Paradoxe


David Lapoujade

Les Existences moindres


2017
96 pages
ISBN : 9782707343420
16.50 €


En 1938, lorsque le philosophe Étienne Souriau dresse l’inventaire des différents modes d’existence qui peuplent le monde, une classe d’êtres retient particulièrement son attention : les êtres virtuels.
Ce sont toutes les potentialités qui accompagnent les existences comme des dimensions d’elles-mêmes, ce qu’elles pourraient être si… Ce ne sont pas de simples possibles, car les virtuels existent à leur manière. Le problème, c’est qu’ils manquent de réalité, comme s’il n’y avait pas de place pour eux dans le monde réel.
Celui qui veut les faire exister davantage, leur donner « plus » de réalité n’est pas seulement un créateur, c’est un avocat. Il lutte pour leur « droit » à exister davantage, à occuper légitimement une place dans ce monde. Toute création n’est-elle pas un plaidoyer en faveur des nouvelles existences qu’elle crée ?
N’est-ce pas le problème de toutes les existences, dès lors qu’elles sont privées du droit d’exister de telle ou telle manière ? C’est l’interrogation qui parcourt ce livre, au croisement de l’existence, de l’art et du droit.

ISBN
PDF : 9782707343444
ePub : 9782707343437

Prix : 11.99 €

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Roger-Pol Droit, Le Monde, vendredi 17 février 2017

Eloge de l’inachèvement perpétuel

Qui lit encore Etienne Souriau ? En apparence, pas grand monde. Ce philosophe français semble tombé dans l’oubli. Né à Lille en 1892, mort à Paris en 1979, à 87 ans, ce normalien promotion 1912 a survécu à la Grande Guerre avant d’être reçu premier à l’agrégation en 1920. Professeur d’université à Aix-en-Provence et à Lyon avant d’enseigner à la Sorbonne, il a déployé, au fil d’une quinzaine d’ouvrages disséminés entre 1925 et 1975, une pensée esthétique d’une richesse et d’une profondeur singulières. Non pas une « philosophie de l’art », comme on le dit trop vite, mais une conception bien plus vaste, où la philosophie se trouve englobée, envisagée comme un art parmi bien d’autres.
L’œuvre est touffue, complexe et sensible, novatrice à plus d’un titre. Elle sort à petits pas du purgatoire. Isabelle Stengers et Bruno Latour avaient présenté en 2009 la réédition de Des différents modes d’existence (PUF), paru en 1943. En 2016, un livre collectif lui a été consacré (Etienne Souriau. Une ontologie de l’instauration, Vrin). Aujourd’hui, David Lapoujade, avec Les Existences moindres, consacre à plusieurs aspects décisifs de cette pensée un essai intéressant.
Il n’y a pas qu’une seule manière d’exister. Une table, Hamlet, un électron, une racine carrée existent, mais différemment. Ce qui importe, dans ces multiples existences dissemblables, ce sont d’abord les manières. On ne les confondra pas avec les regards que portent les observateurs. ­Souriau se sépare de la phénoménologie en prêtant attention aux phénomènes plutôt qu’à la conscience.
Ce qui l’intéresse, selon David Lapoujade : ces « âmes instantanées » qui configurent les choses, des formes d’âme non humaines, marquées par une plus ou moins vive intensité d’existence. Le passage d’un mode d’existence à un autre s’opère par le biais des « virtuels ». Autour de chaque chose réelle se profile en permanence une foule de bribes, de bordures, une nuée de potentialités : l’arche du pont est cassée, mais la courbe se poursuit invisiblement au-dessus du vide, et avec trois phrases Henry James sait d’un coup qu’il tient un roman… Les virtuels ont le pouvoir inouï de redistribuer le monde, d’inverser les perspectives. « Si fragiles soient-ils, souligne David Lapoujade, ils ont cette puissance de troubler l’ordre du réel. »
Le moteur des devenirs
Dès lors, le monde a beau être plein, il est toujours inachevé. Mieux : chaque chose, parfaitement existante, se révèle, virtuellement, en voie de métamorphose. Vu sous cet angle, l’inachèvement n’est pas un manque, une marque d’incomplétude. Pas même un état transitoire. Encore moins une imperfection. Au contraire, il apparaît comme le moteur secret des devenirs. Il est tapi dans ces « existences moindres » qui entourent toute chose comme un halo, et font basculer son existence en une autre.
La lecture de David Lapoujade révèle un philosophe de la pluralité, un penseur des processus, des mouvements, des intensités. Après avoir édité et commenté Deleuze, étudié Bergson, scruté William James, il n’est pas si étonnant que David Lapoujade, qui enseigne la philosophie à Paris-I-Panthéon-Sorbonne, découvre et fasse découvrir Souriau. Il prolonge ainsi sa propre méditation métaphysique. Et sans doute une volonté d’ouvrir, dans le paysage contemporain, d’autres chemins que ceux qui ne mènent nulle part.

 

Alexandre Gefen, Le Magazine littéraire, mai 2017

Souriau, quand exister est un art

David Lapoujade nous fait redécouvrir l'un des esprits français les plus originaux du XXe siècle, Étienne Souriau. Spécialiste d'esthétique, le philosophe l'a étendue aux formes de vie dans leur ensemble, avec une grande clairvoyance sur l'enjeu du virtuel.

Patron de l'esthétique française, créateur de la « filmologie », précurseur de ce qu'on appelle aujourd'hui l'écocritique (Le Sens artistique des animaux, 1965), théoricien de l'intermédialité et de La Correspondance des arts (1969), métaphysicien d'une originalité prodigieuse, Étienne Souriau (1892-1979) sort enfin de l'ombre où il avait glissé pendant quelques décennies. Ce grâce aux efforts de Bruno Latour, mais aussi de David Lapoujade, qui lui consacre avec Les Existences moindres un essai aussi synthétique qu'accessible et rend justice à l'un des esprits français les plus neufs du XXe siècle. Le concept central d'Étienne Souriau, c'est le « pluralisme existentiel », c’est-à-dire l’idée que l’être possède une variété infinie de formes et de modes d’existence, qu’il parcourt des « plurivers » tout en restant un : « pluralité des âmes dans Avoir une âme, pluralité des modes d’existence dans Les Différents Modes d’existence, pluralité des « philosophèmes » ou des systèmes philosophiques dans L’Instauration philosophique ». On devine ici l’utilité de cette ontologie atomisée pour panser un concept fort à la mode à l’heure de l’individualisme libéral, celui des formes de vie : la vie s’organise dans des formes au nom d’un art d’exister d’essence esthétique ; ces formes visent un accomplissement dans la plénitude de leur être, chacune de ses propositions vitales cherchant des avocats venant l’instaurer, la défendre et l’intensifier.
L’autre originalité de la métaphysique d’Étienne Souriau, celle qui la rend particulièrement vivante et intéressante à l’heure du « nouveau réalisme », c’est qu’elle fait cohabiter dans un « cosmos des choses » les entités physiques, mais aussi des formes de pensée et des entités imaginaires, qu’elles soient idées ou personnages de fiction, en proposant même une place à ce qu’il nomme « la nuée des virtuels » : « Quantité d’ébauches et de commencements, d’indications interrompues, dessinent autour d’une réalité infime et changeante tout un jeu kaléidoscopique d’êtres et de monuments qui n’existeront jamais. »  Face à ces existences virtuelles qui, si ténues soient-elles, introduisent du jeu dans la distribution de la réalité, l’art et la philosophie ne se distinguent plus, il sont deux manières de voir, de mettre au point le regard pour rendre grâce aux multiples perspectives, d’expérimenter les possibles. C’est dire la mission des romans, capables de peupler des espaces inattendus et prétendument inhabitables ; c’est dire aussi, quoique David Lapoujade ne s’y risque pas, l’extension possible de la philosophie d’Étienne Souriau en direction des existences virtuelles de nos avatars numériques. « Nous entrons dans un monde où la solidité des corps, la netteté des contours, la fixité des images se dissipent au profit de verbes qui affectent tous les modes d’existence : apparaître, disparaître, réapparaître », conclut ce bel essai. Un philosophie pour l’art assurément, mais aussi une philosophie pour notre temps.

 




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