Le jeune Z ne trouve plaisir, ne voit d’intérêt à écrire, régulièrement, ce qu’il eût pu, avec une ambition moindre mais peut-être quelque insincérité, considérer comme un simple journal, que dans la mesure où la rédaction fatalement romancée de ce dernier, et à son insu parfois, lui conserve néanmoins la certitude que son amie et Tante aussi bien que ses contemporains, s’ils jetaient jamais un œil dessus (ce qu’il feint de croire impossible), y découvriraient une vérité encore plus grande que celle qu’il y discerne lui-même, croit-il – malgré l’inévitable subjectivité de son regard. En vertu de quoi il s’efforce de résister autant qu’il le peut à la tentation d’inventer.
Michèle Bernstein (Libération, 14 février 1985)
Marie NDiaye : A star is bo
La première partie de Quant au riche avenir est consacrée à la douloureuse introspection de l'amour angoissé que le jeune Z porte à son amie, laquelle habite en province et ne répond pas aussi souvent à ses lettres qu'éperdument celui-ci le désire : sans le réaliser nettement, il avait fait de cette double absence, physique et épistolaire, la raison principale de son amour, celui-ci lui paraissant d'autant plus infrangible que, ne pouvant entrevoir qu'un faible aspect de l'esprit comme de l'existence de son amie, le jeune Z ne trouvait rien à lui reprocher... Proposition qui sera tournée et retournée plusieurs fois par le jeune Z dont la conscience inquiète s'agite à plusieurs niveaux. En vérité, cette amie ne doit être parfaite que pour une seule raison péremptoire : le jeune Z, en son orgueil intransigeant, ne saurait tolérer qu'un amour parfait. Il connaît fort bien la frivolité, voire la banalité de cette amie, dont la soif caquetante d'emplettes parisiennes et le langage psittaciquement lycéen, ne peuvent abuser sa perception aiguë. Difficultés que l'amour transcende : ...oubliant qu'avant de les entendre prononcer par elle, il avait jugé les expressions odieusement vulgaires et s'était imposé une stricte surveillance afin de ne point se laisser contaminer : il les plaçait maintenant à tout propos, souriant secrètement de plaisir ému, presque voluptueux, et répondant avec délices quand on s'étonnait de le voir adopter le langage commun, que tout n'était qu'affaire de relativité... Mieux, il adopte parfois, pour se glisser dans son univers, le personnage jovial d'un lycéen moyen, et jamais ne souffre tant que lorsque son amie riait aux éclats d'une plaisanterie que jetait cet être un peu stupide (lui) et qu'il songeait alors à quel point, s'il s'était montré naturel, elle se fût ennuyée avec lui. Le jeune Z bourreau de soi-même, jamais satisfait d'une certitude, si déplorable soit-elle, et qui pour un mot d'affection, pour une connaissance soudain dévoilée, remettra en cause ce portrait peu flatteur mais rassurant, retombera dans d'autres affres, d'autres doutes. de l'amour à inventer.
C'est arrivée là – et assez avant dans le livre – que je me suis émerveillée de l'extrême justesse du propos ; de voir que l'auteur ne plaquait sur cette adolescence aucune des innocences mécaniques que nous lui attribuons tous, sitôt le souvenir de la vraie jeunesse évanoui comme celui d'un rêve au matin, fabriquant a posteriori une différence qui n'avait jamais eu lieu, puisque l'on peut être Swann à douze ans. C'est donc là que j'ai eu envie d'en savoir un peu plus sur l'auteur et la phrase de “ prière d'insérer ” est brève : L'auteur. Marie NDiaye est née en 1967 à Pithiviers. Que soit célébré le laconisme des Éditions de Minuit qui, hors de tout battage publicitaire (pourtant, qu'il eût été facile !), permet tout juste de s'apercevoir par un bref calcul que Marie NDiaye a maintenant dix-sept ans, qu'elle a écrit ce roman à seize, quinze ans peut-être.
Je m'en veux – nonobstant ne le faut-il pas ? – d'insister sur l'âge tendre de l'auteur. Nous ne sommes pas au cirque, l'ombre de Minou Drouet ne flotte pas sur les tirages. Ce n'est pas non plus la projection poétique et visionnaire du génie adolescent incontrôlable, incontrôlé (suivez mon regard). La recherche maniaque de rigueur dans le style et de précision dans la pensée indique plutôt un talent adulte précocement mûri, avec ce je ne sais quoi en plus qui n'est pas encore fané. (Allons, s'il faut quand même penser à quelqu'un, c'est évidemment Radiguet qui arrive.) Talent qui indique, mais oui, un riche, un brillant, un exceptionnel avenir. Talent qui démontre que Marie NDiaye, quel que soit son acte de naissance, est désormais sortie des gangues maladroites de l'enfance. Ne l'y renvoyons pas pour le simple plaisir de l'anecdote.
Quant au riche avenir n'est pas seulement la relation de l'amour du jeune Z pour son amie, mais aussi des rapports explicites et sous-jacents qu'il entretient avec la tante qui l'élève (l'espoir – non, la certitude – contre la résignation), l'histoire de son isolement progressif parmi ses contemporains (entendez : ses camarades de classe). On trouve de belles ironies – ainsi s'ébahissait-on sur les exploits nautiques d'un garçon stupide, une brute que le jeune Z détestait, tandis que ses propres thèmes latins, qui n'étaient rien moins que des œuvres d'art, suscitaient aussi peu d'intérêt que ses misérables prouesses à la nage ou que les thèmes du garçon (ineptes, on s'en doute). C'est, surtout, la découverte de son destin de créateur, l'année de la mutation : par ailleurs, ses nombreuses lectures, comme son désir depuis longtemps ancré de se différencier (...) s'assemblaient pour former graduellement en lui la conviction, dont il eût ri autrefois, qu'il portait une œuvre... Entre le jeune Z et Marie NDiaye, il y a ce mince volume que vous allez, si vous m'en croyez, lire dans la semaine. Il ferait, se disait-il, de grandes choses, non point pour devenir célèbre, mais égoïstement, pour lui-même – ou bien, libre ou non, il mourrait (...) – tant le jeune Z savait encore, à cette époque, (...) se nourrir d'illusions. Jeune, le jeune Z l'est à jamais et pour Marie NDiaye, tout commence.
Pierre Lepape (La Quinzaine littéraire, 1er avril 1985)
(…) Personne, je crois, n’a jamais porté sur la fameuse “ crise de l’adolescence ” un regard aussi aigu, aussi drôle, aussi sérieux que Marie NDiaye. Peut-être parce que Marie NDiaye a dix-huit ans et qu’elle devait en avoir seize lorsqu’elle a entrepris Quant au riche avenir, mais plus certainement parce qu’elle est déjà un grand écrivain : elle a trouvé une forme qui n’appartient qu’à elle pour dire des choses qui appartiennent à tous ; et dès lors nous les découvrons.
Pour dire cette crise du désir et de la lucidité, Marie NDiaye utilise avec un brio confondant la langue, la lancinante phrase classique, polie, chantournée, docile pour peu qu’on sache la maîtriser à toutes les hésitations, apte à ramasser dans ses méandres les infinies variations du sentiment et les développements les plus subtils de la proposition logique.
Du même auteur
- Quant au riche avenir, 1985
- La Femme changée en bûche, 1989
- En famille, 1991
- Un temps de saison, 1994
- La Sorcière, 1996
- Hilda, 1999
- Rosie Carpe, 2001
- Papa doit manger, 2003
- Les Serpents, 2004
- Tous mes amis, 2004