Marie NDiaye
Tous mes amis
2004
176 pages
ISBN : 9782707318596
13.20 €
35 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille
Ce volume comporte cinq nouvelles écrites au cours des deux dernières années.
Dans Tous mes amis , un professeur tâche de comprendre pourquoi son ancienne élève a usé d'une telle volonté pour oublier l'enseignement qu'il lui a dispensé avec ardeur, et pour oublier, même, qu'il a été professeur.
La Mort de Claude François raconte les retrouvailles de deux amies d'enfance, l'une restée d'une fidélité absolue à la mémoire du chanteur adoré, l'autre au souvenir de la beauté de son amie.
Dans Les Garçons , un jeune homme sans qualités particulières essaye malgré tout de se vendre à n'importe quelle femme de la ville qui voudra de lui, comme cela s'est déjà fait dans le voisinage.
Une journée de Brulard est certainement la plus terrible journée dans la vie d'Eve Brulard, abandonnée sur les rives d'un lac enchanteur et poursuivie par des visions d'elle-même en jeune fille intransigeante.
Révélation , ou comment une femme qui entreprend de se débarrasser de son fils au cerveau fêlé comprend à quel point il lui manquera.
Jean-Baptiste HARANG, Libération, jeudi 12 février 2004
Notre sorcière bien-aimée : Rencontre avec Marie NDiaye autour d' une pièce de théâtre et autres bonnes nouvelles.
Patrick Grainville (Le Figaro, 24 février 2004)
Mauvaises nouvelles
Marie NDiaye a su conférer à ses cinq récits une certaine unité de délire. Il s'agit dans tous les cas de personnages maudits, mal aimés, confrontés à des proches auxquels ils vouent une admiration jalouse. Des envoûtés. Une poignée de parias face à leurs dieux... Un professeur, abandonné par sa femme et ses gosses, nourrit une fascination pour Séverine, la bonne qu'il emploie ! Cette ancienne élève, qui dans le passé déjà le méprisait, continue imperturbablement de jouer son rôle de reine dédaigneuse, intransigeante. C'est lui le maître théorique, mais toute relation est plus paradoxale qu'il n'y paraît. Chez Marie NDiaye, les rapports du maître et de l’esclave connaissent des retournements tels que Hegel lui-même n'y retrouverait plus sa dialectique fameuse...
Le pouvoir que donne le statut social n'a rien à voir avec la véritable emprise exercée par ceux que le destin a élus, dotés de jeunesse, de beauté, de magnétisme. Leurs victimes ravies et ravalées au rang de damnés ruminent leur amertume, leur solitude, leur vie ratée, leur vengeance. Il en va de même dans une nouvelle assez kitsch, intitulée La Mort de Claude François . Où une femme médecin séparée de son mari qui la méprise, rejetée par sa fille, reste subjuguée par une amie d'enfance belle et tapageuse, qu'elle va retrouver trente ans après. Le temps ne nous lâche pas, il pèse de tout son poids. La nouvelle est ce moment où sa mâchoire nous happe. Pourtant la femme enviée, idéale, n'est qu'une déesse assez délabrée qui vit dans le mythe de Claude François, dont elle servira le culte jusqu'à vouloir mourir au même âge que lui !
Les héros de Marie NDiaye sont volontiers en proie au délire, à la paranoïa, comme si un complot avait été fomenté contre leur bonheur. À moins qu'ils ne croient payer une mystérieuse faute commise dans le passé et dont on ignorera souvent tout. Ainsi ce René, servile et laid, écrasé par l'aura qui entoure le fils de ses employeurs. Un beau gamin sportif et bronzé que ses parents vont vendre à un couple pervers. René n'a plus qu'un désir : être beau, être désiré, être acheté à son tour ! Qu'importe l'aliénation si elle est dorée et nous permet de sauver la face. Tous les personnages sont donc victimes d'une illusion, d'un mythe, d'un déraillement d'image qui les voue à l'esclavage.
L'histoire la plus biscornue, au sens propre, est celle d'une certaine Brulard, alias Eve Brulard, dont on ne saura jamais vraiment qui elle est, si elle affabule, si elle fut jadis une actrice en vogue, aujourd'hui oubliée, dédaignée, flanquée d'un mari pitoyable. L'art de la chute consistant, dans les nouvelles, à entrouvrir un pan d’inconnu une perspective inaperçue et bouleversante, qui nous laisse déboussolés, à la toute fin, avec le sentiment d'avoir été refaits, de n'avoir pas tout compris. On devine soudain un infini vertigineux qui se referme en un éclair. Tour de passe-passe.
Nous voilà à notre tour dans le doute et sous le joug. Comme dans Le Tour d'écrou d'Henri James, Eve Brulard est en proie à des hallucinations, aux prises avec des doubles et des fantômes. Mais les dernières lignes nous suggèrent que le spectre radical n'est peut-être pas celui qu'on croit. De même l'enfant idiot du dernier texte, maltraité par une mère qui ne le supporte plus, apparaîtra soudain comme un saint auréolé d'une sidérante beauté d'âme et de corps...
Celui qui matériellement subjugue est souvent le subjugué secret. L'idolâtre inavoué. La morale ironique de l'affaire ? C'est qu'il n'y en a pas. Car nous sommes pris au piège de miroitements narcissiques qui redistribuent monstrueusement les rôles, en dehors de toute logique et contre toutes les apparences. Nos dieux ne sont que le reflet de nos manques, de notre solitude, des malentendus qui nous constituent. Nous errons à la traîne d'idéaux coriaces comme des implants incrustés pendant l'enfance, ce panneau dans lequel nous sommes tombés tout crus !
Les Serpents, la pièce de théâtre que Marie NDiaye publie en même temps que ses nouvelles, répètent la même spirale de “ vampirisation ” consentie, d'asservissement fasciné, de culpabilité, d'aliénation en boucle. Il n'y a plus d'origine à l'esclavage. Il est consubstantiel aux êtres humains, à leur dépression congénitale, à leur manie, à leur passion du miroir et du lien. Tels sont les avatars de l’extase.
Jean-Claude Lebrun (L’Humanité, 26 février 2004)
Nouvelles aux limites
Cinq nouvelles de Marie NDiaye viennent aujourd’hui témoigner pour la nécessité d’un genre ici trop souvent encore dédaigné, quoi qu’on puisse en dire.
L’on ne saurait en effet imaginer ces cinq textes autrement que dans la brièveté et la fulgurance. La nouvelle, du moins telle qu’ici conçue, c’est du réel comme pris sur le vif, mais entouré d’un épais halo d’incertitude et d’étrangeté. Quand on croit par ailleurs pouvoir rendre compte avec assez d’assurance d’un roman, en délimiter l’espace, en baliser et corroyer les sens possibles, l’on se trouve, face à ces saisissants récits, infiniment moins bien armé. Sans doute parce que l’implicite y pèse d’un poids énorme, déterminant. L’amont et l’aval du texte n’ont pas eu le temps de se laisser entrevoir que tout est déjà terminé. Plus que tout autre genre, la nouvelle oblige donc à lancer des hypothèses et remplir la grande zone de blanc alentour. Elle est un art finalement très dérangeant, pour des esprits présumés cartésiens.
À cet égard, Marie NDiaye est allée fort loin dans la singularité. Elle a construit ses cinq récits comme autant de moments pris dans des histoires plus longues, mais par elle déconnectés de celles-ci. Impossible, en la lisant, de ne pas penser à la géniale image inventée par Sartre, dans Situations I, à propos de L’Étranger : face au roman de Camus, l’on se trouvait, selon lui, comme devant un homme en train de converser, dont on pouvait voir toutes les postures, observer jusqu’au moindre geste, à ceci près que le sens de cela nous échappait, parce que celui-ci se tenait enfermé dans une cabine téléphonique. Chacun des textes ici relève d’un semblable principe systématique de déconnexion, d’un enfermement du sens dans une bulle à laquelle l’intuition seule peut donner un début d’accès. Comment par exemple, dans le récit liminaire qui donne son titre au recueil, saisir autrement que par bribes et suppositions la violence du rejet enduré par le personnage de professeur qui raconte ?
Avec cette jeune bonne, employée chez lui, qui refuse toute parole autre que de service. Cette femme et ses deux enfants, chaque jour croisés par lui, mais qui l’ont exclu de la demeure familiale, de leur vie. Il y a quinze ans de cela, la bonne avait été son élève, il lui avait prêté des livres. L’on pressent, au mutisme de la jeune femme, au mépris affiché par l’ancienne épouse, à l’étonnante proximité d’autres anciens élèves, quelque chose de pas vraiment net dans le passé. Une affaire de mœurs peut-être.
Mais l’on n’en saura jamais rien. Seulement que du malaise s’est installé autour du narrateur, dont lui-même ne semble pas vraiment saisir l’ampleur ni la portée.
Les principaux personnages de ces nouvelles ont en effet en partage une manière d’immense incompréhension d’eux-mêmes et de leur environnement. Devant leurs yeux se déroule une vie dont le sens leur échappe. Q’il s’agisse donc du professeur, mais aussi de la femme médecin revenue un jour dans la cité de sa jeunesse, du garçon de ferme qui voudrait se faire acheter par une femme de la ville, de la quadragénaire qui se sent harcelée et jugée par la jeune femme qu’elle fut, ou encore de cette mère qui s’apprête à se séparer de son fils handicapé mental, tous se trouvent en situation d’étrangeté, d’écart par rapport au monde. Quelque chose, en dehors de leur entendement, a eu lieu et souvent continue de se produire, dont ils ne paraissent avoir aucune conscience. Or cet univers est le nôtre. On y vit les mêmes rêves et les mêmes frustrations, les mêmes solitudes et les mêmes incompréhensions. On y sent la présence d’une violence faite à chacun, jamais dite mais extraordinairement pesante. Marie NDiaye possède un art rare de la compacité : elle nous place au bord d’une mare qu’on dirait faite d’une matière lisse, épaisse, inentamable, puis elle y enfonce doucement ses mots, crée une simple amorce de mouvement, et c’est alors une incroyable boue qui lentement se met en mouvement et se dévoile. Une plongée assez horrifiante dans l’âme contemporaine, son cortège de lâchetés et de saletés. Même si, à la toute fin de son dernier texte, le plus court aussi, Révélations , au titre évidemment programmatique, se produit une sorte de transfiguration. Quand, dans le car qui les conduit vers la ville où elle va le laisser à quelque institution, la mère soudain prend conscience de la belle humanité du regard porté par les autres passagers sur son fils. Et pressent le manque qui va se creuser en elle. On est littéralement saisi par la brièveté et la force du non-dit de ce texte d’une concision chirurgicale. Après le roman et le théâtre, Marie NDiaye explore aujourd’hui une nouvelle voie d’écriture.
Avec un art conjugué de l’ellipse et de la pénétration, qui force tout simplement l’admiration.
Patrick Kéchichian (Le Monde, 12 mars 2004)
Marie NDiaye, hasard et fatalité
Dans Tous mes amis, son premier recueil de nouvelles, l’auteur de Rosie Carpe fait surgir des existences aléatoires aussi singulières qu’étrangement proches
La société, le déterminisme lié à la naissance, à la géographie ou à la classe sociale n’expliquent pas la totalité d’une personne. On ne peut s’appuyer sur ces seules données pour observer toute la vie, la pensée, les sentiments, les désirs d’un homme ou d’une femme. Une fatalité plus haute et obscure semble tracer ses propres chemins, mener à l’abîme, à la catastrophe, à la mort, plus rarement à la félicité et au bonheur éternel.
Marie NDiaye invente ses personnages, les fait agir et pâtir, au moment où le discours sur la société, ses injustices et ses inégalités, perd de sa pertinence, balbutie des analyses incomplètes, et finalement révèle ses failles. Prenant alors la parole, elle élargit les bords de la plaie, pénètre, montre son intérieur avec une sorte de placidité émus et solidaire, mais sans complaisance, affranchie de tout jugement. Et surtout, par la littérature, elle révèle la vérité possible des êtres et la plausible fatalité qui les a conduits à vivre telle ou telle situation, à subir tel destin, à s’en retrouver (toujours) victimes.
Tous mes amis, qui est le premier recueil de nouvelles de Marie NDiaye, après sept romans et quelques pièces de théâtre, ne porte pas pour rien ce titre, qui est celui du premier texte. Les héros de ces cinq fables, prolongés chacun par un fils, un mari, une amie ou un frère, forment une sorte de communauté, hétérogène mais secrètement forte. Malgré les espaces et les histoires séparés qui les accaparent, ils sont là, ensemble, autour de la romancière qui les a réunis, qui est leur témoin, leur narratrice. Comme Herman (Un temps de saison, Éditions de Minuit, 1994, qui vient d’être repris dans la collection de poche du même éditeur), comme Lucie (La Sorcière, Éditions de Minuit, 1996), comme Rosie Carpe (Éditions de Minuit, 2001, prix Femina), comme Hilda l’absente (de la pièce inquiétante et magnifique qui porte ce titre, Éditions de Minuit, 1999)… ils surgissent et disparaissent, oscillant entre la plus parfaite singularité et la généralité, l’archétype, auxquels ils semblent aspirer.
Les quatre premières nouvelles se ressemblent, quant à la forme et au mode de narration. Un mode aigu, crissant, refusant la séduction immédiate pour en chercher une plus haute, surprenante et déstabilisante. Dans chaque histoire, on est invité à entrer dans la vie, et surtout dans la conscience des personnages – à la première personne pour le récit inaugural, ensuite à la troisième – à un moment hasardeux mais fatal de leur existence. Rien n’est dit, sauf en passant, comme des rappels fragmentaires, des bribes de passé. De ce qui a précédé ce moment, de ce qui l’accompagne ou l’explique, nous ne savons pratiquement rien, sauf par déduction.
Ainsi, dans Les Garçons , une femme “ prétendant se nommer E. Blaye ” est là, dans la cour d’un ferme, celle “ des voisins ” est-il précisé. Elle vient chercher Anthony, “ le plus jeune, le plus beau et le plus malin des deux fils Mour ”, celui qui le même âge que René… Lui, René, se trouve là pour assister à la scène et surtout pour en souffrir, pour mesurer sa propre malchance et la comparer à l’enviable destin de l’autre. Il n’est ni beau, ni riche, ni talentueux, sa jeunesse est dite drôlement “ théorique ”, à la différence de celle, “ irréfutable ”, d’Anthony. Aucune femme, semble-t-il, ne viendra le chercher, l’acquérir, comme E. Blaye le fils Mour.
NDiaye joue merveilleusement des trous, des raccourcis, des non-dits. Elle ne tire pas les fils qui se tendent, ce serait trop simple, ne développe jamais les potentialités narratives de ses histoires qui ont lieu dans “ un malheur morose et peu identifiable ”, tempéré par un humour laconique, très froid, nullement contraire à la pesanteur dramatique des situations. Elle n’insère pas ses récits dans un contexte rassurant, linéaire, pédagogique ou explicatif – pour quel usage, à quelles fins, cette femme vient s’offrir un beau jeune homme ? Toute hypothèse trop convenue risque d’être insuffisante… Une chose est sûre : chez l’écrivain, comme le démontre sa dernière pièce, Les Serpents, la famille n’est jamais un espace rassurant, de recomposition, d’aide au mûrissement… Dans La Mort de Claude François , Zaka revoit, après trente ans, son amie Marlène Vador. La première était laide et est devenue médecin, la seconde était belle, même si elle donne à présent à Zaka “ une impression d’apparat décati et de fraîcheur depuis longtemps ravagée ”.
Toutes deux “ avaient précisément l’âge d’être les enfants de Claude François, deux filles qu’il aurait eues, l’une belle et l’autre laide ”. Ce qui pouvait n’être qu’un rêve d’adolescentes un peu échauffées prend une tournure existentielle, destinale et tragique… On retrouve dans chacune des nouvelles ces mêmes enjeux graves, aléatoires et cependant mortels, cette égale présence du temps qui ne permet pas de grandir, et cette même impossibilité de recevoir un “ enseignement clair sur quoi que ce fût ”.
Mais Marie NDiaye n’est pas un écrivain qui laisse aller les choses au hasard, selon un cours qu’elle n’a pas décidé. Touts les recueils de nouvelles ne sont pas des livres. Tous mes amis est un vrai livre, cohérent, pensé, construit. La dernière et admirable nouvelle est beaucoup plus brève, tranchée et explicite que les quatre autres. Elle a pour titre Révélation et on comprend qu’elle a été placée là pour infléchir le sens du livre, pour modifier ou atténuer in extremis ses très sombres couleurs : à la noirceur et à la fermeture des histoires qui précèdent, elle ajoute, en partant de la même noirceur (ou pire), une touche d’espoir, comme un soupçon de rédemption.
“ Cette femme et son fils ”… Ainsi commence le récit, ainsi en sont nommés les deux protagonistes. Pas de noms (sauf ceux des lieux réels), alors que Marie NDiaye, ici comme dans ses autres livres, se plaît à en inventer de bizarres, de lourds, de malsonnants et d’incertains parfois quant à l’identité sexuelle de ceux qui les portent. Pas de dialogues (sauf une seule et finale réplique du fils), alors que les autres récits en sont agrémentés. Cela commence donc dans la tristesse absolue. Nous sommes sur un chemin boueux, après deux mois de pluie incessante (l’exagération n’est pas fortuite), entre deux champs de maïs. La femme en question conduit son fils, “ avec ses manies obscures, sa pensée suffocante et monotone ”, dans une institution sans doute psychiatrique. Tout semble consommé et les rôles sont distribués : la lassitude, la fatigue, l’irritation de la mère et la primesautière inconscience du fils… Et puis, soudain, une sorte de transfiguration a lieu…
Marie NDiaye ne discourt ni ne disserte sur la condition humaine ou sur les fins dernières. Sa métaphysique est fort heureusement de fantaisie. Mais une fantaisie grave, étrange, profondément inquiétante. Elle invente des histoires, et surtout elle les écrit avec un style superbement singulier et précis. Comme avec tous les écrivains qui importent, c’est
en terre inconnue que l’on avance à sa suite, et que l’on se félicite de progresser.
Daniel Rondeau (L’Express, 2 février 2004)
Intérieurs nuit
Marie NDiaye jette des boules d'ombre intime sur un fond de toile uniformément gris, qui représente la vie
Marie NDiaye ne noie pas ses lecteurs sous les explications. Elle a raison. C'est une faiblesse d'expliquer. “ Tout s'est fait en dehors de moi ”, dit un personnage de son recueil de nouvelles. C'est aussi la règle du genre. Dans Tous mes amis, les êtres ne sont que d'un instant, ils ont sur les yeux “ une sorte de buée ” qui cache la vérité du regard, leur passé garde souvent son mystère, on n'en connaît que des reflets, quelques bribes anecdotiques, improbables, l'avenir n'est pas nommé. Le non-dit et l'ellipse font bon ménage, les règles du jeu sont à la fois sévères (presque violentes) et floues, les recoupements sont difficiles. “ Je ne suis de nulle part ”, dit un autre. Pourtant ils bougent, souffrent et parlent, ils existent, avec une densité singulière.
Marie NDiaye fait vivre des gens ordinaires. Mais est-ce que cela existe vraiment, des gens ordinaires ? Sous le terne des apparences et des convenances, chacun porte ses blessures, ses dépouilles et ses effigies, ses “ antipathies mortelles ”. Aussi les curieux amis de l'auteur, ceux qu'elle a placés sous l'œil de son télescope intérieur. Nommons-les. Un professeur abandonné par sa famille, une ancienne élève devenue sa femme de ménage, Séverine, qui répugne à se souvenir de lui. Deux anciennes amies, liées par la mort du chanteur Claude François, qui avait enveloppé la cité de leur enfance dans “ une mélancolie sans issue ”. Un jeune homme, René, qui voudrait se vendre à une femme, à tout prix, comme son ami Anthony, exhibant une beauté ravageuse, très commerciale. Une jeune femme, Eve Brulard, poursuivie par son double. Une mère et son fils, dans un autocar ; le garçon a le cerveau dérangé. “ II n'est pas méchant, hélas. ”
Leurs fêlures comptent plus que leur identité, les tensions qui les traversent ont plus d'importance que leurs apparences. Avec ses nouvelles, Marie NDiaye est entrée dans l'atelier des sentiments. Elle travaille sur quelques épures, des crampes nerveuses, en fait : la fébrilité, l'amertume, l'impatience, l'appréhension, l'absence de consolation, la jalousie. Jamais sur la chair. Ni sur le mouvement (sauf celui des caractères).
Ces boules d'ombre intime, ces intérieurs nuit, transformés en mots, sont jetés sur un fond de toile uniformément gris, qui représente la vie. Une vie qui s'étale, qui traîne en longueur, en absurde aussi, sans les biens du monde et sans fantasia, sans morale non plus ; il n'y a pas de vallée heureuse. Seulement la tragique et banale conscience d'exister. Le paradoxe est que ce monde écrasé par le quotidien est un miroir taché. La vie n'est pas la réalité, la métamorphose des apparences joue un grand rôle, et c'est dans l'œil “ noir et incompréhensible ” d'un chien qu'on lira le secret d'un homme.
Du même auteur
- Quant au riche avenir, 1985
- La Femme changée en bûche, 1989
- En famille, 1991
- Un temps de saison, 1994
- La Sorcière, 1996
- Hilda, 1999
- Rosie Carpe, 2001
- Papa doit manger, 2003
- Les Serpents, 2004
- Tous mes amis, 2004