Romans


Jean-Pierre Ceton

Rauque la ville

Préface de Marguerite Duras


1980
176 pages
ISBN : 9782707303004
7.05 €


‑‑‑‑‑ Extrait de la préface de Marguerite Duras ‑‑‑‑‑
 
Je viens de terminer le manuscrit de Jean-Pierre Ceton. Isavert est partie pour toujours, la première à l'avoir fait. J'entends le pas raide de Vickie qui s'éloigne de la gare après son départ. Pour toujours le livre est terminé. Je suis droite au milieu de ma chambre, comme paralysée. Il est trois heures du matin. Je cherche à qui téléphoner pour le dire : je voulais vous annoncer une grande nouvelle, personne ne le sait encore, un livre vient d'être écrit. Je me tiens là dans ma chambre près du livre fermé je ne téléphone à personne, je ne peux pas. Le livre est là, celui qui a traversé le temps, il est là comme un autre, enfermé comme un autre avec moi dans la chambre. Il est seul. Sans rapport aucun avec rien d'autre que lui seul, donc en rapport, de ce fait, avec le tout. Je décide de n'appeler personne, ni lui, Jean-Pierre Ceton, je le connais à peine, je crains ne pas savoir comment lui parler, le gêner. Je décide de supporter seule le poids étouffant de cette nouvelle, de cette évidence, oui, de cette évidence : ce livre près de moi dans lequel je suis transportée corps et âme, dans une douleur éclatante équivalente à celle de l'avoir écrit.
Oui, c'est ce que je peux dire de plus clair. Pour le reste je ne sais pas le juger, je ne peux pas le juger. Je ne le vois pas. Opérer la chirurgie critique habituelle à son endroit, je ne le peux pas. Comme après les grandes lectures je pourrai dire : je ne sais pas comment il est écrit, il pourrait être à la fois d'une négligence admirable et d'un savoir stupéfiant, il pourrait être les deux, il est les deux, de même il n'a pas de sens, il se propose dans tous les sens à la fois et en même temps seulement dans le sien, et c'est ainsi que par le sien il atteint tous les autres, sans savoir les atteindre. Il est seul, oui, il est seul au milieu du monde. Il a balayé tous les modes, tous les modèles, il est seul, inconscient de sa puissance, innocent, libre, innocent, mais si loin, si véritablement, que cela ne se voit pas, ou à peine, se sent à peine, oui, comme l'air. Il sera donc à la fois haï et adoré, adoré et brûlé. Oui.
Oui, le mot me vient, un mot vient, il est une immensité. L'évidence est là. Une immensité est au-dedans de lui, contenue, dedans enfermée. On ne s'en aperçoit pas tout de suite, il faut avancer dans la lecture et tout à coup, la voici. On dirait l'approche de la forêt. De la mer ? une forêt ? une mer ? qu'est-ce que c'est ? Où est-on ? Dans ces nouvelles implantations des hommes, ces villes infinies rendues à la nature ? Oui, c'est ça, réenglouties. On est là, dans la forme nouvelle de la nature, dans un lieu rendu à la nature, la ville infinie peuplée de transparences, de formes insaisissables non porteuses d'ombre, gigantesque amas de murs, de caches, d'enceintes communicantes, amoncellements d'étages de lieux à dormir, de lieux tournants, abrupts, sombres ou clairs, enfin lieux de fuite où leur échapper, se rencontrer, se reconnaître, où ne faire rien, où s'aimer, où se tuer, où aimer, rencontrer, embrasser, caresser, aimer, grandir, où rire, rire, aimer, être seul au bord du précipice de la mort puis retrouver Maniaë, Leyo, et rire de bonheur et désirer, aimer, grandir, toujours, toujours dans tous les sens, le sien et celui des autres. Pas un mot, jamais, de poison moral. Oui, il y a là une immensité. On le sait, on le perçoit. Tout à coup, au cours de la lecture un seuil se franchit, le livre n'a plus de fond, plus de paroi, il est dehors tout aussi bien, il vous entoure, vous engloutit à son tour, on ne lit plus comme avant tout à coup, lire n'est plus le mot qui convient, on est entré dans l'espace de la ville je crois. On marche. On veut retenir Leyo de mourir, on pleure, on aime, on marche, on entre.
Marguerite Duras

André Rollin (Le Quotidien de Paris, 28 mars 1980)

 Enfin, quelque chose d'autre ! Une nouvelle écriture : étrange - étonnante –. Formidable. Jean-Pierre Ceton avec Rauque la ville pose sa griffe sur la décennie 80... Ce qui a prise sur Jean-Pierre Ceton c'est tout autre chose : une certaine manière de regarder les choses, les passants, cette vie rauque. À sa façon. Inimitable. Douce. Et surtout, surtout son écriture : inventive, destructrice, différente. Avec lui quelque chose commence. Ne pas le lire, c'est ne pas vouloir découvrir, comme le dit Marguerite Duras, une immensité. (…) 

Angelo Rinaldi (L'Express, 5 avril 1980)

 (…) Une certaine manière de pervertir le sens des mots, et de faire comprendre quand même un récit où, dans une métropole dont la présence, les vibrations et les angoisses sont fortement communiquées, dans des appartes meublés à des prix Libé, passent – ombres furtives – des garçons et des filles d'aujourd'hui, bisexuels sans tourments et au langage structuré (...) Le charme provient de l'atmosphère et de l"utilisation d’un patois à la mode, que nous ne comprendrons plus qu’à moitié dans cinq ans. Il faut donc en profiter tout de suite, si l’on a du goût pour l’insolite, une oreille pour les voix fraîches : Jean-Pierre Ceton a peut-être inventé la littérature biodégradable, constituée par ces " phrases que l’on ressent mais qu’on n’explique pas. ” 

 

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