Romans


Marie NDiaye

En famille


1991
320 pages
ISBN : 9782707313676
14.94 €
40 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille
* Réédition dans la collection de poche double n° 43


Depuis de longues années, les fêtes de famille ont lieu sans tante Léda dont personne n’a plus de nouvelles. On parle d’elle avec regret et affection. Si je retrouvais tante Léda, se dit Fanny, ne serait-on pas obligé de m’en savoir gré ? N’oublierait-on pas la particularité de ma naissance, la négligence coupable de mes parents ?
Accompagnée de son cousin Eugène, Fanny part à la recherche de sa tante et va traverser bien des villages inhospitaliers. Elle meurt une première fois dans l’un d’eux, pour revenir à la vie sous une allure plus conforme, espère-t-elle, à celle des habitants de la région.

Jacques-Pierre Amette (Le Point, 4 février 1991)

Sans famille
Avec ce troisième roman, Marie NDiaye nous entraîne, sans sensiblerie, dans un long voyage au bout de l'exclusion.
 
 C’est un peu un conte de fées dans le milieu littéraire. En 1985, une lycéenne de dix-sept ans envoie un manuscrit aux Éditions de Minuit. Immédiatement après l'avoir lu, le directeur, Jérôme Lindon, se rend au lycée Lakanal, où son auteur, Marie NDiaye, suit des cours. Le contrat est signé. Le roman, Quant au riche avenir, est publié. Le sujet ? La révolte d'un jeune homme, nommé Z, contre la bassesse du monde. Deux ans plus tard, Marie NDiaye est remarquée par l'ensemble de la critique avec un récit, Comédie classique, qui a pour caractéristique de n'être constitué que par une seule phrase de 106 pages. Mais, derrière cette performance à la Perec, derrière l'exercice de style, on découvre un talent incroyablement précoce. incroyablement libre, plaisant, . assuré, qui mélange tous les genres – roman anglais, conte philosophique, mélo familial – avec une virtuosité confondante. Cela donne un portrait très “ bougé ”, très “ crayonné ” et vif de l'auteur pour exorciser et congédier ses blocages. Aujourd'hui, Marie NDiaye fait une formidable unanimité dans la critique littéraire avec En famille, grand roman foisonnant.
C'est le portrait d'une jeune fille, Fanny. Elle traîne sa valise d'une maison à l'autre, d'un appartement parisien où habite sa mère à une demeure africaine où vit son père, d'un bungalow beauceron à une HLM de banlieue. Malgré une surabondance de tantes, de cousins, d'oncles et de neveux, personne ne veut la prendre en charge. Ce long voyage au bout de l'exclusion est raconté en épisodes picaresques. Fanny, éternelle déracinée, prend sans cesse des autocars poussifs et des trains de banlieue. Semblable aux orphelins dans les romans de Dickens, aux vagabonds de Charlie Chaplin, elle traîne une sournoise malédiction : éternelle bâtarde, éternelle écorchée, elle se heurte tantôt à la rudesse du monde, tantôt à son indifférence complète. Autour d'elle les chiens aboient, les portes se ferment, on se tait à son approche. Cuisinière dans un mauvais sous-sol de restaurant, puis employée dans un fast-food, Fanny finit dans une niche à chien : on lui jette des déchets par la fenêtre pour la nourrir. Ainsi, la souffrance et l'injustice constituent, chapitre après chapitre, le portrait d'une humiliée.
La grâce du livre, c'est qu'il n'y a aucune sensiblerie. Une sorte d'espoir ineffable et divin transforme Fanny en une de ces innocentes qu'on découvre dans les livres des saints et dans les films de Fellini. Cette innocence donne à ces aventures une beauté diaphane.
Aux qualités de cœur qui traversent le livre s'ajoute la précision du regard. Jamais on n'a aussi bien décrit un village de Beauce, ses trottoirs déserts l'après-midi, son unique café, ses hangars délabrés, ses lumières maigres, ses lotissements neufs dans les champs de betteraves : jamais on n’a vu les ameublements avec une si radieuse minutie. Marie NDiaye n'oublie aucun napperon de ces salons rustiques achetés chez Monsieur Meuble, ni aucun placard de ces cuisines qui sont vendues clé en main dans les Bricorama. Enfin, la générosité des détails, la construction des scènes, l'enchaînement des épisodes sont d'une maîtrise invraisemblable pour un écrivain de vingt-trois ans. Le livre doit sans doute tirer une part de sa force de l'autobiographie. Née de mère beauceronne et de père sénégalais, l'enracinement de Marie NDiaye ne doit pas être évident. Ses études, sa culture, qui sont ses refuges, doivent aussi être sources de malentendus, si on sait lire entre les lignes. Et l'extrême sophistication de ses raisonnements, la bouffonnerie secrète de certaines remarques, les facettes d'un style parfois trop travaillé sont autant de signes particuliers, voire d'obstacles à un accès immédiat à son œuvre.
Pourtant, le tout est formidablement original et cohérent. Ce n'est pas, comme chez Balzac, une course à l'argent et une lutte des classes décrite avec acharnement, mais une orpheline confrontée à des familles fermées. La tragédie d'un cœur sensible plongé dans un monde brutal. C'est un des plus beaux portraits d'innocent persécuté, à qui on enlève jusqu'à son nom, jusqu'à son droit d'exister.
Comment ne pas songer, alors, en fermant ce livre, aux enfants perdus de Vaulx-en-Velin, à la misère de ces interminables banlieues françaises qui ressemblent tant à l'image de la résignation de l'espèce humaine ?
Il faut sans doute une certaine somme d'expériences vécues douloureusement pour construire un tel livre, si ouvert à la douleur humaine. C'est à un “ art de la nécessité ” que Marie NDiaye nous appelle. 

Jean-Maurice de Montremy (La Croix, 2 février 1991)

Les voyages de Fanny
 
 Elle n'a pas vingt ans. Elle se présente, le jour anniversaire de l'aïeule, à la maison familiale. On ne l'attendait pas. Personne ne reconnaît d'ailleurs la jeune cousine. Une vieille tante se trompe sur son prénom. Voici donc, tout le long du roman, cette Fanny qui ne s'appelle pas Fanny, déconcertante, audacieuse, désarmante par son désir d'intégrer la famille, d'en partager les usages et prolonger la mémoire. D'autant plus déconcertante que le petit clan ne veut ni l'accueillir ni même ranimer les enthousiasmes d'autrefois quand régnait l'aïeule, quand la famille était vraiment une famille.
Alors Fanny s'en va. Elle a décidé de retrouver une autre exclue : sa mystérieuse tante Léda, partie voici très longtemps, on ne sait vers où. Elle convainc son cousin Eugène de faire route avec elle. Cossard et médiocre, celui-ci ne tarde pas à s'éclipser, indifférent aux ardeurs amoureuses ou morales de Fanny. Et le voyage se poursuit, de village en village, de petits boulots en petits boulots.
Partout, Fanny cherche tante Léda. Partout, également, Fanny cherche à s'intégrer : devenir cuisinière modèle dans l'infâme boui-boui du Coq Hardi, ou préparatrice minutieuse des hamburgers du supermarché. Partout l'échec. De retour à la maison de l'aïeule, sa quête va d'ailleurs basculer en une sorte d'explosion fantastique et silencieuse, transfigurant cette impossible vie familiale.
L'histoire, très bien construite, alternant plusieurs voix, peut certes sembler la parabole d'une jeunesse, version 1990. L'ex bof-génération sage en apparence, coupée de ses racines, nostalgique de valeurs vidées de tout contenu, doucement extravagante et désolée. Marie NDiaye, toutefois, ne s'arrête pas là. Écrit d'une prose ample, impeccable, cet En famille (oublions Hector Malot !) oppose la grandeur du style à la médiocrité des personnages.
L'action se passe nulle part et partout, vague et précise, de villages-rues en lotissements. La télé, le salon payé à crédit, les bibelots de série, les caddies et les supermarchés peuplent le regard. Marie NDiaye les traite pourtant avec l'ironique mélancolie d'un Proust chez Mme de Guermantes, avec un subtil équilibre de dérision, de compassion et d'indignation. Une belle réussite pour cette jeune femme de vingt-trois ans à laquelle s'ouvre, bon gré mal gré, la famille littéraire. 

Patrick Grainville (Le Figaro, 7 janvier 1991)

Imbroglio familial
 
 La famille : l'origine et le nœud, tout s'y trame, tous nos désirs, toutes nos peurs. La vie se joue, aux racines de nous-mêmes. Marie NDiaye nous plonge et nous égare dans un imbroglio familial ramifié et secret. Fanny : une jeune fille de dix-huit ans, revient dans son village natal et la maison de son aïeule pour retrouver les siens. Personne ne la reconnaît, on lui attribue un nom qui n'est pas le sien. Elle se sent exclue, chassée. Il ne lui reste plus qu'à comprendre le pourquoi de son abaissement, qu'à prendre en filature sa propre histoire.
On l'a observé dans ses précédents romans, il y a chez Marie NDiaye un joli complexe de Cendrillon. Une faute pèse sur son héroïne, un péché primordial, un doute, une question, un mensonge, un mauvais sort qui lui interdisent la fusion avec sa parentèle dans la maison de l'aïeule. Peu à peu, on découvre que le mal viendrait de la mère, de son mariage, d'une mésalliance dont Fanny serait née. Il en coûte de transgresser les sacro-saintes traditions, la moindre déviance vous condamne au rejet et à l'errance. Une autre femme mystérieuse, elle aussi, a été bannie : Léda, tante Léda. Fanny sent que c'est en la retrouvant qu'elle corrigera la maldonne première, qu'elle restaurera son identité, son nom, ses droits. Le roman se déroule comme un parcours initiatique. Fanny part sur les routes en compagnie de son cousin Eugène. Elle recherche Léda à travers des villages monotones, au ciel bas, qui se ressemblent tous. Fanny tourne en rond, piétine. Les personnages qu'elle rencontre, hommes ou femmes, sont les doubles les uns, des autres et partagent avec les oncles et les tantes un air de famille. On ne sort pas de cet amas de liens et de fatalités.
Fanny visitera des lieux clés : la maison du père, un parvenu qui ne la reconnaît pas davantage, puis l'appartement de sa mère à Paris, une femme indifférente et nomade. Fanny reste étrangère, irrémédiablement, car elle est singulière, autre, refusant la conformité à la loi. Elle est l'incarnation scandaleuse de la faute. On pense souvent à la soudaine métamorphose de Grégoire Samsa, dans le roman de Kafka, qui le relègue au niveau du rebut, de l'ordure, loin de l'amour et de son nom. On songe encore au parcours d'Alice, à quelque famille d'Hector Malot ou de la comtesse de Ségur, bourrée de cousins et de tantes mais dont les rouages se seraient enrayés par la faute d'une intruse : Fanny.
Pas facile de combiner Cendrillon et Kafka ! Marie NDiaye y parvient. La quête de Fanny est semée d'incongruités, d'aberrations, d'apparitions, comme si le réel naissait du seul désir, dans une contrée hallucinée. Mais tel est le talent de la romancière que ces visions ne sont jamais floues, elles gardent, au contraire, un contour précis, intense, une coloration affective souvent fascinante comme certains rêves. La promenade en barque avec la tante, le beau sourire flottant d'une mère perdue, la mollesse d'une chair, l'obsession des chiens, le corps inconnu de Léda, sont autant d'intuitions, de symptômes d'une vérité cachée...
Secret, scandale de famille occultés par la tribu ? Mésalliance, enfant adultérin, bâtardise ? Fanny nourrit un désir quasi incestueux pour son cousin, elle choisit plus tard une profession qui l'exclut. Inceste, écriture : quel est le péché ? Marie NDiaye retourne en tous sens le destin de l'étranger, les pièges où il tombe pour se faire reconnaître, tous les dangers d'absorption et de destruction qui le menacent. Trois figures reviennent de façon insistante : le redoublement, le retournement, le contretemps. Les mêmes situations se répètent, s'inversent sans résoudre le malentendu, plutôt en l'aggravant. Le destin est d'une incroyable cruauté pour celui qui, renonçant à sa singularité, cherche à se conformer au désir d'autrui. C'est dire toutes les questions que pose la quête de Fanny au jardin gris des pères et des mères, dans ce village sournois et tapi.
Le roman est-il trop manifestement symbolique, le sujet œdipien trop visible ? Le lecteur perverti pense à Marthe Robert : Origine du roman, roman des origines, à la Psychanalyse des contes de fées de Bruno Bettelheim. Mais il n'est pas sûr que Marie NDiaye y fasse référence. La question de l'identité est assez universelle pour être rencontrée, poursuivie au cœur de soi, sans modèles. À son moi incomplet, mutilé, hypothétique, l'écrivain répond par son œuvre : un moi nouveau, plus précieux, plus solide et plus fort. Cependant En famille peut se lire au fil des lignes, des lieux, des épreuves comme un conte... l'autobiographie fantastique d'une fille aux prises avec les monstres de la famille. 

Michèle Bernstein (Libération, 3 janvier 1991)

Allien
 
 Ce roman est le livre du rejet et du déni, le calvaire de celui qui, pour porter le crime d'être né “ différent ”, ne trouve pas sa place dans le monde et, frappant à toutes les portes, ne reçoit que coups de pied et rires moqueurs. Ce n'est donc pas un livre gai, au contraire; encore que, comme tous les romans d'une certaine importance, il soit très souvent amusant à lire – si l'on a le cœur bien accroché.
L'héroïne en est une très jeune fille : le monde, pour elle, c'est donc la famille. Quelle famille ? Elle en a deux, ou elle n'en a pas, une famille d'ici, et une famille d'ailleurs. (C'est ainsi que je les appellerai, que l'auteur me le permette, pour essayer de simplifier en deux colonnes le propos très compliqué d'un livre de plus de trois cents pages.) Donc, au premier chapitre. notre héroïne se rend à la fête d'anniversaire de la grand-mère maternelle Dici, où sont réunis un grand nombre de tantes et cousins du même clan. Stupeur, les chiens eux-mêmes ne la reconnaissent pas et l'attaquent. Personne ne semble se souvenir d'elle, on lui parle à peine, on ne l'appelle même pas par son vrai prénom. L'humilité même, elle accepte d'emblée ce changement d'identité, et devient Fanny, un nom Dici. (On ne saura jamais son vrai nom Dailleurs). Et s'écrase : …Quant à moi, je ne suis pas d'ici, bien que je l'aie toujours cru jusqu'alors. Je suis au mieux un élément toléré, mais il apparaît que je n'ai jamais fait qu'irriter et cela ne saurait vous tromper plus longtemps, vous l'avez compris avant moi... Cette humilité, par moments abjecte, qui se développera tout au long du récit, nous comprenons bien qu'elle n'est qu'une tentative désespérée de se faire accepter, et qu'elle fleurit sur un lit de ressentiment : Mes parents m'ont fait tant de mal que je respirerai quand ils mourront, s'écria Fanny.
Le conte n'est pas réaliste, métamorphoses et sortilèges y abondent, les métaphores sont aveuglantes. Ainsi, entre le village (les villages groupés) où vivent toutes les tantes et les cousins Dici, les petites maisons, les fermes, et le village plus lointain ou réside, riche et honoré, ce père Dailleurs qu'elle n'a presque pas connu, il n'y a qu'un moyen de communication, l'autocar. Quand Fanny essaie d'échapper, pour aller chercher plus loin la clef de ses racines, l'autocar, sans cesse, la ramènera d'un village à l'autre. C'est un circuit fermé, un monde sans issue.
Que tentera Fanny, pour se faire aimer ? Tout. Le déguisement de son moi profond, pour commencer. Mais cela n'est pas possible : non seulement sa personnalité (sacrifiable, croit-elle), mais son allure, les traits de son visage trahissent son origine exogène. Quand, autre essai d'intégration, elle voudra forcer son cousin Eugène au mariage, il la rebute : – On nous regarderait. Que tu es ma cousine, cela s'oublierait vite, mais pas que... – Quoi donc ? – Oh, tu m'ennuies (...) Est-ce que tu as l'air d'être ma cousine ?
Qui pourrait servir de trait d'union, donner un passeport familial à la petite ? La mère ? Séparée du père. et n'allant guère, non plus, aux réunions de la famille Dici, elle est simplement absente. Très symboliquement, Fanny la rencontre toujours sur un quai de gare, une valise à la main, elle part, elle s'en va. Il y a aussi une mystérieuse tante Léda, que Fanny n'a jamais vue... Elle qui n'est pas là, ne pourrait-elle pas... quoi ? Tout. Fanny part en quête. Toujours repoussée, toujours ballottée par l'autocar d'une porte à l'autre, nous la verrons serveuse de boui-boui, caissière de supermarché, nourrie de restes, couchant sur des grabats, cachée même, dans la niche aux chiens...
Foulée plus bas qu'un paillasson, traitée (qui respecte l'“ Autre ” ?) comme viande à plaisir : le mari d'une des tantes, vulgaire voyageur de commerce, la saute sans ménagement sur le siège arrière de sa voiture : elle s'incline. Le riche et puissant père d'ailleurs, qui ne lui a pas ouvert les bras comme sa fille, pense à un moment qu'elle est trop Dici pour n'être pas étrangère : ne ferait-elle pas une jeune et jolie maîtresse ? Elle s'enfuit.
Fanny sait qu'il lui faut obtenir son pardon. Ne serait-ce pas plutôt sa mère qui en aurait besoin, ayant ainsi apporté le trouble en sa tribu ? Mais (elle) savait qu'on pouvait pardonner à sa mère et, à elle, ne rien concéder (... ). Fanny était, pour tout, deux fois plus coupable que sa propre mère, quoiqu'ayant rarement mal agi, c'était la dure loi familiale. Elle est le péché originel, la faute faite chair. Après la mort de l'aïeule, le monde agricole et presque chaleureux qu'avait connu Fanny se défait. Un supermarché s'installe, une autoroute défigure le village ; la médiocrité et la mesquinerie des gens d'ici éclatent. Lentement, la mère les rejoint, on le devine aux bibelots hideux qui envahissent son salon. Fanny, elle, mourra de plusieurs morts, violemment et graduellement, une fois dévorée par les chiens, une dernière fois, exsangue, de fatigue. Il y a du Procès et du Château dans toutes ces portes qui se ferment, il y a aussi de l'Alice dans la logique idiote à laquelle elle se heurte, quel sombre au-delà du miroir! À son quatrième roman, l'écriture de Marie NDiaye a pris une densité, un poids nouveaux; et la construction, dans sa complexité, une solidité tridimensionnelle : mais aussi le sujet n'est pas indifférent. Il serait aussi futile de ne pas se rappeler que Marie NDiaye est d'origine mi-africaine, que de vouloir oublier que Kafka était juif et vivait à Prague. On peut donc penser que pour ramasser de riches matériaux. elle n'a eu qu'à se baisser. Et encore ? Que les ici et les ailleurs sont innombrables. Qu'aussi, une jeunesse non alignée est souvent stigmate assez fort pour déclencher l'ostracisme. Qu'enfin, un écrivain – de cette qualité dont l'étrange activité est de s'insinuer dans les pensées et de s'infiltrer sous les côtes est – les livres de science-fiction en font foi – créature d'un autre monde : nos extra-terrestres. 

Michel Braudeau (Le Monde, 11 janvier 1991)


Le coefficient d'inconfort
 
 On n'a, bien sûr, jamais de critère tout à fait établi pour juger de l'importance d'un auteur de son vivant – encore ~ moins au début de son œuvre, – on se hasarde à des comparaisons, on esquisse des développements possibles, on se trompe une fois sur deux, ce qui, à court terme, est rassurant pour beaucoup. Il y a cependant un signe qui ne ment pas et indique, sans trop d'erreur, le caractère authentique d'une voix qui commence à se faire entendre, c'est la qualité du dérangement qu'elle provoque. Agréable ou non, drôle ou inquiétant, quelque chose s'exprime comme un malaise : le coefficient d'inconfort.
Pour les uns, c'est la longueur des phrases, l'absence de ponctuation ordinaire, le refus de la syntaxe, pour d'autres, c'est la singularité des thèmes abordés, la déviance, l'obscénité, le plus ou moins grand écart de langage et de mœurs consenti. Dans le cas de Marie NDiaye, en dehors de l'évidente surabondance de ses dons, qui est déjà une anomalie dans une période littéraire un peu terne, le dérangement vient d'ailleurs, de diverses manières. De père sénégalais et de mère beauceronne, Marie NDiaye eut le culot de publier avant ses dix-huit ans son premier livre, Quant au riche avenir, aux Éditions de Minuit, chez Jérôme Lindon, qui ne retint pas le second, Comédie classique, publié par les Éditions POL, constitué d'une seule phrase, interminable, cascadante d'incises, de subordonnées, à la limite de l'exercice de style pour surdoué – en réalité, c'était un bouquet d'adieu aux feux d'artifices de l'adolescence, – qui fut mal accueilli par la critique. On veut bien s'extasier devant une petite fille métisse qui fait un joli livre très tôt, mais on ne peut pas trop lui pardonner de nous prouver, dès le second, qu'elle manie mieux les ficelles du français que les vieux routiers du terroir.
Fort heureusement, Marie NDiaye n'est pas une personne qui se laisse facilement impressionner par les contingences de la vie parisienne. On ne la voit pas dans les cocktails ni dans les dîners. Elle n'a pas d'amis très puissants, n'écrit pas dans les journaux, ni dans les revues, et a renoncé à se promouvoir à la télévision – comme d'autres, Michel Rio, par exemple –, ce qui passera un jour pour le comble du jansénisme chic, sans doute, mais n'est pas, dans l'immédiat, d'un “ rapport ” très évident. Elle a donc entamé sans hésiter son troisième livre La Femme changée en bûche (Éditions de Minuit) dans une direction encore inattendue, celle du conte africain, avec visite au diable, ensorcellements, sacrifice du bébé, par lequel elle prenait congé des années de sa jeunesse où l'on avait fait crédit à son premier brio. Faut-il voir la haute silhouette de Jérôme Lindon dans l'ombre du diable qui accueille tantôt avec chaleur, tantôt avec dédain, ceux qui se pressent dans les antichambres de son office ténébreux ? Pourquoi pas ? Un diable auquel on revient volontiers, apparemment, puisque Marie NDiaye lui a confié son quatrième roman, de tous le plus ambitieux et le plus réussi.
En famille, c'est à peu près aussi dramatique que Sans famille, en plus grinçant, plus comique, mais au fond cela revient au même ; la famille, en avoir une ou deux ou pas du tout, c'est toujours extrêmement pénible, la croix, la bannière et tant d'amour qui se heurte à des portes fermées. La petite Fanny, au début du roman, se rend à la maison de l'aïeule – un village sans nom, pas plus que les villages des environs, mais tout cela dans un mouchoir de poche français, banal, pluvieux, un peu sordide, avec de petits bistrots, des autocars et des ivrognes – et s'approche de la grille du jardin. Les chiens, qui lui sont connus depuis toujours et très vieux à présent, aboient contre elle, la rejettent comme une intruse. Dès le premier paragraphe du premier chapitre, on a le ton du livre : “ Et elle était chagrinée que les chiens ne l'eussent pas reconnue, voyait là le signe d'un grave manquement de sa part ”. Inexplicablement, tout est déjà de sa faute à elle, surtout ce à quoi elle ne comprend rien.
Elle aperçoit l'oncle Georges, le cousin Eugène. Tout le monde est là pour l'anniversaire de l'aïeule. Tante Colette finit par lui ouvrir la porte en l'appelant Fanny, à contrecœur. Fanny proteste qu'elle ne s'appelle pas Fanny mais que ça ne fait rien, il lui fallait un autre prénom. Ah bon ? En fait, personne ne semble la reconnaître dans la famille et Fanny ne cesse de répéter qu'elle a toujours eu une attitude correcte, le respect des traditions, qu'elle s'est réjouie à chaque naissance, rien n'y fait. Elle sort une photographie de son sac, comme une preuve, qui circule de main en main, où on la reconnaît sans l'admettre. On regrette qu'elle n'ait pas gardé la même figure. On lui rappelle des faits, des anecdotes qu'elle connaît par cœur, comme à une étrangère. Fanny demande des nouvelles de sa tante Léda, la sœur de sa mère, qui n'a pas été informée de sa naissance, à elle, Fanny, parce qu'à l'époque elle n'était pas en ville. Petit fait qui entraîne des conséquences dix-huit ans plus tard (“ Ainsi, les choses n'ont pas été accomplies comme elles doivent l'être en toute circonstance, et la faute de mes parents est immense quoiqu'ils l'ignorent. ”), conduit Fanny à partir avec Eugène sur les routes à la recherche de Léda, Dieu sait pourquoi.
Ou bien Dieu n'en sait rien, du reste. Il n'est pas très présent dans ces pages, sinon à la façon voilée, écrasante de celui qui passe commande à Joseph K. de venir arpenter Le Château de Kafka, celui qui, par sa seule existence, fait que l'on peut parler de faute, mais, plus qu'à un Dieu, on est confronté au mystère d'une Loi qui est celle des autres, de la famille : “ Ils dévisagèrent curieusement Fanny, et leur regard était si sérieux, leur mine si grave, qu'il lui sembla s'être transformée soudain en une énorme faute de goût. ”
Les dialogues sont parfois d'une cocasserie carrollienne. Chez son père, Fanny discute avec un domestique en livrée rouge : “ Je ne sais pas si c'est de vous qu'on parle quand il est question d'une certaine Fanny... je ne suis même pas sûr qu'il s'agisse bien de Fanny, ni que ce prénom ait jamais été prononcé ici. Alors comment voulez-vous que je sache si on parle de vous ? D'ailleurs, qui êtes-vous ? ” À quoi Fanny répond avec malice qu'elle n'est rien d'autre que Fanny “ et cela vous suffirait bien si vous suiviez mon histoire dans un livre ”. Ce que nous sommes précisément en train de faire.
C'est en effet dans un livre que se déplace Fanny, un territoire qui ressemble à celui du roman-feuilleton par moments, avec ses courts intitulés de chapitre (“ Eugène s'enfuit ”, “ Lucette disparaît ”, “ Récit de tante Colette ”, “ La véritable histoire de tante Léda ”), ses retrouvailles, ses explications qui embrouillent tout, un pays magique où l'espace est difficile à évaluer comme celui des rêves, les voyages se font à pied, en autocar, les villages d'à côté sont toujours plus loin que les villages d'au-delà – où l'on arrive plus tôt que prévu. Le domestique en livrée rouge donne une carte postale représentant une place d'une ville où pourrait se trouver Léda. Fanny suit un petit garçon, tombe dans un restaurant bizarre, Au Coq Hardi où quelqu'un se souvient d'une Léda, oui... Léda est parfois une chienne, le nom d'une société de transports, une devise – Loyauté, Endurance, Discipline, Ardeur, – et la quête de Fanny a les allures du rébus cauchemardeux qui donne toute sa beauté aux investigations des héros du Cosmos de Gombrowicz. Le coefficient d'inconfort est subtilement élevé, sans que la logique d'un récit classique soit rompue, simplement tendue en plein absurde jusqu'à la douleur.
C'est long, la vie de famille, parfois morne, on ne résumera pas les mille péripéties auxquelles Fanny est soumise ; les reproches dont l'accable tante Colette se ramènent à un seul, fondamental : “  Au début, Fanny, tu n'étais pas différente de nous. C'est petit à petit que tu as pris conscience de ta singularité, celle-là que nous affections de ne pas voir. Pourquoi n'es-tu pas restée la même ?  ... Une nouvelle photographie montrait Fanny dans tout l'éclat de sa particularité, jeune fille maintenant auprès de sa cousine frêle et pâle... ” On ne saura jamais en quoi consiste la particularité éclatante et insupportable de Fanny – c'est ce qui rend ce livre subversif et magique : est-ce d'être devenue écrivain comme l'auteur, d'être noire en pays blanc, d'être différente au pays des autres, tout à la fois ? Le paradoxe étant que seuls ces autres se voient comme les mêmes, alors que NDiaye et Fanny nous ont révélé, en chacun comme en nous-mêmes, l'éternelle part de la personne déplacée. 

Françoise Giroud (Le Journal du dimanche, 1991)

 Un récit qui caracole en margé du réalisme et dont le genre n'entre dans aucune catégorie connue... Un poids, une résonance parfois déchirante. 

François Nourissier (Le Figaro magazine, 12 janvier 1991)

Un roman de l’exclusion
 
 Le grand intérêt de ce roman, outre la subtilité de sa narration et la qualité impressionnante de la forme, c’est de traiter un problème actuel, grave, dont se détournent prudemment la plupart des écrivains, et de le traiter dans des décors de ce temps. Entreprise très littéraire, En famille est aussi un modèle de réalisme contemporain. 

 




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