Paradoxe


Gilles Deleuze
Edition établie par David Lapoujade

Sur Spinoza


2024
544 pages
ISBN : 9782707355591
28.00 €


Juste après la destruction de l’université de Vincennes en 1980, Deleuze consacre ses premiers cours dans les nouveaux locaux de Saint-Denis à l’Éthique de Spinoza. Ce n’est certainement pas un hasard, étant donné la place centrale chez Deleuze de cette œuvre immense, unique dans l’histoire de la philosophie, à laquelle il a consacré deux livres.
Ce cours est constitué de quinze séances au cours desquelles Deleuze veut montrer l’importance, non pas théorique, mais profondément vitale de la philosophie de Spinoza. Dans cette traversée, sont abordées des questions fondamentales du spinozisme. Comment se défaire de la négativité des passions mauvaises (haine, ressentiment, envie) ? Comment en finir avec le jugement moral (bien et mal) pour lui substituer une éthique du bon et du mauvais ? Ces questions engagent chez Spinoza une nouvelle théorie des signes. Quels signes doivent guider les existences si elles veulent atteindre, au cours même de cette vie, une forme d’éternité ? Dès lors, quelle différence entre l’éternité – expérimentée ici et maintenant – et l’immortalité que philosophies et religions nous promettent ? De séance en séance, Deleuze montre comment Spinoza met fin à un monde fortement hiérarchisé dont Dieu était le sommet autoritaire et impénétrable, un monde où les individus étaient égarés par des signes sombres et équivoques, pour proposer un monde où règne la lumière de la raison, où Dieu se confond avec les puissances de la nature, où désormais les êtres sont tous à égalité, capables de posséder leur puissance de vie, pourvu qu’ils apprennent à en connaître la logique et la valeur.

ISBN
PDF : 9782707355614
ePub : 9782707355607

Prix : 19.99 €

En savoir plus

Télérama, Juliette Cerf, 27 novembre 2024

Et toi, de quoi es-tu capable, qu’est-ce que tu peux, toi, en vertu de ta puissance ? Telle est la question pratique qui nous occupe, et elle n’a rien à voir avec celle consistant à être ou ne pas être. L’homme n’est en effet pas ici défini par ce qu’il est (sa raison, essentiellement), ni hiérarchiquement par rapport à ce qu’il n’est pas ; vivant dans un pur « plan fixe », il se caractérise désormais « par ce qu’il peut, corps et âme ». Cette puissance prodigieuse est le cœur vibrant du cours que Gilles Deleuze a consacré à la philosophie de Spinoza. Quinze séances tenues de novembre 1980 à mars 1981 à l’université de Saint-Denis, alors que Vincennes venait, en trois jours, d’être rasée. Un an après Sur la peinture. Cours, mars-juin 1981, c’est donc au tour de l’enseignement oral de Deleuze consacré à son auteur fétiche, « prince des philosophes », « philosophe absolu », sur lequel portait sa thèse complémentaire – parue, en 1968, sous le titre Spinoza et le problème de l’expression –, de se voir publié par les éditions de Minuit, sous la houlette de David Lapoujade.

Polissant ses démonstrations avec humour (l’os et l’or, le bœuf et le blé, le soleil et la nage... les exemples se devant, dit-il, d’être des sortes de clins d’œil « puérils »), faisant résonner avec délice le rythme vivant de la pensée, ses lenteurs et ses vitesses — vertigineuse accélération des dernières séances, mimant la « terminaison éclair » du livre V de l’Éthique —, le professeur irradie, cherche à faire aimer Spinoza, à jeter une lumière inouïe sur ce que le penseur du XVIIe siècle peut apporter à nos existences mêmes, tiraillées entre la joie et la tristesse. Alors que ces deux affects accomplissent ma puissance, le premier l’augmente quand le second ne fait que la diminuer. À quoi souhaitons-nous accorder de l’importance, nous qui sommes seuls juges de nous-mêmes ? interroge Deleuze. Comment nous extirper de nos « vies misérables » et leurs « sales petites joies » minables consistant à vouloir détruire l’objet qui cause nos tristesses ? Comment échapper à ces situations impossibles et empoisonnantes, dans lesquelles on se « flanque » ? En optant pour le « bon vecteur », la « ligne de joie » assurément, aussi attirante que la ligne de chance ou de hanche de Pierrot le fou. Car non, il n’y a jamais rien de bon dans la tristesse, dont les tyrans ont besoin pour asseoir leur pouvoir. Cette vérité est le « cri perpétuel de l’Éthique ». « Ecoutez-bien, il parle ma bouche », chuchote Deleuze-Spinoza.



Le Monde des livres
, Nicolas Weill, 24 octobre 2024


Deleuze et Spinoza, un tableau divin

Le cours de ce grand pédagogue, qui arrive à l’auteur de l’« Ethique » à travers sa réflexion sur la peinture, constitue un précieux outil de travail sur les deux philosophes.

Depuis qu’au XVIIIe siècle la philosophie s’est fondue dans l’université, la qualité de grand philosophe va souvent de pair avec celle de grand professeur. La publication des cours dispensés par Gilles Deleuze (1925-1995) au début des années 1980, Sur la peinture (Minuit, 2023) et aujourd’hui Sur Spinoza, offre la quintessence de la figure professorale du penseur.
Parce qu’il les avait donnés au sein d’une institution (Vincennes, en passe de déménager à Saint-Denis) issue de Mai 68, et lui-même incarnait une icône de la subversion intellectuelle - surtout par les œuvres complexes élaborées avec le psychanalyste et philosophe Félix Guattari (1930-1992), L’anti-Œdipe et Mille plateaux (Minuit, 1972 et 1980) -, on tend à oublier que Deleuze fut aussi, à l’oral, un extraordinaire pédagogue et un interprète fort clair de ce qu’il y avait de plus classique dans sa discipline.
Ces séances consacrées à Spinoza, pour l’œuvre duquel l’intérêt en France avait été relancé à la fois par la lecture marxiste d’un Louis Althusser et par l’érudition avec laquelle Martial Gueroult avait commenté les deux premières parties de l’Ethique (Aubier, 1968 et 1974), étaient destinées à un public hétéroclite, que Deleuze souhaitait simplement inciter à se plonger dans les textes de ce penseur du XVIIe siècle, considéré comme un précurseur de la modernité. L’édition préparée par le philosophe David Lapoujade réussit à conserver la fraicheur et la liberté des échanges (la version vécue du cours demeure disponible sur le site Gallica) tout en éclairant les allusions et les raccourcis par un travail critique qui fait de ce volume un précieux outil de travail. Précieux pour celui qui veut s’initier tant à Spinoza qu’a la théorie deleuzienne elle-même.

Relation étroite avec le sacré
Dans un désir de briser les barrières qui cloisonnent les arts, les sciences et la littérature, Deleuze affirme en effet arriver à Spinoza – sur lequel il a écrit sa thèse complémentaire, parue en 1968 sous le titre Spinoza et le problème de l’expression (Minuit, 1968) – à travers sa réflexion sur la peinture, laquelle va l’occuper après cette « digression » – ce sera Sur la peinture.
Car, pour Deleuze, les peintres ressemblent aux philosophes. Comme eux, ils ont entretenu une relation étroite avec la théologie et le sacré. Réfléchir sur Dieu ou le représenter, « loin d’être une contrainte pour le peintre, est le lieu de son émancipation maximum ». Faire voir l’invisible permet à l’artiste d’échapper au poids de la ressemblance avec le monde. Parler de Dieu libère le philosophe de « la simple représentation des choses ». Cela vaut éminemment pour Spinoza. L’idée d’un Dieu qui se confond avec la nature, où certains surprennent un athéisme masqué, abolit selon Deleuze toute hiérarchie entre le corps et l’âme, le divin et l’humain, les idées et les corps, la pensée et l’étendue.
Pour lui, cette « révolution conceptuelle » et antihiérarchique tient surtout à la notion d’être chez Spinoza - son « ontologie ». Loin de se réduire à une entité compacte, l’être est formé de rapports et d’intensités sans cesse variables. Alors que la scolastique inspirée d’Aristote reposait sur l’inégalité entre la puissance et l’acte, Deleuze cherche à montrer que cette différence de niveau disparaît chez Spinoza : « Puissance est ce que je peux, explique le commentateur. Et ce que je peux est l’ensemble de ce que je fais et de ce que je subis. » Ici, Spinoza n’est pas loin d’anticiper la conception deleuzienne des « rhizomes », qui veut que l’être se comprenne à travers une pluralité de racines structurées en réseau, et non à partir d’une origine unique et supérieure, que ce soit le Bien chez Platon, l’Un chez Plotin ou le Moi pur des idéalistes allemands.
Ce Spinoza prête, bien sûr, à controverse. Il correspond à l’état d’une recherche sur cet auteur qui n’a cessé de s’accroitre sur un mode exponentiel. Si Deleuze s’en tient à la figure léguée par les adversaires de Spinoza, d’un athée et d’un hérétique (l’hérésie fut-elle prise par Deleuze en bonne part), la réduction des sources juives à « l’humour » reste un peu à courte vue, et plusieurs spécialistes ont établi, depuis, l’importance méconnue sur Spinoza de sa propre tradition, même s’il s’en était incontestablement écarté. Mais les réserves inévitables ne font que pimenter le plaisir hors norme que procure cet ouvrage : lire deux philosophes à la fois.


 

 

Du même auteur

Poche « Reprise »

Livres numériques

Voir aussi

* Conclusions sur la volonté de puissance et l’éternel retour, dans Cahiers de Royaumont, Nietzsche, dir. Gilles Deleuze (Minuit,1966).
* L’ascension du social, postface à La Police des familles, de Jacques Donzelot (Minuit, 1977 et Reprise , 2005).
* L’Épuisé , dans Samuel Beckett, Quad et autres pièces pour la télévision (Minuit, 1992).

Sur Gilles Deleuze :
* Vincent Descombes, Le Même et l’autre (Minuit, 1979).
* David Lapoujade, Deleuze, les mouvements aberrants (Minuit, 2014).




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