Essais


Sous la direction de  Gilles Deleuze

Cahiers de Royaumont. Nietzsche


1966
292 pages
ISBN : 9782707302977
33.00 €


Compte rendu, publié sous la direction de Gilles Deleuze, du colloque qui s’est tenu du 4 au 8 juillet 1964 à Royaumont.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

Avant-propos
Introduction : Résumé de l'allocution de Martial Gueroult

Première partie : L'homme et le monde selon Nietzsche
Henri Birault, « De la béatitude chez Nietzsche » – Discussion
Karl Löwith, « Nietzsche et sa tentative de récupération du monde » (traduction de Arion L. Kelkel) – Discussion
Jean Wahl, « Ordre et désordre dans la pensée de Nietzsche » – Discussion
Gabriel Marcel, « Notre point d'interrogation » – Discussion

Deuxième partie : Confrontations
Giorgio Colli et Mazzino Montinari, « État des textes de Nietzsche » (traduction de Hans Hildenbrand et Alex Lindenberg)
Edouard Gaède, « Nietzsche et la littérature »
Herbert W. Reichert, « Nietzsche et Hermann Hesse, un exemple d'influence »
Boris de Schloezer, « Nietzsche et Dostoïevski »
Danko Grlic, « L'anti-esthéticisme de Nietzsche » (traduction de Frano Gospodnetic)
Michel Foucault, « Nietzsche, Freud, Marx » – Discussion

Troisième partie : Expériences et concepts
Gianni Vattimo, « Nietzsche et la philosophie comme exercice ontologique » – Discussion
Pierre Klossowski, « Oubli et anamnèse dans l'expérience vécue de l'éternel retour du Même » – Discussion
Jean Beaufret, « Heidegger et Nietzsche – le concept de valeur » – Discussion
Gilles Deleuze, « Conclusions sur la volonté de puissance et l'éternel retour »

‑‑‑‑‑ Avant-propos ‑‑‑‑‑

Le VIIe colloque philosophique international de Royaumont, « Nietzsche », s'est tenu sous la présidence de M. Guéroult, du 4 au 8 juillet 1964.
Nous en présentons les actes, divisés en trois parties : I. L'homme et le monde, où la conception nietzschéenne du monde, et de la situation de l'homme dans le monde, est particulièrement analysée. – II. Confrontations, où Nietzsche est considéré des points de vue de la critique des textes, de la comparaison littéraire ou artistique, et d'une méthodologie comparée. – III. Expériences et concepts, où les notions de « valeur », de « volonté de puissance », « d'éternel retour » sont analysées dans leur contenu vécu et philosophique. Malgré son caractère arbitraire, cette division nous a semblé avoir des avantages de clarté.
À notre profond regret, nous n'avons pu reproduire la conférence de M. Goldbeck, sur Nietzsche et la musique. Car toute cette conférence renvoyait à l'audition simultanée de mélodies de Nietzsche, que nous devions à l'obligeance de l'O.R.T.F., et à la partition de Manfred, que Mlle de Sabran et M. Goldbeck avaient bien voulu jouer. Nous ne saurions trop dire combien, dans ce livre, nous regrettons cette lacune.
Dans la plupart des cas, les discussions ont été reproduites. Celle qui suivit la conférence de M. Karl Löwith a pu être reconstituée grâce à l'obligeance de M. Löwith et des participants. Nous avons dû renoncer, dans la seconde partie, à publier certaines discussions que les exigences d'horaire avaient trop vite interrompues.
Puisqu'il n'existe pas actuellement d'édition complète et critique de base, nous avons laissé subsister une certaine variété dans les références, conformément au choix des conférenciers. C'est pourquoi les textes du Nachlass sont cités de manières diverses. MM. Colli et Montinari, qui ont bien voulu dire dans ce colloque l'intention et l'état de leurs travaux, se proposent de publier prochainement une édition enfin complète et exacte de l'œuvre, comprenant l'ensemble des notes suivant l'ordre chronologique.

‑‑‑‑‑Introduction ‑‑‑‑‑

M. Guéroult annonce l'ouverture du colloque, en le plaçant sous le signe des Trois Métamorphoses : « comment l'esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant » (1). Cette triple métamorphose correspond-elle à la psychologie de Nietzsche, à son évolution telle qu'il la pense ? Ou à une histoire de l'humanité, histoire qui commencerait à peine, et s'achèverait dans le surhumain ? Ou bien à une structure des expériences et des concepts qui traversent toute la philosophie de Nietzsche ? Sans doute tout cela à la fois.
Chaque moment de la métamorphose a des caractères particuliers, qui doivent être considérés de près. L'esprit qui devient chameau est fort, vigoureux, courageux, patient, respectueux. Il est à proprement parler « héroïque ». Ses activités sont multiples : de la religion à la morale, de la morale à la connaissance. Mais ce qui est commun à toutes ces activités, c'est de porter. Aussi l'esprit-chameau porte-t-il toutes les valeurs : les valeurs divines, puis les valeurs humaines de la morale, les valeurs de la connaissance elle-même. Dire oui, pour lui, c'est toujours assumer, se charger. Tel est le héros, dont Nietzsche dira qu'il ne sait pas « dételer » (2). Sa devise est Tu dois – que le devoir lui vienne d'un Dieu, d'un maître ou de lui-même.
Mais l'esprit-chameau, chargé de tous ces poids, se hâte vers le désert. Ce désert n'est-il pas – au-delà des valeurs divines et humaines – la découverte d'une absence radicale de la valeur ? Le moment même où le dernier homme pousse son cri : « tout est vain ! » Mais à ce point, le chameau devient lion. Car au lieu de sombrer dans le nihilisme du dernier homme et du désert, il s'en prend au principe même dont les valeurs dépendaient, et dont dépendait aussi le néant des valeurs. Au « Tu dois », le lion oppose un « Je veux ». Au principe des valeurs, il oppose un tout autre principe, pour des évaluations futures jusqu'alors inconnues. Au Oui du chameau, qui consiste à assumer, il oppose un Non triomphant : il piétine tous les fardeaux, même celui du nihilisme. Il est libre, il sait dételer.
Mais il manque au lion une dernière métamorphose : le devenir-enfant, le moment de la transmutation. Car l'enfant fait mieux que de lutter : il a déjà oublié, il ne sait pas encore porter ; il est « innocence et oubli ». C'est en lui que les évaluations créatrices se substituent non seulement aux valeurs établies, mais au principe de toute valeur établie possible. Aussi dépasse-t-il le Non du Lion vers un nouveau Oui – mais ce Oui n'est plus celui du chameau qui porte, c'est celui de l'enfant-joueur qui crée, une affirmation qui se confond avec la légèreté. Nous devons penser au destin final de la philosophie de Nietzsche : cette philosophie, avec toute sa puissance de destruction, reste tout entière tendue jusqu'au dernier moment vers cet idéal d'affirmation, de joie, presque de béatitude.

(1). Zarathoustra, I – cf. aussi un texte moins « imagé », mais tout à fait analogue, éd. Kröner XIII, pp. 59 sq.
(2). Zarathoustra, II, « Des hommes sublimes ».


 





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