Paradoxe


Gilles Deleuze

Deux régimes de fous

et autres textes (1975-1995)
Édition préparée par David Lapoujade


2003
Collection Paradoxe , 384 pages
ISBN : 9782707318343
26.00 €


Ce second volume fait suite à L’Ile déserte et autres textes. Il regroupe l’ensemble des textes rédigés entre 1975 et 1995. La plupart d’entre eux suivent le double rythme de l’actualité (les terrorismes italiens et allemand, la question palestinienne, le pacifisme, etc.) et de la parution des ouvrages (Mille Plateaux, L’Image-mouvement et L’Image-temps, Qu’est-ce que la philosophie ?, etc.). Ce recueil comprend des conférences, des préfaces, des articles, des entretiens, publiés tantôt en France, tantôt à l’étranger.
Comme pour le premier volume, nous n’avons pas voulu imposer un parti pris au sens ou à l’orientation des textes, si bien que nous avons adopté un ordre de présentation strictement chronologique. Il ne s’agit pas de reconstituer un quelconque livre “ de ” Deleuze ou dont Deleuze aurait eu le projet. Ce recueil vise à rendre disponible des textes souvent peu accessibles, dispersés dans des revues, des quotidiens, des ouvrages collectifs, des publications à l’étranger, etc.
Conformément aux exigences formulées par Deleuze, on ne trouvera ici aucune publication posthume, ni aucun inédit. Toutefois, ce recueil comporte un nombre important de textes inconnus du lecteur français, mais connus des lecteurs anglo-saxons, italiens ou japonais. À l’exception du texte n°5, nous disposions chaque fois des textes originaux français dont Deleuze avait conservé une copie dactylographiée ou manuscrite
C’est évidemment cette version qui est présentée. Nous indiquons cependant en note la date de parution de l’édition américaine, anglaise ou italienne. (Pour le texte n°39, “ Foucault et les prisons ”, nous avons retranscrit l’entretien d’après l’enregistrement sur bande magnétique).
Pour l’essentiel, nous avons adopté les mêmes principes que pour le premier volume. On se permet d’en rappeler certains ici. Ne figurent pas dans le présent recueil :
– les textes pour lesquels Deleuze n’avait pas donné son accord ;
– les cours sous quelque forme que ce soit (qu’ils aient été publiés d’après des retranscriptions de matériaux sonores ou audiovisuels, ou résumés par Deleuze lui-même) ;
– les articles que Deleuze a repris dans ses autres livres (dont une grande partie a été reprise dans Pourparlers et dans Critique et clinique). Les modifications apportées ne justifiaient pas la réédition de l’article sous sa forme originale ;
– les extraits de textes (passages de lettres, retranscriptions de paroles, mots de remerciements, etc.) ;
– les textes collectifs (pétitions, questionnaires, communiqués, etc.) ;
– les correspondances (à l’exception notable de certaines lettres dont Deleuze avait accepté la parution, ainsi le texte n°55, ou de l’échange de lettres du texte n°47 dont Fanny Deleuze a accepté la publication).
À la différence du premier volume, nous n’avons pas toujours suivi les dates de parution car elles présentaient parfois un écart trop important avec les dates de rédactions. Ainsi un texte pouvait annoncer le projet de Qu’est-ce que la philosophie ? bien après que l’ouvrage fut paru. Aussi, pour éviter ces confusions, nous avons pris le parti, chaque fois que cela était possible, de suivre l’ordre de rédaction, grandement aidé en cela par le fait que la plupart des textes manuscrits ou dactylographiés de Deleuze étaient datés avec précision. Si l’on veut suivre l’ordre de publication, on peut se reporter à la bibliographie complète des articles de la période en fin de volume.
Nous avons chaque fois reproduit le texte dans sa version initiale, en y apportant les corrections d’usage. Dans la mesure où Deleuze rédigeait la plupart de ses entretiens, nous avons conservé certaines caractéristiques propres à son écriture (ponctuation, usage des majuscules, etc.).
Pour ne pas alourdir le texte de notes, nous nous sommes bornés à donner quelques indications avant chaque texte quand elles pouvaient éclairer les circonstances de sa rédaction ou d’une collaboration. Faute de précision, nous avons parfois donné un titre à des articles qui n’en avaient pas, en le spécifiant chaque fois. Nous avons également complété certaines références, parfois imprécises, fourni par Deleuze. Les notes de l’éditeur sont appelées par des lettres.
On trouvera, en fin de volume, une bibliographie complète des articles de la période 1975-1998, ainsi qu’un index des noms.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑


Présentation – 1. Deux régimes de fous – 2. Schizophrénie et société – 3. Table ronde sur Proust – 4. À propos du département de psychanalyse à Vincennes (avec Jean-François Lyotard) – 5. Note pour l’édition italienne de Logique du sens – 6. Avenir de linguistique – 7. Sur Le Misogyne – 8. Quatre propositions sur la psychanalyse – 9. L’interprétation des énoncés (avec Félix Guattari, Claire Parnet, André Scala) – 10. L’ascension du social – 11. Désir et plaisir – 12. Le juif riche – 13. À propos des nouveaux philosophes et d’un problème plus général – 14. Le pire moyen de faire l’Europe (avec Félix Guattari) – 15. Deux questions sur la drogue – 16. Rendre audibles des forces non-audibles par elles-mêmes – 17. Les gêneurs – 18. La plainte et le corps – 19. En quoi la philosophie peut servir à des mathématiciens ou même à des musiciens - même et surtout quand elle ne parle pas de musique ou de mathématiques – 20. Lettre ouverte aux juges de Negri – 21. Ce livre est littéralement une preuve d’innocence – 22. Huit ans après : entretien 80 – 23. La peinture enflamme l’écriture – 24. Manfred : un extraordinaire renouvellement – 25. Préface à L’Anomalie sauvage – 26. Les Indiens de Palestine – 27. Lettre à Uno sur le langage – 28. Préface pour l’édition américaine de Nietzsche et la philosophie – 29. Cinéma-I, première – 30. Portrait du philosophe en spectateur – 31. Le pacifisme aujourd’hui (avec Jean-Pierre Bamberger) – 32. Mai 68 n’a pas eu lieu (avec Félix Guattari) – 33. Lettre à Uno : comment nous avons travaillé à deux – 34. Grandeur de Yasser Arafat – 35. Sur les principaux concepts de Michel Foucault – 36. Les plages d’immanence – 37. Il était une étoile de groupe – 38. Préface pour l’édition américaine de L’Image-mouvement – 39. Foucault et les prisons – 40. Le cerveau, c’est l’écran – 41. Occuper sans compter : Boulez, Proust et le temps – 42. Préface à l’édition américaine de Différence et répétition – 43. Préface pour l’édition américaine de Dialogues – 44. Préface pour l’édition italienne de Mille Plateaux – 45. Qu’est-ce que l’acte de création ? – 46. Ce que la voix apporte au texte – 47. Correspondance avec Dionys Mascolo – 48. Les pierres – 49. Postface pour l’édition américaine :« Un retour à Bergson » – 50. Qu’est-ce qu’un dispositif ? – 51. Réponse à une question sur le sujet – 52. Préface pour l’édition américaine de L’Image-temps – 53. Les trois cercles de Rivette – 54. L’engrenage – 55. Lettre-préface à Jean-Clet Martin – 56. Préface pour l’édition américaine de Empirisme et subjectivité – 57. Préface : une nouvelle stylistique – 58. Préface : les allures du temps – 59. La guerre immonde (avec René Scherer) – 60. Nous avons inventé la ritournelle (avec Félix Guattari) – 61. Pour Félix – 62. L’immanence : une vie – Bibliographie générale – Index

ISBN
PDF : 9782707330437
ePub : 9782707330420

Prix : 18.99 €

En savoir plus

Robert Maggiori (Libération, 23 octobre 2003)

Deleuze chez Alice
Deuxième volume de « Textes et entretiens » du philosophe, contre-chant d’une œuvre, de
L’Anti-Œdipe à Qu’est-ce que la philosophie ?
 
«“ À deux, nous voudrions être l’Humpty Dumpty ou les Laurel et Hardy de la philosophie. Une philosophie-cinéma. ” On ne croirait pas que Gilles Deleuze puisse évoquer de la sorte son travail avec Félix Guattari. Sortie de son contexte, la phrase, il est vrai, n’a pas grand sens. Elle figure dans la “ Note de l’auteur ” dont Deleuze fait précéder la traduction italienne de la Logique du sens. On la trouve aujourd’hui dans Deux régimes de fous, recueil de “ Textes et entretiens ” (1975-1995) qui fait suite à l’Ile déserte (1953-1974), publié l’an dernier. La référence à Humpty Dumpty n’y apparaît pas comme une coquetterie. Lewis Carroll est un “ explorateur ”, un “ expérimentateur ”, qui “ a le don de se renouveler selon des dimensions spatiales, des axes topographiques ”, écrit Deleuze. “ Dans Alice, les choses se passent en profondeur et en hauteur : les souterrains, les terriers, les galeries, les explosions, les chutes, les monstres, les nourritures, mais aussi ce qui vient du haut ou est aspiré vers le haut comme le chat du Cheschire. Dans le Miroir, il y a au contraire une étonnante conquête des surfaces (...) : on ne s’enfonce plus, on glisse, surface plane du miroir ou du jeu d’échecs, même les monstres deviennent latéraux. Pour la première fois, la littérature se déclare ainsi art des surfaces, arpentage de plans. Avec Sylvie et Bruno, c’est encore autre chose (peut-être préfiguré par Humpty Dumpty dans le Miroir) : deux surfaces coexistent avec deux histoires contiguës et l’on dirait que ces deux surfaces s’enroulent de telle sorte qu’on passe d’une histoire à l’autre, tandis qu’elle disparaissent d’un côté pour réapparaître de l’autre, comme si le jeu d’échecs était devenu sphérique. ” Deleuze dit cela en 1976, au moment où son livre paraît en Italie. Mais, entre-temps (Logique du sens date de 1969), il a publié avec Guattari l’Anti-Œdipe, véritable machine de guerre qui, depuis 1972, sème la panique dans le monde des idées. Le rapport avec l’excursion au pays des merveilles, des grottes et des miroirs ? Le voici : “ Dans Logique du sens, j’essaie de dire comment la pensée s’organise selon des axes et des directions semblables ”. Ainsi le platonisme, inséparable de la hauteur, qui orientera l’image traditionnelle de la philosophie, les présocratiques et le retour aux présocratiques, “ comme retour au souterrain, aux cavernes préhistoriques ”, les stoïciens, “ et leur art des surfaces ”... Et c’est ainsi que Gilles Deleuze fait comprendre les soubresauts de sa propre évolution théorique : “ Dans Logique du sens, la nouveauté consistait pour moi à apprendre quelque chose des surfaces. Les notions restaient les mêmes : « multiplicité », « singularité », « intensité », « événement », « infini », « problèmes », « paradoxes » et « proportions », mais réorganisées selon cette dimension. Les notions changeaient donc, ainsi que la méthode, une sorte de méthode sérielle propre aux surfaces ; et le langage changeait aussi, un langage que j’aurais souhaité de plus en plus intensif, procédant par petites rafales. ”
Quelque chose n’allait pas cependant : la Logique “ témoignait encore d’une complaisance ingénue et coupable envers la psychanalyse ”. Il fallait une autre analyse (“ une schizoanalyse ”) et une autre méthode, qui fut aussi une politique (“ une micropolitique ”), prenant “ la place de la psychanalyse ”. Et voilà l’Anti-Œdipe, qui “ n’a plus ni hauteur ni profondeur, ni surface ”, où “ tout arrive, se fait, les intensités, les multiplicités, les événements, sur une sorte de corps sphérique ou de tableau cylindrique : corps sans organes ”, où, “ au lieu de séries ”, il sera question de ce que Guattari nomme rhizome. “ À deux, nous voudrions être l’Humpty Dumpty... ”Le mot d’ordre sera désormais : “ devenir imperceptible, faire rhizome et ne pas prendre racine ”.
Édité par David Lapoujade selon les principes déjà appliqués à l’Ile déserte (pas de publications d’écrits pour lesquels Deleuze n’a pas donné son accord), Deux régimes de fous contient une soixantaine de “ textes et entretiens ”. Ils font comme le contre-chant, ou, si l’on veut, le contre-champ, de l’élaboration de l’œuvre (entre 1975 et 1995, Deleuze, seul ou avec Guattari, publie entre autres Mille Plateaux, Cinéma 1 et Cinéma 2, le Pli, Qu’est-ce que la philosophie ?, Critique et clinique...), et sont en cela indispensables, ne serait-ce que parce qu’ils permettent de voir la multiplicité des plans sur lesquels le philosophe intervient : l’Europe, la drogue, Boulez, le pacifisme, l’arrestation de Toni Negri, Boulez, Proust, les “ nouveaux philosophes ”, Rivette, “ les Indiens de Palestine ”, la guerre du Golfe, la linguistique, les prisons, Foucault... D’un intérêt particulier sont les préfaces que Deleuze rédige pour les éditions étrangères de ses œuvres, notamment celles, américaines, de Nietzsche et la philosophie, Différence et répétition ou Empirisme et subjectivité, toujours très éclairantes parce que synthétiques. Mais, avec le recul, ce qui frappe, c’est l’audace de Deleuze, cette façon, justement, de faire aller la pensée comme si elle était poussée par le vent. Même si cela ne peut surprendre aucun lecteur de l’Anti-Œdipe, on est quand même saisi, pour faire un seul exemple, de la violence avec laquelle Deleuze bombarde la psychanalyse, “ machine d’interprétation ” et “ machine de subjectivation ”, qui “ empêche toute production du désir ”, qui “ est faite tout entière pour empêcher les gens de parler ”. “ La psychanalyse nous parle beaucoup de l’inconscient ; mais, d’une certaine manière, c’est toujours pour le réduire, le détruire, le conjurer. L’inconscient est conçu comme une contre-conscience, un négatif, un parasitage de la conscience. (...) Ce que la psychanalyse appelle production ou formation de l’inconscient, ce sont toujours des ratés, des conflits imbéciles, des compromis débiles ou de gros jeux de mots. Dès que ça réussit, c’est de la sublimation, de la désexualisation, de la pensée, ce n’est surtout pas le désir – l’ennemi qui niche au cœur de l’inconscient. Des désirs, il y en a toujours trop : pervers polymorphe. On vous apprendra le Manque, la Culture et la Loi, c’est-à-dire la réduction et l’abolition du désir ”(1977). Armée de “ père ”, “ mère ”, “ loi ” et “ signifiant ”, la psychanalyse va jusqu’à se fermer à la compréhension du délire, réduit à n’être que “ la reproduction même imaginaire d’une histoire familiale autour d’un manque ”, alors qu’il relève d’un “ trop-plein d’histoire ” et fait intervenir l’ensemble du champ social et politique : ce que le délire brasse, “ ce sont les races, les civilisations, les cultures, les continents, les royaumes, les pouvoirs, les guerres, les classes et les révolutions ” (1975).
Deux régimes de fous
s’achève par “ L’immanence : une vie ”, dernier texte publié par Deleuze avant qu’il ne se donne la mort le 4 novembre 1995, et par un hommage à l’ami Félix, lequel “ rêvait d’un système dont certains segments auraient été scientifiques, d’autres philosophiques, d’autres vécus, ou artistiques, etc. ” »

David Rabouin (Magazine littéraire, novembre 2003)


Lire Deleuze
Un volume de textes et un lexique des principaux concepts élaborés par Gilles Deleuze permettent d’éclairer la démarche du philosophe.
 
« Il est des penseurs dont on finit par ne plus interroger leur philosophie, mais leur rapport à la philosophie. Gilles Deleuze n’est pas de ceux-là : philosophe, il le fut sans hésitation, ni distance, naïvement disait-il, la main à cette pâte qu’il travaillait pour faire lever quelques concepts. D’où la célèbre maxime deleuzienne : “ La philosophie est une discipline aussi créatrice, aussi inventive que tout autre discipline, et elle consiste à créer ou bien inventer des concepts. Et les concepts, ils n’existent pas tout faits dans une espèce de ciel où ils attendraient qu’un philosophe les saisisse. Les concepts, il faut les fabriquer ” (« Qu’est-ce que l’acte de création ? »). Rien de plus significatif, à cet égard, que son emportement contre les soi-disant “ nouveaux philosophes ” : bien sûr, Deleuze est agacé par leur haine de 68 (“ une rancœur de 68, ils n’ont que ça à vendre ”), et leur goût prononcé pour la martyrologie (“ ils vivent de cadavres ”), mais le fond de l’affaire est ailleurs et finit donc par sortir : “ Ce que je leur reproche, c’est de faire un travail de cochon ” ! Réflexe d’artisan outré par le manque de savoir-faire de ceux qui se réclament de son “ métier ”.
De ce point de vue, le deuxième tome des “ Textes et Entretiens ” (1975-1995), Deux régimes de fous, apporte plus encore que le premier (L’Ile déserte et autres textes (1953-1974), Éditions de Minuit). Il y a, bien sûr, à nouveau le plaisir de retrouver certains textes difficiles d’accès : les textes politiques d’abord (sur Toni Negri, sur la Palestine, sur mai 68 et l’effervescence de l’Université de Vincennes) ; le pamphlet contre les nouveaux philosophes ; la conférence à la FEMIS (« Qu’est-ce que l’acte de création ? ») ; mais aussi toutes les étapes du dialogue si riche engagé avec Michel Foucault (dont les notes prises sur Surveiller et punir, document exceptionnel pour comprendre la divergence des vues entre les deux auteurs sur la question du désir et du pouvoir). Mais il y a également tous ces moments où transparaît la maturité, le regard sans complaisance sur l’œuvre : “ Ici, mon idée c’était… ” ; “ là, nous avons créé le concept… ” ; “ si c’était à refaire, je m’y prendrais plutôt comme ça… ”.
La mise à disposition en français des préfaces aux éditions étrangères livre ici un matériau essentiel, surtout pour tous ceux qui ont du mal à entrer dans les œuvres les plus techniques. Quelle plus belle introduction à Différence et répétition, par exemple, que la préface à l’édition américaine : “ Finalement dans ce livre, il me semblait qu’on ne pouvait atteindre aux puissances de la différence et de la répétition qu’en mettant en question l’image qu’on se faisait de la pensée. ” Ah, la fameuse “ image de la pensée ”, mais qu’est-ce que cela veut dire ? “ Je veux dire que nous ne pensons pas seulement d’après une méthode, tandis qu’il y a une image de la pensée, plus ou moins implicite, tacite et présupposée, qui détermine nos buts et nos moyens, quand nous nous efforçons de penser. ” Un exemple ? “ Par exemple, on suppose que la pensée possède une bonne nature, et le penseur, une bonne volonté (vouloir « naturellement » le vrai) ; on se donne comme modèle la récognition, c’est-à-dire le sens commun, l’usage de toutes les facultés sur un objet supposé le même ; on désigne l’ennemi à combattre, l’erreur, rien d’autre que l’erreur (…). Telle est l’image classique de la pensée. ” Et le dialogue pourrait ainsi continuer en compagnie du philosophe expliquant sa construction jusqu’à la nouvelle image de la pensée élaborée avec Guattari sur le modèle du “ rhizome ”.
Cette belle occasion d’entrer dans les concepts deleuziens pourra être complétée par une autre initiative heureuse : la publication d’un Vocabulaire de Gilles Deleuze (sous la direction de Robert Sasso et d’Arnaud Villani). “ Déterritorialisation ” (mot impossible à prononcer de l’aveu même de Deleuze et Guattari), “ Multiplicité ”, “ Ligne de fuite ”, “ Plan d’immanence ”, tout y est, et limpidement expliqué qui plus est ! Chaque entrée est, par ailleurs, accompagnée d’un commentaire critique qui replace la notion dans le système et en restitue le caractère problématique. Bref, un beau guide pour entrer dans la lecture de Deleuze. »

Didier Eribon (Le Nouvel Observateur, 6 novembre 2003)

« Voici donc le deuxième – et dernier – volume rassemblant les articles, préfaces et entretiens de Gilles Deleuze. Il couvre la période allant de 1975 à 1995, date à laquelle Deleuze s’est donné la mort. Y résonne, bien sûr, l’écho rencontré par son livre écrit avec Félix Guattari, L’Anti-Œdipe. Et il revient à la charge contre la psychanalyse, s’en prend avec vigueur à la pratique analytique de l’interprétation. S’il n’épargne pas Freud – parlant de ses “ pages grotesques sur la fellation ”–, la cible principale de son ironie reste évidemment Lacan. Le programme psychanalytique, selon lui, se ramène alors à une guerre contre le désir : “ Des désirs, il y en a toujours trop : on vous apprendra le Manque, la Culture et la Loi, c’est-à-dire la réduction et l’abolition du désir. ” À plusieurs reprises, et en des pages superbes, Deleuze s’explique sur le travail qu’il a mené avec Guattari, comment ils ont écrit à deux ces grands livres que sont L’Anti-Œdipe, Kafka, Mille plateaux ou encore Qu’est-ce que la philosophie ?.
Une autre figure éminente de la vie intellectuelle est très présente dans ce volume, c’est Michel Foucault, qui voulait se débarrasser de la notion – trop psychanalytique à son goût – de “ désir ”, pour lui substituer celle de “ plaisir ”. Pour Deleuze, c’est le contraire : le privilège donné au « plaisir » est une manière de figer le désir, de l’assigner à un “ territoire ”. Deleuze, qui aimait, admirait Foucault, engage la discussion dans une longue lettre qui constitue l’un des plus beaux commentaires jamais écrits sur lui : à la fois généreux et sans complaisance, soulignant aussi bien les apports théoriques que les difficultés non résolues. Il en est de même avec “ les Principaux Concepts de Michel Foucault ”, qui préfigure le livre que Deleuze écrira en 1986 sur l’auteur de Surveiller et punir. Bien sûr, Deleuze éclaire aussi sa propre pensée – à travers notamment les deux entretiens qu’il accorde à Hervé Guibert pour Le Monde à propos de son livre sur le cinéma et celui sur le peintre Francis Bacon. Mais l’on ne rendrait pas justice à l’œuvre de Deleuze si l’on passait sous silence ses écrits politiques. Ceux sur la Palestine sont empreints de noblesse, d’émotion et de colère contenues. Il y dénonce violemment la politique israélienne – en même temps que ceux qui instrumentalisent l’accusation d’antisémitisme pour en faire une arme contre les intellectuels et les militants qui apportent leur soutien aux Palestiniens. “ Les Indiens de Palestine ”, “ Grandeur de Yasser Arafat ”, “ les pierres ” n’ont rien perdu de leur actualité. Le ton y est grave, comme dans l’appel contre la guerre en Irak, écrit avec René Schérer en 1991. Mais Deleuze sait aussi se faire sarcastique. À propos du débat sur le voile à l’école par exemple : “ La guerre à l’école sur la tête couverte ou découverte des petites filles a un aspect humoristique irrésistible. Depuis Swift et le conflit entre ceux qui voulaient ouvrir les œufs à la coque par le gros bout et leurs adversaires, on n’avait pas imaginé un tel motif de guerre. ”»

 

Du même auteur

Poche « Reprise »

Livres numériques

Voir aussi

* Conclusions sur la volonté de puissance et l’éternel retour, dans Cahiers de Royaumont, Nietzsche, dir. Gilles Deleuze (Minuit,1966).
* L’ascension du social, postface à La Police des familles, de Jacques Donzelot (Minuit, 1977 et Reprise , 2005).
* L’Épuisé , dans Samuel Beckett, Quad et autres pièces pour la télévision (Minuit, 1992).

Sur Gilles Deleuze :
* Vincent Descombes, Le Même et l’autre (Minuit, 1979).
* David Lapoujade, Deleuze, les mouvements aberrants (Minuit, 2014).




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