Théâtre


Marie NDiaye

Papa doit manger


2003
96 pages
ISBN : 9782707317988
9.50 €
35 exemplairs numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille


Papa est parti depuis si longtemps que personne n'espère plus son retour. Mais voilà que Papa revient, voilà que Papa exige de rentrer, sûr de son bon droit, dans la vie qu'il a fuie dix ans auparavant. Qui aime encore Papa ? Qui peut prétendre avoir besoin de lui ? Il a les apparences de la richesse et d'une jeunesse improbable. Il resplendit d'un éclat peu commun à Courbevoie. Surtout, il sait ce qu'on lui doit, même si ce n'est pas justifié, et qu'on l'aime encore, qu'on l'aimera toujours.

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« J'ai entrepris d'écrire du théâtre sans souhaiter précisément en écrire ni penser que j'en écrivais : en commençant ce à quoi on a pu, par la suite, donner le nom de “ pièce ”, il me semblait que j'écrivais un roman court dont je ne conservais que les dialogues, éliminant toute partie descriptive, par lassitude, à ce moment-là, d'une certaine pesanteur du roman pour celui qui l'écrit, d'une sorte d'engagement soucieux ou angoissant dont il est difficile de faire l'économie et que j'avais l'impression de pouvoir m'épargner, pour un temps, grâce à cette forme resserrée, à cette prose étranglée.
C'est pourquoi je ne me suis pas occupée de la représentation, de la scène. Savoir si ce que j'écrivais était “ jouable ” n'a jamais été une question, ou alors, implicitement, accompagnée d'un “ qu'importe ! ” qui me paraît maintenant un peu désinvolte.
Mais, autrement dit, les deux écritures, romanesque et théâtrale, ont signifié pour moi la même chose, à tel point que je considère pareillement importantes la lecture silencieuse des romans et celle des pièces : il faut que le texte de celles-ci résiste tout autant que le texte romanesque, quoi qu'on en fasse par la suite.
Marie NDiaye (janvier 2003)

René Solis (Libération, 2 mars 2003)

Artifice à « Papa »
Un beau texte de Marie NDiaye à la Comédie-Française.
 
« Tel un ogre jovial, Papa est là sur le palier, au sortir de l'ascenseur. Le père prodigue est de retour. Dix ans qu'il n'a pas refranchi la porte de l'appartement de Courbevoie où il a laissé Maman et les deux bébés. Aujourd'hui, il triomphe : “ C'est moi, mon oiseau. C'est moi. Papa est revenu. ”Papa est un prince africain, un seigneur : “ Ma peau est d'un noir ultime, insurpassable, d'un noir miroitant parmi lequel mes yeux foncés paraissent presque délavés. Alors, enfant, sache dès à présent que cette teinte absolue et impérieuse de ma peau me donne l'avantage. ”De l'autre côté de la porte, séduite, effrayée, l’enfant, Mina observe le Papa revenu qui étincelle dans son costume neuf ; ses poches débordent de billets, il tient un cadeau dans les mains : “ Des pâtes de fruits duty free achetées à Roissy. ”Papa rit : “ Je reviens fier, heureux, aisé, si fier, si heureux et si riche. ”Papa est un menteur. Papa est un pauvre bougre. Papa n'a jamais voyagé, jamais quitté Courbevoie, jamais gagné d'argent Son beau costume est un déguisement emprunté, ses promesses du vent. Papa vit avec une autre femme. Et Papa est un salaud : le bébé handicapé qu'il a eu avec elle, il le : maudit : “ Il faut que Bébé disparaisse dans le premier établissement venu et que j'oublie Bébé pour devenir l'homme que je dois être ”.
Mais qui est Papa ? Un homme qui “ doit manger ”. Un affamé comme un autre. Sur la scène de la Comédie-Française, l'acteur Bakary Sangaré est le héros imposteur savourant chaque mot que Marie NDiaye a placé dans sa bouche. Sangaré fut dans La Tempête de Shakespeare mise en scène par Peter Brook un inoubliable Ariel, façon boxeur aux pieds ailés. Le voilà dix ans plus tard, magnétique, chaleureux, tourmenté. La révélation, en ce lieu, d'un comédien de cette trempe est la première réussite d'un spectacle d'autant plus attendu que chargé de symboles. Soit donc une création contemporaine dans le saint des saints de la salle Richelieu (événement fort rare), qui plus est œuvre d'une femme (Marie NDiaye n'y a guère été précédée que par Marguerite Duras, il y a quelques mois), noire de surcroît, le tout s'accompagnant de l'embauche dans la troupe d'un comédien noir lui aussi : de quoi alimenter l'événement sur le mode “ réjouissons-nous, la maison de Molière s'ouvre sur son époque ”. Il y aurait en l'occurrence plutôt de quoi se sentir gêné, qu'il ait fallu tout ce temps... S'il y a lieu de se réjouir, c'est de la découverte d'un grand texte servi par une mise en scène très propre (d'André Engel), dont le parti pris naturaliste contraste avec une langue qui ne l'est pas.
Les symboles, par ailleurs, n'effraient pas Marie NDiaye. Papa est noir, Maman (Clotilde de Bayser) est blanche, comme les parents de l'écrivain. Tragédie contemporaine Papa doit manger traite de l'abandon et de l'amour, des rapports de classe et de race, de la France et de l'Afrique : “ Je suis venu dans la colère, dit Papa, la frustration, le sentiment de faiblesse et de servitude, en me disant : de toute cette fureur contenue, de cette amertume et de cette sorte de honte indéfinissable, je vais me faire payer. La France entière va payer—je lui ferai rendre gorge. ”En écho, Zelner (Christian Cloarec), le professeur de français, l'humaniste bon teint qui s'est occupé de Maman et des deux fillettes après le départ de Papa, ressasse ses contradictions : “ Je croyais n'avoir pas le droit de le haïr. Toute haine à son encontre, me disais-je, est politiquement condamnable. (...) Il n'y a pas d'homme noir. Il n'y a qu'une plaie, me disais-je. Qu'un chant triste, qu'un asservissement honteux (...) Je dois lui dire qu'il est à présent pour moi un personnage véritable et accompli, je dois lui dire que je le hais et le méprise au plus haut point. ”Les grands-parents, eux, n'ont jamais varié dans leur sentiment à l'égard de “ ce Nègre qui a abandonné notre propre fille ”.  Il était comme une bête d'une espèce inconnue et répugnante ”, dit la grand-mère (Christine Fersen). Et pour Tante Clémence : “ Tes filles ont le teint assez clair, c'est une chance pour elles. Je te le dis d'une manière générale, sans te donner mon opinion. ”Sur ce genre de terrain, il n'y a guère que Koltès, parmi les auteurs contemporains, à s'être aventuré avec pareille force.
Passant du roman au théâtre, l'écriture de NDiaye ne perd rien de sa force d'insistance. Il y a en elle un élan qui la pousse à embrasser la difficulté pour mieux la désamorcer. Elle n'a peur de rien, surtout pas de la réalité du racisme et des clichés s'y rapportant ; elle les reprend à son compte pour mieux crever l'abcès. Elle n'adopte jamais le point de vue du bien contre le mal, préférant l’humour, comme dans cette formidable scène où les deux tantes (Catherine Salviat et Claudie Guillot) confessent à demi-mot l'attirance sexuelle qu'elles éprouvent pour Papa, avant de se livrer, elles, les vieilles filles blanches, à une séance d'envoûtement : “ Je vais préparer quelque chose pour achever (...) le Nègre. ”
Mais on “ n'achève pas le Nègre ”ainsi. Et l'on a beau faire, on ne se débarrasse pas de son Papa, même à travers le monologue désenchanté et énigmatique de Mina, la fille (Rachida Brakni), vingt ans plus tard. Vaincu, défiguré, vieux clochard pathétique, Papa finira par retrouver Maman à la porte de l'ascenseur. Et cette dernière scène ressemble à une profession de foi en l'humanité qui ne serait ni rationnelle, ni morale, mais instinctive. Une déclaration d'amour. »

Nelly Kaprièlian (Les Inrockuptibles, 12 février 2003)

Marie NDiaye sur les planches
Trente-cinq ans, sept romans, deux pièces de théâtre, Marie NDiaye s’impose comme l’un des grands écrivains français vivants. Avec Papa doit manger, elle fait entrer les rapports de classes et de races dans le répertoire de la Comédie-Française.
 
« L’art de l’éclipse ou de l’effacement : Marie NDiaye cultive le retrait. On peut pousser les portes des hauts lieux des mondanités parisiennes, Marie NDiaye n’y est pas. On peut s’acharner à regarder Ardisson, Marie NDiaye n’y passe pas. Les débats, jurys, colloques, c’est pareil, pas de Marie NDiaye. Marie NDiaye ne disserte pas de l’amour, des hommes, des femmes, avant les fiches cuisine des magazines féminins. Marie NDiaye ne donne pas son avis. Marie NDiaye : une vague photo dans la presse, une jeune femme au sourire esquissé. Une mère de famille (trois enfants) à la campagne, et l’apparence aussi lisse qu’un mur de jardin où s’écraseraient nos regards. Des déménagements successifs, comme pour mieux semer ceux qui tenteraient de trop l’approcher. À leurs questions, elle oppose des réponses courtoises, parfois de simples “ Je ne sais pas ” que peu d’écrivains oseraient. André Engel, metteur en scène de sa nouvelle pièce, raconte : “ Elle parle peu. Quand je suis allé la voir dans sa campagne bordelaise pour parler de la pièce, elle ne me répondait le plus souvent que par « oui » ou par « non ». Elle est énigmatique, c’est ce qui la rend séduisante. Et puis après tout, tout est dit dans ses textes, très clairement. ”
Sphinx ou forteresse, Marie NDiaye disparaît à mesure que ses textes s’incarnent. Comme si la cruauté en jeu dans ses livres, cette cruauté du lien à l’autre, du jeu social dominant/dominé, ne pouvait s’éviter qu’en s’effaçant. S’absenter de cette existence-là par excès de lucidité, pour se soustraire à l’inévitable dissolution qui condamnait déjà Hilda, l’héroïne de sa première pièce, “ possédée ” par les autres. De Rosie Carpe (2001), roman sur les filiations ratées, à la pièce qu’elle sort aujourd’hui, Papa doit manger, en passant, donc, par Hilda (1999), jamais ses textes n’avaient été aussi saturés de réel. Un réel tellement amplifié qu’il en devient étrange, angoissant. La cruauté, la souffrance l’absurde, mais aussi le social, la pauvreté et le racisme, NDiaye s’empare de ce que l’ensemble de la littérature française semble nier aujourd’hui avec tant de condescendance : les préjugés de classes, de races, ces rapports de pouvoir et de domination transposés au sein de la famille, sur lesquels elle greffe paradoxes et contradictions d’une humanité défaillante. Dans cet océan de littérature de bon goût, éduquée, sentimentale, les textes de NDiaye semblent parmi les seuls à être encore connectés à la vie.
Des origines sénégalaises, une couleur de peau différente, peut-être aussi l’abandon par son père durant l’enfance : il y a chez Marie NDiaye comme une connaissance innée des marges, de ce qui sépare. “ Dès le moment où j’ai voulu écrire, explique-t-elle, où j’ai su que, d’une manière ou d’une autre, j’écrirais, c’est-à-dire dès l’enfance (elle a publié son premier roman à dix-huit ans, en 1985), j’ai su également qu’il s’agirait d’être à côté, et c’était précisément ce que je voulais. ”
À côté, ou en retrait, ou dans la marge, tels sont les personnages de Papa doit manger. Vingt années et toute l’humanité en 90 pages. Un petit chef-d’œuvre conflictuel, où la violence d’un Tennessee Williams le dispute à l’absurde étrange, au sens du détail grotesque, d’un Beckett. Les grandes différences culturelles “ institutionnelles ” – si chères, par ironie, à la Comédie-Française, où la pièce vient d’entrer au répertoire –, NDiaye se les approprie pour mieux les entraîner dans la France contemporaine, banlieusarde, démunie et métissée, au sein d’un foyer qui n’y a peut-être jamais eu accès. Autre ironie de la situation, André Engel a dû engager un acteur noir (Bakary Sangaré) pour jouer Papa, le “ Français ” n’ayant jusque-là pas songé à la faire. La lutte des classes, des races, un sujet dépassé ? À méditer.
Papa, donc, est un Noir, arnaqueur et cynique, qui vit aux crochets des femmes et sera fatalement jugé par les proches de sa femme pour sa seule couleur de peau, pas pour ses fautes. Vu par les Blancs, le Noir reste un symbole sexuel ou un salaud de service : NDiaye manie l’ambiguïté avec une finesse et une intelligence inouïes, lorsqu’elle balance dans un milieu blanc bourré de stéréotypes un Noir qui, en plus, va leur donner raison. “ C’est cette partie de la pièce qui a été la plus délicate, explique Engel, parce qu’il ne fallait pas la tirer vers le discours du FN, pas prêter le flanc aux discours racistes. Ce qui n’empêche pas cet homme de se conduire mal, mais ce n’est pas parce qu’il est noir. ”
La pièce s’ouvre sur le thème épique du retour chez soi après des années d’absence – sauf que chez NDiaye, Ulysse fait du surplace et l’épopée est circulaire. “ J’aime les classiques scènes de retour dans le roman ou au cinéma, explique l’auteur, ou dans la pièce de Pinter qui s’intitule précisément Le Retour. Après, il s’agit de savoir qui revient. Ici, c’est un homme plus très jeune mais dont l’allure est la même qu’à son départ – il revient sans avoir vieilli, c’est presque comme s’il n’était pas parti. ”D’ailleurs, il n’est pas parti. Ca, c’est la suite de la pièce, qui penche définitivement du côté du tragique shakespearien, sauf que Papa, cet Othello de pacotille, finira sur un canapé orange à Courbevoie, vieillissant et infirme. Donc papa revient dans sa famille après dix ans d’absence, en prétendant avoir fait fortune. Maman l’aime encore (l’aimera toujours), petite-bourgeoise blanche, shampouineuse qui n’a pas su se payer un salon de coiffure, vivant maintenant dans une petit deux-pièces avec un professeur de français, Zelner. Arnaques, mensonges, manipulations.
Chez NDiaye, les rapports humains sont toujours prédateurs : “ Ce qui m’intéresse : travailler la cruauté Ce qui me semble le plus cruel, par exemple : toute une existence qui s’organise quotidiennement et banalement à partir d’une décision monstrueuse, alors qu’elle n’était pas perçue comme telle. Entre autres, dans la pièce, la façon dont Zelner enseigne à Maman et la rétribue quand elle a bien appris. Ou encore : cet homme est votre père ou votre mari et on ne peut rien changer au fait qu’il ne vous aime pas, sans doute ne vous aimera jamais. ” Ni la mort (contrairement aux tragédies) ni l’amour (contrairement aux comédies) ne vous en sauvent. “ Ce qui m’a fasciné dans cette pièce, explique André Engel, c’est son aspect d’univers clos sans issue, qui me rappelle Kafka ou Büchner. Comme chez eux, c’est l’écriture qui crée cette prison : le fait que tous les personnages, les vieux, les enfants, les hommes, les femmes, parlent tous le même langage. Ils parlent tous le NDiaye. 
Il y a quelques mois, quand André Engel est appelé à la Comédie-Française par son nouveau directeur pour monter une pièce de son choix, il cherche en vain. C’est la comédienne Hélène Lapiovère, qui avait interprété le texte pour France Culture, qui lui propose la pièce. “ C’était une commande radiophonique, qui s’appelait Un amour déraisonnable. L’idée d’une pièce pas écrite pour la scène, mais comme un roman en dialogues, me plaisait : du coup, Marie NDiaye n’avait pas les tics des auteurs de théâtre contemporains puisqu’elle ne se pose pas en auteur de théâtre. ” NDiaye renchérit : “ Je n’avais aucune idée de mise en scène, ce n’est pas mon métier. Je ne « vois » rien. Je ne suis capable de voir que des phrases, une architecture de mots. C’est peut-être la raison pour laquelle je suis rarement déçue en assistant à une représentation de ce que j’ai pu écrire. ”
Une romancière de trente-cinq ans, un metteur en scène qui a toujours tenté de sortir de la “ scène ”, du “ théâtre ” comme espace convenu, un acteur d’origine africaine et une poignée d’existences échouées – un casting de rêve pour bousculer le velours rouge de cette institution culturelle. Le Français s’offrirait-il un lifting avec l’arrivée de Bozonnet ? Déjà, au printemps, était montée la pièce d’un auteur contemporain vivant, le beau Quatre avec le mort de François Bon. Mais c’était dans une autre salle, plus petite, plus moderne. “ Et puis mon expérience est différente de celle de Marie NDiaye, raconte François Bon. Avec Charles Tordjman, le metteur en scène, nous souhaitions travailler avec un trio d’acteurs, construire des personnages suffisamment intimes pour explorer en temps réel une situation de conflit. J’ai juste ébauché des situations, quelques lignes, des bribes, et on a commencé à se voir une fois par mois. ”
Le passage du roman au théâtre, d’autres auteurs l’ont franchi, Beckett, Duras, Serena…“ On n’écrit pas du théâtre pour relever le défi d’une tradition ”, répond Marie NDiaye. Alors pourquoi ? “ Le Texte de théâtre offre une part de vertige : on peut être complètement illogique, explique Bon, mais il faut assumer jusqu’au bout cet illogisme. J’ai essayé d’appréhender un nœud autobiographique que je ne me verrais pas, même aujourd’hui, mettre au jour directement, parce que j’y joue trop gros. En écrivant pour les acteurs, on a l’impression qu’on est caché derrière leur dos. ” Réponse de NDiaye : “ L’écriture des pièces représente pour moi depuis le début une sorte de respiration après l’écriture de romans. Ce n’est pas une question de facilité mais d’apesanteur : un roman, c’est un poids à supporter pendant une année ou deux ou trois – toute une technique complexe à mettre en branle, que je trouve plus souple dans le théâtre. Et puis, il est difficile d’éviter dans le roman un certain nombre de phrases explicatives ou descriptives, et j’en suis parfois fatiguée. ”
Pour le lecteur, la réception d’un roman ou d’une pièce de NDiaye reste la même : elle l’implique en profondeur. Ses textes ont ce pouvoir de nous troubler jusque dans nos zones les plus sombres, de remuer cette boue qui nous constitue : culpabilité, sentiments mal ou pas vécus, liens gangrenés ou rompus, ambiguïtés inavouées, angoisses. L’angoisse même, archaïque, d’être dévoré par l’autre. C’est ce qui arrive à ses héroïnes, surtout les plus récentes, Rosie Carpe ou Hilda, dissoutes dans le lien, ou l’absence de lien, à l’autre. Mais c’est aussi ce qui change dans Papa doit manger : Maman survit grâce à un amour tenace, dans lequel elle incarne son identité, qu’elle accepte (contrairement à ses proches), qu’elle assume. “ Tous deux, Papa et Maman, qui ont pourtant l’air minables, ont une vraie grandeur, dit Engel. Ils sont si extrêmes dans ce qu’ils font, ce qu’ils sont, qu’ils en deviennent grands ” À la lecture, c’est pourtant d’abord le personnage féminin qui sort grandi. “ C’est une femme très ordinaire, explique l’auteur, une toute petite-bourgeoise légèrement déclassée, que sa passion pour un Noir et sa fidélité un peu obtuse à cette passion, rendent soudain particulière, placent au-delà de tout jugement. Elle comprend qu’elle n’a pas de comptes à rendre à ce propos, et dès lors, peut devenir quelqu’un d’assez libre. ” Il n’y a qu’une façon de vivre cette lucidité aiguë (que d’aucuns appelleront “ pessimisme ”) des rapports humains : ne rien devoir. Comme son héroïne, Marie NDiaye ne nous doit rien. Chez elles deux, il y a comme une sagesse, qui ne serait pas celle du renoncement mais de l’essentiel. C’est ce qui fait leur force, ce qui les tient, les fait traverser la tête haute un monde qu’elles savent aussi pathétique que dangereux pour leur intégrité. La traversée contient une part de réussite, qui l’excède peut-être même. Car ce qu’elle ne sait peut-être pas, ce qu’elle ne veut peut-être pas savoir, pour mieux s’en protéger, c’est la place qu’occupent désormais ses livres dans le champ littéraire français : Marie NDiaye est devenue l’un de nos plus grands écrivains. »

 




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