Romans


Marguerite Duras

Savannah Bay


1982
144 pages
ISBN : 9782707306685
14.80 €
Nouvelle édition augmentée, 1983
* Réédition dans la collection de poche double


« Tu ne sais plus qui tu es, qui tu as été, tu sais que tu as joué, tu ne sais plus ce que tu as joué, ce que tu joues, tu joues, tu sais que tu dois jouer, tu ne sais plus quoi, tu joues. Ni quels sont tes rôles, ni quels sont tes enfants vivants ou morts. Ni quels sont les lieux, les scènes, les capitales, les continents où tu as crié la passion des amants. Sauf que la salle a payé et qu’on lui doit le spectacle.
Tu es la comédienne de théâtre, la splendeur de l’âge du monde, son accomplissement, l’immensité de sa dernière délivrance.
Tu as tout oublié sauf Savannah, Savannah Bay.
Savannah Bay c’est toi. »
Marguerite Duras

* Cette nouvelle édition comporte la première version du texte ainsi que celle que Marguerite Duras en a donnée dans sa mise en scène de la pièce, à sa création, au théâtre du Rond-Point en septembre 1983, avec Madeleine Renaud et Bulle Ogier. « Aujourd’hui seulement », dit-elle « je peux raconter Savannah Bay, le texte n’était rien avant que les comédiennes le fassent leur, lui donnent vie. »

‑‑‑‑‑  Entretien paru dans Le Matin du 29 septembre 1983, propos recueillis par Gilles Costaz ‑‑‑‑‑

Vos pièces n’affirment pas de certitudes. Dans Savannah, vous dites qu’il n’est pas certain que Madeleine soit la :mère de la jeune femme, mais que « vous adhérez à cette proposition-là ». Mais ne faut-il pas choisir des certitudes pour faire une mise en scène ?
Les gens de théâtre diront oui. Je dis non, pas contre les gens de théâtre, mais contre le conformisme apeuré qui hante encore le théâtre. Je ne suis pas sûre que Claire Lannes ait tué Marie-Thérèse Bousquet dans L’Amante anglaise. Par contre, je suis sûre que les gens ne venaient pas voir la pièce pour savoir ça. Je suis sûre (comme Planchon, me dit-on) que Titus n’aime plus Bérénice de désir lorsque le Sénat lui intime l’ordre de la renvoyer.

Est-ce qu’il n’est pas difficile pour les comédiens de travailler sans ces certitudes habituelles ?
Sans doute, oui. Elles les réclament au départ. J’ai dit que ça dépendait d’elles. Ce serait vrai ou faux selon elles, selon ce qu’elles en feraient. Cela ne me regardait plus...

Actuellement, vous pensez que Madeleine est La mère de la jeune fille ? Ou vous ne vous posez pas le problème ?
Je pense que c’est une pièce sans personnage. Je donne certaines propositions. Mon rôle n’est pas de les vérifier, de faire la police pour savoir si Madeleine est ou non la mère de la jeune femme. Mon rôle ici est de rendre compte de ce qu’est un amour. La petite fille de Savannah Bay, qui s’appelle aussi Savannah – ici tout est Savannah, villes et personnes – est morte d’amour. On sait qu’elle a rencontré son amant pendant l’été, à un certain endroit d’une mer chaude, qui est peut-être la Méditerranée, qu’elle avait seize ans, et qu’elle s’est tuée un an après, le jour de ses couches.
Il n’y a sans doute rien de plus difficile que de décrire un amour. Pourquoi c’est difficile ? Parce que l’amour, c’est la monnaie courante de toutes les œuvres, culturelles, musicales, picturales, romanesques, philosophales et tout. Il n’y a rien de moins cernable, c’est la banalité inépuisable, inépuisée. Je crois que, jusqu’à son dernier soupir, l’humanité se nourrira de ça, du conte amoureux. Et c’est là, dans sa plus grande banalité qu’elle est au mieux de l’égalité, au plus près de l’égalité dans son passage à la mort et dans son silence.
L’amour ne peut être connu, vu, que de loin, du dehors. Dès qu’il commence, il perd la faculté de se dire, il s’obscurcit et se ferme sur lui-même. Ne reste que cette apparence toujours miraculeuse des amants – apparence à partir de quoi on essaie de les atteindre. C’est ça aussi que j’essaie d’atteindre. Dans Savannah, l’enfant ne prend jamais la parole, la mère et la fille ne prennent jamais la parole à la place de l’enfant morte. Elles racontent, elles mettent en scène les lieux où s’est passée l’histoire, c’est-à-dire la pierre blanche au milieu de la mer, l’été, la mer épaisse, la mer lourde, la mer bleue, le bleu de la mer, le blanc de la pierre, le maillot noir de l’enfant, son corps mince, et le sourire, le premier sourire, et comme elle a été sortie de l’eau, une petite anguille, etc. Et comment il l’a embrassée et comment elle l’a regardé.

ISBN
PDF : 9782707330130
ePub : 9782707330123

Prix : 5.49 €

En savoir plus

Michel Cournot (Le Monde, 5 octobre 1983)

Madeleine Renaud ou comment on peut jouer de tout
Madeleine Renaud joue au Théâtre du Rond-Point Savannah Bay, une pièce qu’elle a inspirée à Marguerite Duras, et que Marguerite Duras a écrite pour elle.
 
« Debout, bien droite, face à la salle, Madeleine Renaud se tient dans une longue robe de théâtre, une robe de tragédie, du velours de soie écarlate, peut-être, une robe que le personnage de Savannah Bay qu’elle interprète, une actrice en allée très loin déjà dans sa vie, aurait tirée d’une vieille malle, le costume d’une Antigone d’une Roxane, qu’elle aurait porté il y a un demi-siècle, et qu’elle aurait gardé, plié parmi d’autres, au placard.
Elle dit, Madeleine Renaud, le texte écrit pour elle par Marguerite Duras : “ La mort. Je saurais comment vouloir. Pendant des mois il m’est arrivé de mourir chaque soir au théâtre. C’était à l’époque d’une très grande douleur. Quoi que ce soit que j’aie joué, pendant tour ce temps, cette douleur s’introduisait dans le rôle, elle jouait, elle aussi, elle me montrait comment on pouvait jouer de tout, même de ça, de cette douleur-là pourtant si terrible. ”
Au moment où Madeleine Renaud dit cela, elle regarde droit devant elle, avec attention, elle joue qu’elle se regarde dans un miroir, de la main elle corrige un pli du drapé de la robe, quelque chose à l’épaule, il y a un rayon de soleil, vif, qui tombe sur elle, reflété par le miroir, un soleil du bord de la mer qui la transfigure un peu. Le public retient son souffle. Tout le public de la salle comble n’est qu’un seul être délivré, lavé, n’est qu’une enfance qui vit une heure privilégiée, qui regarde et écoute une immense actrice.
Elle est, cette actrice, avant tout une voix. Une voix d’une simplicité apparente entière. La petite grande voix du corps, du caractère, de cette actrice, de cette femme, Madeleine Renaud. La voix comme elle est, qui ne peut mentir, posée là, sur l’air, sur la vie, comme le pain posé sur la table. Sûrement la note, la couleur, le nombre, de la voix qu’a Madeleine Renaud pour demander le matin, à son réveil, quel temps il fait. Sa voix pas dénaturée une seconde par l’acte de jouer sur la scène. Mais, de cette voix, si native et si fidèle que le public lui fait entièrement confiance, I’actrice use comme d’une arme nue pour se battre avec l’ange, pour faire apparaître une vision, pour forcer une ombre, une méditation.
“ Il y a les interprètes qui se contrôlent et perfectionnent la machine. Il y a ceux qui vivent en scène et tâchent de vaincre la machine. Diderot parle à la légère. Il n’est pas de la balle ”, écrit Jean Cocteau.
L’actrice de Savannah Bay, c’est une femme, Madeleine Renaud, qui vient le soir, sur la scène, elle, en personne, vaincre la machine, tâter une fois de plus l’épreuve des paroles et des gestes de vivre, ce soir-là dans une nouvelle donne, dans une nouvelle peau.
“ Une petite tête de mort ravissante posée légèrement sur je ne sais quel épouvantail en longue blouse qui épouvanterait tout au monde sauf les oiseaux ”, écrit encore Jean Cocteau, naguère, décrivant une autre actrice, mais comment ne pas songer à Madeleine Renaud : les colombes, les courlis, les faucons, les mouettes, tous les oiseaux du monde assis en rond, fascinés par le visage si aigu, si nettement détouré, gravé, de Madeleine Renaud, comme un hiéroglyphe qui échappe au temps, une pierre dure, un signe éternel comme d’on ne sait quelle salamandre du Paradis qui se dresserait, toute nimbée, toute diffusée, d’une douceur d’enfance de la terre, d’une tendresse de limon.
C’est pour ce mystère du théâtre, cette magie de l’actrice, cette voix d’intimité, de vérité, cette voix de vie, cette eau fraîche, et cette figure d’éternité, que le public en foule se presse le soir au Rond-Point, c’est pour sentir se poser sur soi la main, le regard, la touche de génie de Madeleine Renaud, plus que pour entendre la pièce de Marguerite Duras, sans mesurer à quel point Marguerite Duras, justement, n’a pas écrit sa pièce pour autre chose.
Pièce sublime, pour ne pas changer, méditation d’une comédienne aux portes de la mort, appelée “ Madeleine ”, peut-être enfin libérée de la chrysalide, échappée de sa nuit, dont la plante du pied nu se posera enfin sur la plage, et qui éviterait plutôt la mémoire, qui n’y “ tient ” pas...
“ ...Pendant tout ce temps, cette douleur s’introduisait dans le rôle, elle jouait, elle aussi, elle me montrait comment on pouvait jouer de tout, même de ça... ”
Savannah Bay : deux femmes, Marguerite Duras et Madeleine Renaud, nous tendent en partage ce que la vérité et la poésie peuvent oser de plus beau. »

 




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