Paradoxe


David Lapoujade

Deleuze, les mouvements aberrants


2014
304 p.
ISBN : 9782707328175
27.00 €





La philosophie de Deleuze se présente comme une sorte d’encyclopédie des mouvements aberrants. Ce sont les figures déformés de Francis Bacon, les non-sens de Lewis Carroll, les processus schizophréniques de l’inconscient, la fêlure de la pensée, la ligne de fuite des nomades à travers l’Histoire, bref toutes les forces qui traversent la vie et la pensée. Mais le plus important, c’est de dégager les logiques irrationnelles de ces mouvements. C’est l’une des grandes nouveautés de son œuvre commune avec Guattari : créer de nouvelles logiques, loin des modèles rationnels classiques, et des modèles du marxisme ou du structuralisme orthodoxes des années 1960-1980.
Ces logiques n’ont rien d’abstrait, au contraire : ce sont des modes de peuplement de la terre. Par peuplement, il ne faut pas seulement entendre les populations humaines, mais les populations physiques, chimiques, animales, qui composent la Nature tout autant que les populations affectives, mentales, politiques qui peuplent la pensée des hommes. Quelle est la logique de tous ces peuplements ?
Poser cette question est aussi une manière d’interroger leur légitimité. Ainsi le capitalisme : de quel droit se déploie-t-il sur la terre ? De quel droit s’approprie-t-il les cerveaux pour le peupler d’images et de sons ? De quel droit asservit-il les corps ? Aux logiques que le capitalisme met en œuvre, ne faut-il pas opposer d’autres logiques ? Les mouvements aberrants ne deviennent-ils pas alors les figures d’un combat contre les formes d’organisation – politique, sociale, philosophique, esthétique, scientifique – qui tentent de nier, de conjurer ou d’écraser leur existence ?

ISBN
PDF : 9782707328212
ePub : 9782707328205

Prix : 18.99 €

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Robert Maggiori, Libération, jeudi 6 novembre 2014

Le Sens de l’insensé

Les surgissements de l’anormalité au cœur de la pensée deleuzienne

Tout grand philosophe, suggérait Bergson, n’a en fait qu’une seule chose à dire, que toute sa vie il enveloppe, explique, décline, peaufine, corrige, développe. Cette « chose » n’est pas réductible à une « théorie », mais plutôt à un problème, ou à un champ problématique. Dans un cours du 1er décembre 1981, Gilles Deleuze demandait : « Alors, qu’est-ce que cela veut dire, être bergsonien par exemple aujourd’hui, ou être platonicien aujourd’hui ? » Et donnait la réponse suivante : « C’est considérer qu’il y a dans Platon, Bergson, ou dans n’importe qui, des conditions de problèmes qui se révèlent encore, aujourd’hui, bien posées. » Le tout est donc d’identifier les problèmes, « leurs conditions et leurs positions ». Qu’en est-il pour Deleuze lui-même ? Que signifie « être deleuzien » ? Quel problème est au cœur de sa pensée ? Maintes réponses, toutes sensées mais peut-être sibyllines, ont déjà été proposées : la pensée de Deleuze est une « philosophie des signes et de l’événement », une « philosophie du Multiple », une forme de vitalisme, une « philosophie de l’immanence » ou encore une « ontologie des flux et du virtuel ». Pour David Lapoujade, maître de conférence à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, à qui l’on doit la publication des deux ouvrages posthumes de Deleuze, l’Ile déserte (2002) et Deux Régimes de fous (2003), ces définitions ne sont guère acceptables, en ce qu’elles « supposent ou préjugent ce qui est en question ». Le « trait distinctif » de la philosophie deleuzienne, il faut, dit-il, le chercher ailleurs : dans les « mouvements aberrants ».« La philosophie de Deleuze se présente comme une philosophie des mouvements aberrants ou des mouvements " forcés ". Elle constitue la tentative la plus rigoureuse, la plus démesurée, la plus systématique aussi, de répertorier les mouvements aberrants qui traversent la matière, la vie, la pensée, la nature, l’histoire des sociétés. »
Alternative. La notion de mouvement aberrant, chez Deleuze, n’est guère simple. On peut rappeler le parallélisme que le philosophe établissait entre l’histoire de l’image cinématographique et celle de la philosophie : de même que Bergson avait su épingler les insuffisances d’une théorie du temps qui n’en faisait qu’un « nombre du mouvement », de même, dans sa première phase (jusqu’au néoréalisme italien, grosso modo), le cinéma aurait limité le mouvement en le subordonnant à ce qui le mesure. Certains praticiens ou théoriciens du cinéma, en s’agrippant à l’alternative montage-plan, ont eux aussi pensé l’image cinématographique comme toujours au présent, en faisant du temps la mesure du mouvement. Deleuze introduit l’idée de mouvement aberrant, que dans l’Image-temps (p. 53) il définit ainsi : « Ce que nous appelons normalité, c’est l’existence de centres : centres de révolution du mouvement même, d’équilibre des forces, de gravité des mobiles, et d’observation pour un spectateur capable de connaître ou de percevoir le mobile, et d’assigner le mouvement. Un mouvement qui se dérobe au centrage, d’une manière ou d’une autre, est comme tel anormal, aberrant. […] Le mouvement aberrant remet en question le statut du temps comme représentation indirecte ou nombre du mouvement, puisqu’il échappe aux rapports de nombre. Mais, loin que le temps lui-même en soit ébranlé, il y trouve plutôt l’occasion de surgir directement, et de secouer sa subordination par rapport au mouvement, de renverser cette subordination. » Si elle est le label de la pensée deleuzienne, la notion doit cependant pouvoir s’étendre à d’autres domaines : Lapoujade la montre en effet à l’œuvre dans la « conduite perverse du masochiste et ses contrats "tordus" », la « figure positive du "schizo" dans l’Anti-Œdipe, avec ses "lignes de fuite", son "corps sans organes" et son brouillage des codes sociaux », les « cris-souffles d’Artaud dans Logique du sens », le « peuplement de la terre » et la déterritorialisation, les « logiques rhizomatiques » de Mille Plateaux, le baroque, comme « pli » qui va à l’infini, en un mouvement de superpositions, zigzags, différences, contradictions, ou la philosophie elle-même, conçue comme mouvement aberrant de création de concepts : « il n’y a de pensée qu’involontaire, suscitée, contrainte dans la pensée, d’autant plus nécessaire qu’elle naît, par effraction, du fortuit du monde » (Différence et répétition).
Empirisme. Aussi, en suivant ces mouvements aberrants, David Lapoujade parcourt-il toute l’œuvre de Deleuze (et l’apport de Félix Guattari), et la déplie tant dans ses « lignes de front actives » - Leibniz et Spinoza contre le cartésianisme, empirisme contre rationalisme, Nietzsche contre Hegel, « science nomade » contre « science royale », immanence contre transcendance, « inconscient-usine » contre « inconscient-théâtre »,« machines de guerre nomades » contre les « appareils de capture des appareils d’Etat », et le capitalisme - que dans sa force de proposition, consistant à définir la logique des mouvements aberrants, ou les expériences-limites par lesquelles on touche tangentiellement « ce qu’il y a d’invivable dans la vie, d’immémorial dans la mémoire, d’impensable dans la pensée ». L’ouvrage est certes complexe, mais très clairs sont ses enjeux éthiques et politiques. Le vitalisme de Deleuze ne revient pas à « chanter l’affirmation joyeuse des puissances de la vie » : il est surtout une lutte douloureuse contre la mort - « celle par laquelle le capitalisme nous fait passer et qui nous transforme en morts vivants, en zombis sans avenir » - et la tentative, tout sauf aberrante, de montrer qu’« il y a quelque chose de "trop fort" dans la vie, de trop intense, que nous ne pouvons vivre qu’à la limite de nous-même ».

Marie Gil, Le Monde, vendredi 21 novembre 2014

La force du nouveau livre de David Lapoujade, Deleuze, les mouvements aberrants, est de nous faire pénétrer l’œuvre de Deleuze, pour la première fois, par le problème central de sa philosophie. L’auteur, philosophe et enseignant à l’université Paris-I-Sorbonne, s’est fait remarquer par de nombreux essais, dont Fictions du pragmatisme (Minuit, 2008), et fut l’éditeur des textes posthumes de Deleuze, L’Île déserte (Minuit, 2002) et Deux régimes de fous (Minuit, 2003).
Le problème central auquel il remonte, et qui unifie magistralement l’œuvre de Deleuze, est celui, classique et kantien, du fondement. Il s’agissait en effet pour Kant, après l’établissement du fait (« quid facti ? »), de fonder celui-ci en droit (« quid juris ? » ou « de quel droit ce fait ? »). David Lapoujade replace Deleuze dans la lignée des philosophes qui, comme Nietzsche, Bergson puis Heidegger, ayant poussé jusqu’en ses retranchements cette question du fondement, l’ont finalement ébranlée, ont atteint un plan au-delà que Deleuze nomme « sans-fond ».
Nouvelle logique de l’irrationnel
Que sont alors, dans cette perspective, ces « mouvements aberrants » que David Lapoujade identifie chez le philosophe et prend pour objet ? Ils sont justement ce qui empêche toute entreprise de fondation – citons les mouvements du pli chez Leibniz (Le Pli, Minuit, 1988), les contrats tordus du masochiste (Présentation de Sacher-Maszoch, Minuit, 1967), l’architecture rhizomatique et les mouvements de la ritournelle de Mille plateaux (Minuit, 1980), ses multiplicités nomades, et enfin, écrit Deleuze, sa « ligne frénétique de variation, en ruban, en spirale, en zig-zag, en S… ». Ces mouvements sont l’expression, la forme visible de ce « sans-fond » qui s’est substitué au fondement. Car ce qui intéresse Deleuze, ce n’est pas d’explorer les profondeurs, mais d’établir de nouvelles « terres », de nouvelles surfaces, qui répondent à une nouvelle logique de l’irrationnel.
Un des intérêts majeurs de l’ouvrage de David Lapoujade est la place qu’il donne à la terre dans cette perspective. C’est à propos de la terre que Deleuze emploie l’expression « mouvements aberrants » dans Pourparlers (Minuit, 1990), et il y a chez lui un lien primordial entre la pensée philosophique et la terre. Fonder, c’est fonder la terre. Il faut donc déterritorialiser, mais non pour retomber dans la reterritorialisation du capitalisme, factice et qui s’attribue un droit visant sa propre expansion sur le mode d’occupation du sol et la distribution des multiplicités. Deleuze ne cesse de reprendre le mot de Nietzsche : « que la terre devienne la légère » ; c’est à elle de distribuer le jugement en fonction des flux qui la déterminent, selon une répartition « nomade » et non plus « striée », créant un espace intensif. Deleuze le nomme « surface lisse ». En lui, l’histoire disparaît  - les nomades sont sans histoire, ils « sont de la géographie » - et une nouvelle temporalité émerge, une chronologie aberrante fondée sur l’événement.
L’événement, explique Lapoujade, n’existe pas dans le temps, il est ce qui produit le temps lui-même, ce qui distribue l’avant et l’après. On ne peut cependant sortir définitivement d’une pensée du fondement, on ne peut que suivre une « ligne de fuite », concept que David Lapoujade rétablit dans son sens véritable : la ligne défait ce qui en nous est de l’ordre d’une organisation fondatrice, au profit d’une autre image de la pensée. La philosophie de Deleuze est un combat, une guerre : lutter en faveur de l’irrationnel, faire exister ses « cris », qui passent inaperçus malgré leur permanence.
Les mouvements aberrants sont aussi bien ceux que Deleuze va chercher dans le dos des philosophes pour révéler le cœur logique de leur pensée, que ceux de l’œuvre de Deleuze et Guattari elle-même, qui introduit par exemple dans le cœur du système le « corps-sans-organe » et congédie le sens au profit de l’étude des « machines ». L’œuvre de Deleuze est un système, elle phagocyte les philosophies dont elle extrait la logique. David Lapoujade réussit admirablement cette chose difficile, ne pas prendre pour objet le sens, mais le mouvement et son problème, pour à son tour mettre en perspective une œuvre qui justement, parce qu’elle est un système, n’acceptait pas de perspective. Il repousse les limites de l’exégèse de Deleuze, en plaçant au cœur de l’œuvre un double, sa propre logique, qui a pour effet de diffracter son sens comme un miroir à facettes, et de nous le faire voir. En dégageant ainsi une « logique de Deleuze », David Lapoujade fait à Deleuze ce que celui-ci faisait à la philosophie.

 




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