Marie NDiaye
Rosie Carpe
Prix Femina 2001
2001
344 pages
ISBN : 9782707317407
19.35 €
35 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille
* Réédition dans la collection de poche double
La vie de Rosie Carpe commence à Brive-la-Gaillarde, entre son frère Lazare et ses deux parents Carpe qui sont encore, alors, dépourvus de toute espèce de fantaisie vénéneuse. Rosie conservera de Brive un souvenir confus et voilé de jaune, tandis que, pour son frère Lazare, le bonheur à Brive-la-Gaillarde gardera les couleurs d’un magnolia dont il est le seul à se rappeler la splendeur.
Ensuite, à Antony, Rosie Carpe est adulte. Elle met au monde Titi, travaille, et doucement chavire.
Quand Rosie Carpe débarque en Guadeloupe, elle a perdu depuis longtemps la maîtrise de ce qu’elle fait. Et tout ce qui lui arrive, enfant ou désastres, concerne tout aussi bien quelqu’un qui n’est peut-être pas elle.
Patrick Grainville (Le Figaro littéraire, 5 avril 2001)
La tristesse des vampires
C'est un livre extraordinairement plein. Béant. Bourré de vide, de solitude. Un grand livre anéanti, obsédant. Divisé. Dévoré. Beau comme un psaume. D effroi, de peur, de honte, d'appels circulaires à des sauveurs absents ou broyés. Livre de damnation, de déchéance. L'histoire des Rose-Marie ou Rosié. Sa chute infinie. Rose-Marie qui cherche Lazare, son frère, le réclame partout dans une longue litanie à travers le roman et le monde. Lazare, sa chimère et son seul amour. Elle débarque en Guadeloupe où il s'est installé pour traficoter. Mais Lazare n'est pas là...
Marie NDiaye opère alors un retour aux sources de ce cri, de cette demande intarissable. L'enfance de Rose-Marie et de Lazare à Brive. Famille modeste et claquemurée. Parents conventionnels. Du vide, des gestes. Codes et devoirs. Pas de chaleur. Et c'est la première faute, la première honte que cet inaugural défaut. Le frère et la sœur se retrouvent à Paris, livrés à eux-mêmes. Lazare sombre dans la dèche. Rosie, car elle a raccourci son prénom, résiste un peu à la misère, puis sombre à son tour. Et voici la deuxième faute. Un type lui fera un enfant pendant qu'une marchande de cassettes pornos filme l'étreinte. Cette caméra commet un viol démesuré auquel Rosie s'est d'abord résignée. Car les corrupteurs ne sont pas de grands pervers sadiques, mais des minables qui agissent sans violence, sans tout à fait se rendre compte, pour de l'argent. Cependant, leur délit est glauque, irréparable. L'enfant qui naîtra d'un excès de vision est voué, lui aussi, à la perdition. Chétif et pâle : Titi ! ou l'effroi. L'enfant de la terreur. Cette flétrissure enfonce Rosie qui parle d'elle-même à la première ou à la troisième personne, s'interroge dans les miroirs. Privée de présence, de regard.
Toute identité dans ce livre est versatile, aléatoire. Lazare se confond un instant avec Max, le père de l'enfant. Titi, pendant un temps, prend un autre nom. La mère de Rosie, la Carpe, connaîtra une métamorphose inouïe. Froide et neutre à Brive, elle rajeunit dans une flambée d'hystérie cannibale en Guadeloupe, sorcière et vampiresse de sa fille. Mais ces mutations ne font que donner de nouvelles couleurs à une monstruosité immuable. Le monde pêche toujours par outrance... de trop ou de rien. Rosie reçoit mille sensations, telles des substances qui la remplissent et la possèdent. Blanc d'une muraille, d'un polo. Noirceur du visage qui pourrait la sauver. Bleu gris de ses robes, de son être. Rouge de la honte. Les odeurs surtout sont intrusives, de saleté, de charogne, de sang ou de buis. Elles entrent dans le corps. Elles sont le corps. L'extérieur intense et massif envahit Rosie. En ce même temps, elle se disloque, se désagrège. Invasion ou carence. Schizophrénie partout. Rosie est une grande fille à l'abord un peu hébété, écrabouillé. Mais elle sent, elle sait par le corps, par les yeux, par ses intuitions lancinantes, ses prémonitions. Tout est fatal et coupable. Une dette énorme. Il faut payer sans cesse. Mais qui paiera pour Titi, l'enfant grave et disgracieux qui ne sourit jamais ? Un autre bébé sera conçu dans des circonstances exactement inverses des premières. Dans une quasi-invisibilité, cette fois. Sans caméra. Rosie ivre réclame partout le nom du père. De nouveau, elle appelle une présence, une personne. Seuls, des spectres lui font écho. Des Lazare, des errants qui se dérobent enlisés dans leurs basses œuvres.
Mais il y a Lagrand, une manière de Christ écorché, de possédé dostoïevskien sous des dehors d'homme calme et fort. II bouleverse le rythme du roman. Lagrand n'est pas englué comme les autres dans l'apathie du mal. Ce dernier le harponne, le harcèle. Lagrand prend en charge toute la misère du meurtre et de la folie. Et cela dans une accélération hallucinatoire et panique, un simultanéisme de scènes de cruauté qui nous arrachent à la stupeur de l'histoire de Rosie.
Un trou de dix-neuf ans nous sépare encore de ce que deviendront ces grands abandonnés... Et c'est d'une vertigineuse folie. II n'est de rédemption que dans le délire et de salut que dans une féroce malice. Marie NDiaye enroule les cercles d'avilissement, d'effroi et de malédiction. Son roman, c'est le génie de la fatalité, de sa fécondité, de ses duplications quasi sérielles, de ses métamorphoses dévorantes et de ses monstrueuses facettes. Le destin est une machination de miroirs. Ce clonage du mal, dans une ultime flambée de rachat mutilé, reste d'un mystère stupéfiant. Comme si tout continuait dans un éblouissement malade.
Michel Crépu (L’Express, 5 avril 2001)
Secousse majeure
Avec Rosie Carpe, la romancière signe un grand livre qui relègue ses précédents ouvrages au rang de préludes.
Nous avons entendu parler pour la première fois de Marie NDiaye en 1985 – il y a plus de quinze ans, lorsqu'elle publia son premier roman, Quant au riche avenir, dont le manuscrit avait été déposé aux Éditions du Seuil, aux Éditions Gallimard, puis aux Éditions de Minuit. Elle n'avait que dix-sept ans, allait toujours au lycée, et l'œil de Jérôme Lindon était déjà sur elle. De père sénégalais, de mère française, née en 1967 à Pithiviers, en pleine Beauce, Marie NDiaye faisait son entrée dans une maison que dominaient encore les grandes ombres du nouveau roman. Ce n'était pas une entrée en lice spectaculaire, comme nous en avons connu tant depuis, l'auteur ayant toujours eu soin de se prêter seulement du bout des lèvres au jeu médiatique. Nulle excentricité au demeurant, Marie NDiaye est mère de trois enfants, mariée au talentueux écrivain Jean-Yves Cendrey, ils vivent entre la Normandie et le Bordelais.
D'autres ouvrages suivirent, moyennant un petit écart aux Éditions POL, en 1987, pour Comédie classique, qui n'était pas du goût de M. Lindon : La Femme changée en bûche, En famille, Un temps de saison, La Sorcière, Hilda, autant de livres où Marie NDiaye affirmait avec une sûreté déconcertante l'existence d'une œuvre en cours.
Elle publie aujourd'hui Rosie Carpe, étape majeure, étape de mutation qui relègue les précédents romans au rang de préludes avant l'entrée en matière véritable. Un grand livre ? Assurément, et comme il s'en trouve peu dans cette région dite du “ roman français ”, où l'on ne se lasse pas de guetter les signes du renouvellement. Eh bien, en voilà un, de signe. Un vrai. Que nous dit-il ? Pourquoi est-il si fort ? Sans doute parce que l'auteur fait simplement preuve de maîtrise dans l'art de raconter une histoire (en l'occurrence, la triste histoire de Rosie, jeune femme perdue en quête d'elle-même et de sa place dans le monde, une fois détruit son noyau familial d'origine), mais surtout parce qu'elle sait donner à cette histoire une densité émotionnelle, métaphysique, hors du commun. On est bien ici sur la piste des grands – pensons, par exemple, au Faulkner de Lumière d'août – et Marie NDiaye confesse volontiers elle-même une admiration pour un Russell Banks, une Joyce Carol Oates. Ce que les Américains ont si souvent su nous donner, à savoir un art réaliste jamais réduit à la surface des choses, mais au contraire réconcilié avec la profondeur si bouleversante du mystère de la vie, voilà qu'elle sait nous l'offrir dans une langue française dominée, subtile et puissante. Il est beau, il est bon et réjouissant que cela nous vienne d'une jeune femme libre à l'égard du petit sérail littéraire, entièrement vouée à son travail. Est-ce bien surprenant ?
Le livre commence en Guadeloupe. Rosie attend à l'aéroport, avec Titi, son fils, qu'on veuille bien venir la chercher. Lazare, son frère, sera bientôt là. Ils vont se retrouver et tout va rouler. Mais pas de Lazare. À la place, un certain Lagrand se présente. Ami, collègue de travail de Lazare ? On ne sait pas au juste. Lagrand va s'occuper d'eux, il n'a pas l'air de savoir pourquoi. Rosie demande où est son frère. Elle est perdue : si elle savait où est son frère, elle saurait en même temps ce qu'elle fait dans cette histoire qui a tout de même un passé.
Rosie et Lazare ont vécu ensemble à Brive-la-Gaillarde, élevés par leurs parents, M. et Mme Carpe, elle infirmière, lui adjudant-chef. Douce enfance, avec le souvenir d'un magnolia dans la cour. Puis, adolescence vaguement estudiantine à Paris et commencement d'une dérive : Rosie échoue à son examen de “ technique commerciale ” et Lazare quitte le sillon familial, il s'éloigne, disparaît. Hors champ. Rosie devient hôtesse d'accueil dans un hôtel minable de la banlieue parisienne. C'est la deuxième partie du livre : Rosie “ prise en charge ” par Max l'hôtelier, un Thénardier assez ignoble qui la possède et fait filmer leurs “ ébats ”. Titi arrive là-dessus, fruit non désiré de cette sinistre comédie : dire que Rosie éprouve à son égard des sentiments maternels est une opinion que l'on hésite à exprimer. Qu'éprouve-t-elle exactement ? Le dénuement, la passivité, l'attente de Lazare, réapparu un instant, pour filer ensuite en Guadeloupe se livrer à un obscur commerce d'objets érotiques avec son copain, Abel. C'est là-bas que Rosie part le rejoindre.
La Guadeloupe ? Un Deep South où tout baigne dans la chaleur, la misère, la dissolution. Rosie y retrouve ses parents, subitement passés de l'état médiocre de petits retraités de province à celui, vulgaire et mirifique, de nouveaux riches gâtés par la Bourse. Lazare rôde dans les marges, vague criminel, “ papa ” improbable d'une petite fille au joli nom de Jade. Un monde minuscule, une vague fratrie aux liens sans signification. Comment vit-on dans un tel univers, où la forêt tropicale, toute bruissante de sa sauvagerie, paraît si étrangère à une telle médiocrité ? On va au cinéma voir Astérix et Obélix, on regarde Questions pour un champion à la télévision pendant que Titi, livré à lui-même, tremble de fièvre, va mourir peut-être. Qui va s'occuper de lui ? Qui s'occupe de qui, d'ailleurs ? Lagrand, toujours lui. C'est Lagrand qui tient le rôle du responsable, de l'homme qui se demande si tout cela est bien vivable ; Lagrand encore qui finit par s'imaginer qu'il est le père de Titi, dans cet inextricable fouillis de parentèle décomposée. Car Lagrand se souvient qu'il a eu une mère, lui aussi, devenue folle. Elle doit bien vivre quelque part dans un hôpital psychiatrique. Une autre histoire.
La dernière partie du livre, la plus déroutante, ramène-t-elle le lecteur dans les sphères de la normalité, Lagrand croisant Titi des années plus tard dans une manif d'enseignants à Pointe-à-Pitre ? Franchement, on n'en jurerait pas. Tout s'est passé comme si l'auteur s'était laissé conduire par une onde de choc, l'un de ces mouvements obscurs, impénétrables à la raison humaine, qui font et brisent les relations entre les êtres. Quel rapport entre le magnolia merveilleux des jours d'enfance à Brive et cet enfer tropical aux couleurs d'une émission de variété ? Comment va-t-on de l'un à l'autre ? Pourquoi les choses ont-elles tourné ainsi ? Y avait-il une chance qu'elles tournent autrement ? Est-ce cela, le destin, un enroulement absurde de causes dont les protagonistes semblent à peine conscients ? Si Rosie Carpe est un grand livre, c'est assurément de savoir montrer cela : toute vie est un destin, un foyer de secrets silencieux que ne retiennent pas les annales de la grande histoire. Ce sont de tels secrets que Marie NDiaye a demandé à son livre de déchiffrer. Il arrive parfois que les mots répondent à ce genre de mission impossible. On appelle cela des romans.
Jean-Baptiste Harang (Libération, 8 mars 2001)
Ultramarine NDiaye
Marie NDiaye dresse le portrait d’une jeune femme perdue, entre l’innocence et le crime, entre Brive et Point-à-Pitre, avec cette lucidité détraquée qui rend palpable l’indicible.
(…) Le livre ne tient pas dans ses rebondissements, même s’il y tient. Le livre existe parce que Marie NDiaye l’a écrit, parce qu’elle y réussit à l’extrême ce qu’elle conduit depuis toujours : écrire dangereusement, écrire au comble de la modestie et de l’exigence, écrire au risque de soi-même. Sans répit, sans ostentation, sans pathos, sans nier la moindre douleur, sans jamais l’exhiber. Une écriture à la fois libre et maîtrisée, à frôler tous les vertiges, être dans une distance inouïe entre sa langue et ses effets de réel : une distance qui donne les moyens de tout dire, à la fois de nommer toutes les turpitudes, les angoisses et les douleurs du fond même des cerveaux malades, et dans le même temps d’inventer cette lucidité des fous qui rend audible, palpable, l’indicible. Pas une seule page, une seule phrase n’est de l’ordre du discours, pas la moindre explication, tout est narration, chaque pensée, chaque geste est décrit dans la contradiction qui le fait à la fois naître et avorter, faute de n’avoir su faire qu’il n’existe pas.
Le septième roman de Marie NDiaye ne finit pas avec sa fin, il dure longtemps après qu’on l’a refermé, on se cherche à tâtons comme si le peu de lumière qu’on a restait à l’intérieur, notre propre nom ne nous dit plus rien, nous sommes de cette espèce-là, l’humaine, triste chair.
Pierre Lepape (Le Monde, 9 mars 2001)
Meurtre au paradis
Entre Brive-la-Gaillarde et Pointe-à-Pitre, entre Rosie Carpe, mélange instable de torpeur et d’entêtement, et son grand frère disparu, Lazare, un minable aventurier, Marie NDiaye noue avec art plusieurs intrigues sous le sceau du mystère. Et de la détresse d’enfants mal aimés.
(…) Cela commence comme un roman de Simenon. Une jeune femme, Rosie, débarque à l’aéroport de Pointe-à-Pitre en compagnie de son fils, Etienne, dit Titi, un enfant de six ans “ ni gai, ni pétulant, ni léger ”. Rosie démunie de tout, a quitté la France métropolitaine pour rejoindre son grand frère, Lazare, qu’elle n’a pas vu depuis cinq ans et qui lui a fait miroiter une existence dorée en Guadeloupe. Mais Lazare n’est pas là. À sa place, un jeune homme noir, Lagrand, prend en charge la triste Rosie et son morne gamin. Lagrand apprend à la sœur de Lazare que son frère lui a menti, qu’il ne travaille pas et vit d’expédients souvent inavouables, que la villa avec piscine annoncée n’est qu’une baraque de parpaings habitée par les rats dans un coin de brousse. Depuis quelques jours, Lazare a disparu dans la forêt, laissant là sa maîtresse, Anita, et leur petite fille, Jade. Lagrand, le Bon Samaritain, recueille la famille élargie de Lazare. Rosie, comme anesthésiée par le malheur et le mensonge, s’abandonne à ses vagues pensées ; elle regarde sa vie comme celle d’une étrangère.
Retour en arrière. Rosie, qui se prénommait alors Rose-Marie, et son frère Lazare ont mené une enfance fade et morose au foyer de leurs parents, Francis et Danielle Carpe, à Brive-la-Gaillarde, des petits-bourgeois étriqués. Puis ils sont montés à Paris pour poursuivre des études qu’ils n’ont pas rattrapées. Les parents, déçus, les ont laissés choir. Lazare a commencé à dériver, passant de petits boulots à peine licites à la clochardisation. Rosie Carpe s’est fait embaucher à la réception d’un hôtel grisâtre de la Croix-de-Berny. Sa vie a commencé à lui échapper : elle est devenue inexistante et certaine de l’être. Le sous-patron de l’hôtel couche avec elle, lui fait tourner des films pornographiques et lui plante un enfant sous l’œil des caméras. Rosie contemple dans une sorte de brume la chute de Rosie Carpe, son plongeon dans l’alcool, la solitude, la haine de soi. À côté d’elle, son enfant, Titi, inerte, gémissant, abruti d’effroi et muet assiste au naufrage. Un soir d’ivresse, Rosie se fait faire un autre enfant sans même s’en rendre compte. Elle ignorera toujours qui en est le père, préférant imaginer qu’il n’y en a pas eu. Au bout du rouleau, Rosie Carpe s’embarque pour la Guadeloupe.
Il faut laisser les lecteurs découvrir la troisième partie, la quatrième, l’épilogue plein de surprises, qui se situe dix-neuf ans plus tard. Il est tout à fait impossible de les résumer sans manquer l’essentiel. Parce que Marie NDiaye noue avec beaucoup d’art plusieurs intrigues, plusieurs mystères. (...)
Du coup, le roman n’est plus une surface régulière et orientée – du commencement vers la fin – sur laquelle se promène le lecteur, mais une matière épaisse et imprévisible où les pas s’enfoncent, où le temps fait des caprices, où les sentiments sont des objets aussi réels et aussi matériels que les choses. On a moins l’impression de lire Marie NDiaye que de se laisser séduire par une sirène qui ne craint pas d’abuser les charmes de sa voix. Elle vous entraîne dans les entrelacs de ses phrases pulpeuses et asymétriques, elle vous fait croire l’incroyable, tire du magique de l’ordinaire, joue avec les mots comme un horloger avec ses rouages et pousse le talent jusqu’à obtenir ce qu’on n’attendait pas d’elle : Rosie Carpe est un roman violent et émouvant sur la détresse et la culpabilité et sur les enfants qui s’anéantissent d’avoir été trop mal aimés.
Marc Weizmann (Les Inrockuptibles, 6 mars 2001)
Zone franche
Roman des filiations, inclassable et violent, le huitième livre de Marie NDiaye, Rosie Carpe, est une réussite. L’histoire d’une femme en quête de son frère en Guadeloupe, territoire hors frontières : une lecture qui laissera longtemps un profond sentiment d’inquiétante étrangeté.
(…) Rosie Carpe marque une certaine rupture par rapport à ce qui précède. Les toutes premières pages du livre nous montrent un aéroport imprécis où Rose-Marie, dite Rosie, vient de débarquer, son fils Titi à la main, cherche son frère Lazare qu’elle n’a pas vu depuis cinq ans. “ L’enfant lui pinça doucement la hanche. Il est là, maman. Lazare. Elle sentit qu’il était mal à l’aise, effaré. Dans un effort pénible, elle adapta son regard à la forme mince qui s’approchait d’eux sans hésiter. Puis elle sentit monter dans sa gorge l’envie de vomir, elle pressa les lèvres, ferma les yeux. Mais était-ce bien son frère Lazare ? (…) Comment pouvait-elle douter de l’aspect de son propre frère ? ” Mais ce problème d’apparence est cette fois tout de suite identifié : “ L’enfant lui dit à l’oreille : C’est un Noir. Je le vois bien. Est-ce qu’il peut être Lazare ? – Un Noir ? Chut répond curieusement Rosie, à l’instar des précédentes héroïnes de Marie NDiaye, enclines à la précision jusqu’au déni. Et toi, est-ce que tu connais Lazare ? Tu n’as jamais vu Lazare, pas vrai, alors chut. ” Mais le silence est impossible.
Pour la première fois, Marie NDiaye affronte nommément ce qu’elle laissait jusque-là implicite ou, plus exactement, puisque l’auteur est trop exigeante pour se contenter d’éliminer une question en y apportant une réponse, l’implicite se déplace. Le flou géographique souvent de mise dans ses livres ne l’est plus ici. Très vite, nous l’apprenons, nous ne sommes plus en France proprement dite ; Marie NDiaye n’a pas choisi l’Afrique pour les aventures de Rosie Carpe, comme il aurait été trop simple, mais la Guadeloupe, soit un territoire au statut ambigu, à la fois dans et hors frontières. À l’image d’un livre zone franche, qui va multiplier les allers-retours spatiaux (Antilles, petite province française et Antilles), temporels (présent, passé, présent et même futur potentiel), et narratifs, passant du point de vue de Rosie Carpe à celui de l’Antillais Lagrand, avant de revenir au Carpe.
L’implicite se déplace, donc : Rosie débarque en Guadeloupe, depuis Brive-la-Gaillarde via Antony, à la recherche de son frère – lequel, on l’apprend vite, a mystérieusement disparu, sans doute pour échapper à la prison, en compagnie de son ami, le non moins mystérieux Abel.
Quant à Rosie, elle n’est pas venue seule. À son fils Titi, gosse inquiétant aux cheveux ternes, clairsemés, entre les mèches desquels on aperçoit le crâne bleuté, s’ajoute l’embryon qu’elle porte dans le ventre ; Rosie est enceinte, bien qu’elle ne sache pas de qui – ou plutôt de quoi. “ J’ignore ce qui m’a rendue enceinte, dit Rosie. (…) quelque chose s’est passé à quoi je n’ai pas assisté, et après, j’étais enceinte. – Ce sont des choses qui arrivent ”, répond Lagrand, quien a vu d’autres – nous sommes aux Antilles.
L’implicite se déplace et, si l’irruption des rapports Noirs-Blancs fait de Rosie Carpe un livre en couleurs, celles-ci sont déclinées en procédé poétique, avec une rigueur hallucinatoire qui en fait le seul élément véritablement fantastique du livre. Si Lagrand est noir, Rosie, elle, est jaune, couleur de lâcheté, couleur de trahison. “ J’étais Rose-Marie, disait Rosie de sa voix neutre, comme parlant de quelqu’un d’autre. Puis vint le temps où elle n’évoqua même plus cette Rose-Marie (…), où tout souvenir de Brive se retrouva si bien englouti dans le flot de médiocres tourments qui l’assaillaient qu’il n’en demeura qu’une ombre jaune et pâle, qu’une tache jaune dans son esprit lorsque le nom de Brive arrivait par hasard à ses oreilles, et l’impression d’avoir été ce jaune-là, égal et un peu terne. –- J’étais Rose-Jaune, disait-elle de sa voix sans timbre (…), j’étais Jaune autrefois, disait-elle encore, lointaine, l’œil vide, ne se comprenant plus très bien et indifférente, vide. ”
Ainsi les couleurs identifient, mais elles dépossèdent aussi. L’hôtel minable “ à la lisière d’Antony et de la Croix-de-Berny ” où Rosie trouve à la fois un emploi et un amant, est aussi rose et beige qu’impersonnel : il “ faisait partie d’une chaîne d’établissements identiques et, bien que situé au ras de la route, entre une baraque promise à la démolition et un immeuble aux fenêtres crasseuses, il avait été muni des éléments indispensables du confort international, qui le protégeaient du voisinage abrupt et vieillot de ce coin de banlieue encore déclassé, encore négligé et peu convoité. Même le bruit, constata Rosie en entrant dans le hall rose et beige, s’interrompait… ”
Max, le sous-gérant, devenu amant de Rosie et père de son enfant, est décrit par ses “ dents blanches ” et “ sa langue aussi rouge que s’il venait de la mordre, au bout pointu ” qui tressaute lorsqu’il rit, il porte une chemise rose pâle, une veste à carreaux verts et bleus, il se fait décolorer les cheveux : “ Ca vous va Rosie ? (c’est comme ça qu’il accueille sa nouvelle employée avant de monter lui faire un enfant) Génial ! Je vous attendais avec impatience, Rosie. Rosie, vous êtes magnifique ! L’hôtel aussi est magnifique, pas vrai ? Tout ce rose, pas vrai, Rosie, que c’est extra ? ” (…)
Marie-Laure Delorme (Journal du dimanche, 11 mars 2001)
Il faut pointer cette violence propre à Marie NDiaye. Ses mots qui ne dessinent aucune acceptation. Des pages, parmi les plus fortes, sur le jeunisme. Sur l’apparence de nos vies sans substance. Ses personnages sont des êtres qui cherchent leur oubli dans la quête de leur obsession. Rosie Carpe est un grand livre. Poignant, ténébreux, frissonnant. Marie NDiaye, cette romancière qui ne s’entoure d’aucun faux-semblant, prouve combien elle est à elle-même son propre miracle : un itinéraire en forme de tracé étincelant.
Du même auteur
- Quant au riche avenir, 1985
- La Femme changée en bûche, 1989
- En famille, 1991
- Un temps de saison, 1994
- La Sorcière, 1996
- Hilda, 1999
- Rosie Carpe, 2001
- Papa doit manger, 2003
- Les Serpents, 2004
- Tous mes amis, 2004