que l’on sait de la vie de Beckett, homme d’indépendance, d’impertinence et de rigueur précoces, en fait douter, et la lecture du Proust convaincra les indécis : non seulement Beckett place très haut la Recherche, mais cet essai, ou plutôt cette plongée dans la Recherche à travers les points d’insistance qu’elle explore (Beckett est loin de faire le tour du propriétaire : pas un mot sur Charlus, une goutte de Bergotte), éclaire singulièrement l’œuvre de Beckett. Rétrospectivement pour nous qui lisons ce texte après avoir lu ses livres, et de façon prémonitoire pour lui qui, comme Proust, écrira l’essentiel passé la quarantaine.
Loin de toute biographie docte ou étude universitaire sérieuse, Beckett prend à bras le corps la Recherche, masse le magma, épouse les courbes, s’arrête aux points qu’il juge névralgiques, repart, fait constamment du bouche à bouche. Ce qui le conduit, ici et là, à quasiment paraphraser Proust là où il croit le commenter. Proust : “ Ce fut tout naturellement (...) – comme s’il y avait dans le temps des séries différentes et parallèles – sans solution de continuité, tout de suite après le premier soir d’autrefois, que l’adhérai à la minute où ma grand-mère s’était penchée vers moi. ” Beckett : “ Tout se passe comme si on pouvait représenter le temps par une série infinie de lignes parallèles. Sa vie est soudain transférée sur une ligne différente, et sans solution de continuité elle poursuit son cours à cette minute lointaine où sa grand-mère s’était penchée sur sa détresse. ” Fausse paraphrase et vraie dévotion à faire “ passer ” le texte.
Il y a là, en 1930, une approche sensible, sensuelle – physique – du texte de la Recherche qui, hormis quelques scories (“ J’ai écrit mon livre dans un jargon philosophique et clinquant ”, semble avoir annoté Beckett sur la page de garde d’un exemplaire trouvé par un critique anglais chez un bouquiniste de Dublin – rapporte Deidre Bair), n’a rien à envier aux introspections futures menées par Jean-Pierre Richard, Georges Poulet et tant d’autres. Certes, des milliers de pages ont depuis été écrites sur les arcanes de la “ mémoire involontaire ” sur le “ monstre bicéphale de damnation et de salut qu’est le Temps ”, certes Beckett n’est pas le seul à citer la fameuse phrase sur “ l’immédiate, délicieuse et totale déflagration des souvenirs ”. Mais, huit ans seulement après la mort de Proust, son approche à la fois amoureuse et amusée de la Recherche, ses références incessantes (et cependant sans pédanterie) à Schopenhauer, Dante, Hugo, Baudelaire, Horace et autres, voisinant avec des citations de slogans publicitaires (apéritif Berger) et des comparaisons pas piquées des hannetons (le trognon de chou-fleur, par exemple, étant “ un hommage plus approprié aux labeurs de l’excavation poétique ” que la couronne de laurier), le tout sous la plume d’un Irlandais de vingt-quatre ans d’âge, laissent pantois.
À chaque page ou presque, dès lors que Beckett bifurque vers un phrasé indirect ne faisant plus explicitement référence à Proust et semble parler en son nom propre, nous sommes troublés par tout ce qui clignote vers son œuvre future. On lit : “ Nous ne nous échappons ni des heures ni des jours. Pas davantage de demain que d’hier. Nous ne nous échappons pas d’hier car hier nous a déformés, à moins que nous l’ayons déformé. Peu importe la couleur du moment, il y a eu déformation. ” Et se superpose, au hasard, cette phrase des Textes pour rien : “ Eh bien, je vais me dire une chose (si je peux) lourde, j’espère, de promesses pour l’avenir, à savoir que je commence à ne plus du tout savoir comment cela se passait autrefois ”, etc. Beckett cerne dans l’écriture de la Recherche ce qui deviendra, d’une certaine façon, le fondement de sa propre écriture : “ l’expérience mystique ” où l’“ explosive ” mémoire involontaire – cette “ extrême inattention ”, cette “ source profonde ” – accomplit son “ miracle ”, à travers la douzaine de “ fétiches ” que Beckett nomme encore “ visitations ” et qui sont des petites choses concrètes (madeleine, clochers, odeur de lavabo, arbres, buisson d’aubépines, etc.) dont les cinq dernières (pavé, cuillère et assiette, serviette, conduite d’eau et François le Champi) “ ne forment qu’une seule annonciation et fournissent la clef de sa vie et de son œuvre ”.
Beckett aura, lui aussi, son lot de “ visitations ” – marche sur la lande, bow-window, ou ce “ cri ” de Premier amour qui court jusqu’à Soubresauts. Mais dans un temps ni perdu ni retrouvé. Irrémédiablement bousillé : loin des passés engourdissants de Proust, Beckett écrira la plupart (et de plus en plus) de ses textes au temps présent, implacable, vigilant, toujours sur la brèche d’un décrochement.
Comme Marcel se dirigeant vers l’hôtel de Guermantes en ayant – commente le jeune Beckett – “ le sentiment que tout est perdu, que sa vie n’est qu’une succession de pertes ”, mais “ grâce à cet abattement ” va être prêt à “ recevoir la révélation que son esprit dans ses moments d’exaltation les plus intenses s’était toujours vu refuser ”, le futur Beckett connaîtra lui aussi, dans un état comparable, une semblable “ expérience religieuse au seul sens intelligible de cet épithète, tout à la fois assomption et annonciation ”, cela sera, dix ans plus tard, une “ mémorable nuit de mars, au bout de la jetée, dans la rafale, je n’oublierai jamais, où tout m’est devenu clair, la vision, enfin ” (La Dernière bande). Alors, Beckett a beau jeu de titiller Proust en avançant que le titre Le Temps retrouvé est “ peu approprié ” puisque “ le temps n’est pas retrouvé, il est aboli ” car ce temps-là, c’est déjà le sien. »
Michel Contat (Le Monde, 4 janvier 1991)
Proust / Beckett, une aimantation
« Samuel Beckett, lecteur d’anglais à l’École normale supérieure, a vingt-quatre ans, en 1930, quand Nancy Cunard et R. Adlington lui proposent une commande des éditions londoniennes Chatto & Windus pour une monographie sur Proust. Il s’exécute rapidement, le livre paraît en 1931, c’est le premier livre de Beckett, si l’on excepte une plaquette intitulée Whoroscope, en 1930. C’est aussi, sauf erreur, le premier livre en anglais consacré à Proust (dont la Recherche est traduite en Angleterre par Scott Moncrieff, en 1922). Ce Proust d’un jeune écrivain est déjà tout entier un livre d’écrivain. Ce qui ne veut pas tout à fait dire un livre de l’écrivain Samuel Beckett.
D’après Deidre Bair, sa biographe malgré lui, et que l’on suit avec d’autant plus de méfiance qu’elle vient d’aligner d’assez énormes bourdes sur Simone de Beauvoir (Simone de Beauvoir. A Biography. New York, Summit Books, 1990), Beckett aurait jugé plus tard que son essai était écrit dans un style “ philosophique et clinquant ” et il aurait souhaité qu’il fût oublié. Ce n’est pas ce qu’affirment Edith Fournier et son éditeur, Jérôme Lindon, qui donnent pour seule raison à la parution de la traduction française du livre après la mort de son auteur (qui l’a toujours maintenu en librairie, en anglais, chez Grove Press), le fait que celui-ci traduisait lui-même en français ses propres ouvrages et qu’il n’était pas question de lui demander d’accomplir ce travail, ni de lui soumettre une traduction pour qu’il l’adapte, car il avait mieux à faire.
Posons la question autrement : si Samuel Beckett avait reçu commande d’un ouvrage sur Anatole France, l’aurait-il exécutée du même élan de candidat-écrivain qui ne refuse rien ? L’ancien élève du très catholique Trinity College aurait-il fait sien l’aimable scepticisme de France comme il fait sienne la hantise du temps chez Proust ? Absurde, évidemment. Beckett lit Proust comme l’écrivain Beckett qu’il sera, et il se l’approprie, sans détournement, par affinité profonde, non pour la phrase, mais pour le sens de la musique. “ La musique est l’élément catalyseur dans l’œuvre de Proust ”, écrit Beckett, et il dit pourquoi : elle est une expérience mystique, parce qu’elle est immatérielle et se déroule dans le temps, et non pas dans l’espace où nos corps pourrissent.
Ainsi lisons-nous Proust réécrit et condensé par Beckett, par-dessus l’épaule de celui-ci, qui aurait déjà écrit La Dernière bande. Le magnétophone beckettien grésille, on entend le vieux Sam relire son essai. Cela commence par une citation de Leopardi donnée en épigraphe : “ Le monde n’est que boue ”, et se termine, comme une épitaphe, par l’évocation du septuor de Vinteuil, affirmation d’une beauté essentielle, “ l’affirmation de la réalité invisible qui fait de la vie du corps sur terre un pensum maudit et dévoile le sens du mot defunctus ”. Allusion à Schopenhauer, pour qui “ la vie est une tâche à remplir : en ce sens defunctus est une belle expression ”.
Proust et Beckett, quelles que soient les différences de leurs esthétiques, n’ont cessé de méditer sur le temps et la mort et de penser l’art à la fois comme une tâche et comme une rédemption. L’intuition de Beckett, prémonitoire de la critique proustienne des années 50 et suivantes, est qu’ils n’y croyaient ni l’un ni l’autre. Voyez la distance, à trois années d’écart, avec les Quelques progrès dans l’étude du cœur humain que le bon Jacques Rivière décelait, en 1927, à la lecture de La Recherche du temps perdu.
Les proustiens savent qu’ils ne trouveront pas dans l’essai du jeune Beckett une lecture qui renverse les perspectives de La Recherche, après une soixantaine d’années d’activité critique qui a mis cette œuvre sous tant de lumières : que l’on songe seulement au Proust philosophe des signes de Deleuze, à celui, herméneute de l’art, de Gaëtan Picon, au Proust en proie au vertige du temps transposé en espace chez Georges Poulet, au Proust sociologue balzacien de Jean-François Revel, rendu au monde sensible par Jean-Pierre Richard, “ narratologisé ” sous la loupe de Gérard Genette, restitué à la philosophie par Anne Henry, psychanalysé sur le divan de Serge Doubrovsky, pour ne parler que de la critique française.
Mais ceux qui aiment éprouver cette tension vers l’essentiel que produit l’aimantation de deux écrivains, ceux-là liront Beckett pour lire Proust et ils liront Proust pour lire Beckett, à l’aube des temps désespérés. »
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