Georges Didi-Huberman
Peuples en larmes, peuples en armes. L'Oeil de l'histoire, 6
2016
464 p.
ISBN : 9782707329622
29.50 €
75 illustrations in-texte
Il en est – au regard de l’histoire et de la politique – des émotions comme des images (les deux étant d’ailleurs souvent mêlées) : on a tendance à tout leur demander ou, au contraire, à tout leur refuser. La première attitude, assez commune, prolonge la confiance en croyance et se livre bientôt à ce « marché aux pleurs » des émotions médiatisées qui finit par tuer toute vérité de l’émotion comme toute émotion de la vérité. La seconde attitude, plus élitiste, prolonge la méfiance en rejet, en mépris et, finalement, en ignorance pure et simple des émotions comme des images : elle supprime son objet au lieu de le critiquer. Il fallait donc envisager une approche plus dialectique.
Ce livre en est la tentative, focalisée – après une brève histoire philosophique de la question – sur l’analyse d’une seule situation, mais exemplaire : un homme est mort de mort injuste et violente, et des femmes se rassemblent pour le pleurer, se lamenter. C’est bientôt tout un peuple en larmes qui les rejoindra. Or cette situation, que l’on observe partout et de tout temps, a été remarquablement construite en images par Sergueï Eisenstein dans son célèbre film Le Cuirassé Potemkine. Mais comment se fait-il que Roland Barthes, l’une des voix les plus influentes dans le domaine du discours contemporain sur les images, a considéré cette construction du pathos comme vulgaire et « pitoyable », nulle et non avenue ? La première réponse à cette question consiste, ici, à repenser de bout en bout le parcours de Roland Barthes dans ses propres émotions d’images : depuis les années 1950 où il admirait encore le pathos tragique, jusqu’à l’époque de La Chambre claire où il substitua au mot pathos, désormais détesté, un mot bien plus subtil et rare, le pothos…
La meilleure réponse à la critique barthésienne sera fournie par Eisenstein lui-même dans la structure de sa séquence d’images comme dans le discours – immense, profus, génial, aussi important que celui des plus grands penseurs de son temps – qu’il tient sur la question des images pathétiques. On découvre alors une émotion qui sait dire nous et pas seulement je, un pathos qui n’est pas seulement subi mais se constitue en praxis : lorsque les vieilles pleureuses d’Odessa, autour du corps du matelot mort, passent de lamentation à colère, « portent plainte » et réclament justice pour faire naître ce peuple en armes de la révolution qui vient.
Du même auteur
- La Peinture incarnée, 1985
- Devant l’image, 1990
- Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, 1992
- L’Étoilement, 1998
- Phasmes. Essais sur l'apparition, 1, 1998
- La Demeure, la souche, 1999
- Devant le temps, 2000
- Être crâne, 2000
- Génie du non-lieu, 2001
- L’Homme qui marchait dans la couleur, 2001
- L’Image survivante, 2002
- Images malgré tout, 2004
- Gestes d’air et de pierre, 2005
- Le Danseur des solitudes, 2006
- La Ressemblance par contact, 2008
- Quand les images prennent position. L'Oeil de l'histoire, 1, 2009
- Survivance des lucioles, 2009
- Remontages du temps subi. L'Oeil de l'histoire, 2, 2010
- Atlas ou le gai savoir inquiet. L'Oeil de l'histoire, 3, 2011
- Écorces, 2011
- Peuples exposés, peuples figurants. L'Oeil de l'histoire, 4, 2012
- Blancs soucis, 2013
- Phalènes, 2013
- Sur le fil, 2013
- Essayer voir, 2014
- Sentir le grisou, 2014
- Passés cités par JLG. L'Oeil de l'histoire, 5, 2015
- Sortir du noir, 2015
- Peuples en larmes, peuples en armes. L'Oeil de l'histoire, 6, 2016
- Passer, quoi qu'il en coûte, 2017
- Aperçues, 2018
- Désirer désobéir. Ce qui nous soulève, 1, 2019
- Eparses. Voyage dans les papiers du ghetto de Varsovie, 2020
- Imaginer recommencer. Ce qui nous soulève, 2, 2021
- Le Témoin jusqu'au bout. Une lecture de Victor Klemperer, 2022
- Brouillards de peines et de désirs.
Faits d'affects,1, 2023 - La Fabrique des émotions disjointes, 2024
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