Romans


Marguerite Duras

Emily L.


1987
160 pages
ISBN : 9782707311429
14.00 €
Réédition dans la collection de poche double



ISBN
PDF : 9782707330215
ePub : 9782707330208

Prix : 5.99 €

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Jean-Maurice de Montremy (La Croix, 10 octobre 1987)

Encore Duras
 
« Un jour d’été, bar de la Marine, à Quillebeuf. Au large, I’estuaire de la Seine. C’est, à nouveau, Duras. À nouveau ce désœuvrement maritime, blanc et bleu, des plages tout juste passées de mode, avec un rien de luxe, des clients perdus et des voix qui renouent d’impossibles ruptures. “ Je ne peux pas m’arrêter d’écrire, dit la narratrice à l’homme qui l’accompagne, je ne peux pas. Et cette histoire, quand je l’écris, c’est comme si je vous retrouvais... que je retrouvais les moments où je ne sais pas encore ni ce qui arrive, ni ce qui va arriver... ni qui vous êtes, ni ce que nous allons devenir. ”
La narratrice et l’homme qu’elle n’aime plus – ou qu’elle aime – observent deux autres solitaires du bar de la Marine, deux Anglais de l’île de Wight, venus de leur yacht : le “ captain ” et une femme détruite par l’alcool, jadis peut-être belle. Les deux voix françaises se mêlent aux deux voix anglaises, auxquelles il faudrait ajouter par instants la voix de la douce tenancière des lieux – elle aussi sur le départ. On apprendra le drame du couple anglais et, par échos, celui du couple français. Et l’on rêve de celle qui fut surnommée Emily L., la femme de l’amour fou, la lady des poèmes et des yachts, voguant parmi les îles de la Sonde
Mais la belle journée passe, les pétroliers – hauts immeubles de l’impeccable blanc – montent sur le bleu et le noir. Un bac rouge, fragile, jette sa tache vive. L’immensité entre doucement dans la nuit. Il reste une certaine tranquillité, parcourue d’angoisses : celle du corps qui lit en soi le passage sans remède de toutes choses, “ le corps qui lit et qui veut connaître l’histoire depuis les origines, et à chaque lecture ignorer toujours plus avant que ce qu’il ignore déjà ”.
Paris est toujours plus malin que tout le monde, dupe des mauvais livres et finasseur devant les bons. Paris dira donc sans doute que Duras se répète, qu’elle se pastiche, etc. Après la magie de L’Amant et le désespoir extrême des Yeux bleus cheveux noirs, voici pourtant une nouvelle réussite, d’une forme pure, musicale, comme la couleur très précise d’un moment et d’un lieu que rien ne peut effacer. »

Dominique Jamet (Le Quotidien de Paris, 13 octobre, 1987)

Le ravissement de Marguerite D.
 
« Elle dit : “ Je n’ai décidé de rien... Ce n’est pas ça. Je ne peux pas m’arrêter d’écrire. Je ne peux pas. Et cette histoire, quand je l’écris, c’est comme si je vous retrouvais... ”
Elle parle à son amant – yeux verts, cheveux blonds, les mains très belles, les mains très blanches – à son amant dont elle sait déjà, qui ne sait pas encore, qu’il va bientôt la quitter. C’est un après-midi d’été, à Quillebeuf, à la terrasse du Café de la marine. Et il y a une lumière d’été sur la terrasse, sur le vaste espace où les gravillons roulent sous la chaussure, sur l’embarcadère, sur la rambarde blanche au bord du fleuve, sur le bac, sur la Risle, proche de son estuaire, là où la rivière et la mer se confondent là où l’eau salée lutte avec I’eau douce et se mélange avec elle.
Elle est plus âgée que lui, sans doute, et c’est pourquoi, bien qu’il s’en défende, elle sait qu’il va la quitter. Mais voici qu’un spectacle les distrait, les absorbe, les fascine : sous les yeux de ce couple en train de se défaire, inexorablement, apparaît un autre couple, que rien ne semble pouvoir dissocier. Lui, plus âgé qu’elle, dans ses vêtements de yachtman le Captain, elle, avec son air de dame, de petite file, I’amante anglaise, elle, Emily L. Amants, heureux amants dont l’amour a vaincu les obstacles, traversé les mers, et l’océan du temps. L’image même de la passion plus forte que tout. Lui, devant sa Guinness, elle devant son bourbon, sans cesse renouvelés. La patronne du Café de la marine remplit les verres, mais la vie ne repasse pas les plats. Touche après touche, phrase après phrase, se construit le tableau d’une vie à deux, sublime, forcément sublime, dérisoire, forcément dérisoire, détruite par le temps, rongée par le doute, dissoute dans l’alcool, jusqu’à ce moment où le Captain, avec cette inégalable lucidité que l’ivresse donne aux homme saouls, regarde enfin sa partenaire, Emily L. (appelons-la Emily L.) regarde “ le ramassis de chiffons et de cheveux teints et reteints, et les ongles cassés et les dents cassées avec toutes ces chutes qu’elle faisait la nuit dans le bateau quand elle essayait de savoir où il pouvait bien mettre le whisky ”.
Tout est dit, sans que rien soit dit. Rien sur terre ne vaut l’amour, et l’amour ne vaut rien. Cette femme, Emily L., le Captain l’a aimée, croît-il, plus qu’aucun homme n’a jamais aimé. Mais il n’a jamais su l’aimer, et sans doute n’a-t-il jamais su qui elle était, elle qui, sans l’avoir jamais trompé, n’a jamais aimé qu’un jeune homme, entrevu, qui l’a ensuite cherchée à travers le monde où elle le fuyait, elle qui n’a vécu, peut-être, que pour les poèmes qu’elle a écrits, et qui ont fait d’elle un écrivain célèbre, tout naturellement, sans qu’elle le sût, pas plus qu’elle n’a su que le Captain avait un jour brûlé, détruit, le plus beau de ses poèmes celui où se résumait toute sa vie, celui après la destruction duquel elle est morte, se prolongeant, inutile, depuis des dizaines d’années.
L’amour est la fin de toutes choses mais, ici, à Quillebeuf, dans cette fin d’après-midi d’été, nous assistons à la fin d’un amour, réflexe d’un autre amour, d’une autre fin. Sous le regard de deux amants français, deux amants anglais donnent cette représentation-là. Inutile de faire un dessin, mais pas inutile d’en faire un livre.
Car il y a œ soleil bas, cette lumière violente qui, sous un ciel gris d’orage menaçant, illumine Quillebeuf, la terrasse du café, I’embarcadère, le bac, les amants. Peintre, Marguerite Duras peint d’admirables marines. Plus elle va, plus elle va profond. À travers les réalités, les maladresses apparentes, un parler qui n’appartient qu’à elle, comme un peintre fauve, du pouce ou du pinceau, sculpte un paysage, ce ne sont plus des romans ni des écrits, mais des poèmes-cultes qu’elle écrit, elle aussi, comme Emily L., faits de mille riens qui disent tout.
“ Elle, (Emily L.) croyait que lorsque des poèmes étaient écrits dans un pays donné, très vite ils se répandaient ailleurs, propulsés par leur seule évidence, leur seule existence, au-delà des distances, des ciels, des mers, des continents, des régimes politiques, des interdits... ” “ Il me semble, dit la narratrice. que c’est lorsque ce sera dans un livre que cela ne te fera plus souffrir... que ce ne sera plus rien. Que ce sera effacé. Je découvre ça avec cette histoire que j’ai avec vous, écrire, c’est ça aussi, sans doute, c’est effacer, remplacer. ”
Écrire pour oublier. Écrire pour rappeler. Écrire que rien ne dure. Écrire contre la peur, la maladie, I’âge, les Coréens. Écrire pour échapper à la mort. C’est le ravissement de Marguerite D. Le ravissement que nous donne Marguerite D.

Marianne Alphant (Libération, 15 octobre 1987)

« Quillebeuf, 1201 habitants (les Quillebois), selon le guide Michelin. Ancien repaire de Vikings. Lieu du naufrage du Télémaque en janvier 1790, chargé des Joyaux de la Couronne (dit-on). Et jusqu’au siècle dernier, point stratégique de la navigation sur la Seine ; ici les navires attendaient la marée haute pour franchir la passe. Curiosités : la pointe de Quillebeuf (promontoire en biseau surplombant la Seine) et l’église N-D. de Bon-Port (belle tour romane, portail XIIe siècle, chœur du XVle). Rien de plus. Un petit port déchu, sur la rive gauche de la Seine, dans le dernier méandre. face aux installations pétrolières de Port-Jerôme et N-D. de Gravenchon. Un cul-de-sac, à l’écart du trafic qui passe en aval par le pont de Tancarville, en amont par le pont de Brotonne. Un no man’s land voué à l’attente – de la marée, du bac qui fait la navette entre les rives, d’on ne sait quoi. De Duras, peut-être, qui fait entrer Quillebeuf dans la légende.
On est tenté d’aller sur place vérifier que tout est bien comme dans le livre. Le bastingage blanc le long du quai, les falaises, le bac rouge et, sur la place, devant la rampe du bac, la terrasse de l’hôtel de la Marine. Contrôler, Emily L. en main, que la patronne est toujours là “ adossée à la desserre du bar ” ou sa fille qui lui ressemble. Demander si quelqu’un de l’hôtel se souvient d’un couple qui arrivait en fin d’après-midi l’été 86. et s’installait sur la terrasse (un jeune blond et une femme en jupe droite et pull-over à col roulé, cet uniforme M.D que décrit La Vie matérielle). Et d’un autre couple, un Captain et une Lady, buvant “ les boissons des alcooliques anglo-saxons : la Pilsen noire pour lui, et pour elle le double bourbon ”. Et questionner encore jusqu`au moment où l’écrivain serait surprise en flagrant délit d’invention. Où l’enquêteur croirait naïvement mettre le doigt sur la liane qui sépare le réel de la fiction ; cette charnière fabuleuse, cet équateur, ce rideau de scène, ce Styx qui passe à Quillebeuf, la chose est sûre, mais que Duras franchit sans nous, troublant l’eau derrière elle, I’air et l’ordre des choses ; les dotant de ce vibrato qui les rend définitivement autres.
“ Ça avait commencé par la peur. ” Quillebeuf-sur-Seine donc, I’été. Un couple assis à son habitude à la terrasse de l’hôtel de la Marine. Elle et lui, “ je ” qui parle, I’écrivain, et “ vous ”, I’homme blond, I’amant à qui s’adresse le livre. “ Je vous regarde. Vous regardez I’endroit. ” Place vide, air immobile, silence. Et tout à coup, la peur. Au fond de la place, à la sortie du chemin abandonné, viennent d’apparaître une quinzaine d’Asiatiques, vêtus de blanc tous, indifférenciés, ils regardent le couple. “ Je dis : Pourquoi y a-t-il des Coréens à Quilleheuf ? ” Question sans réponse. “ Ils sourient d’un sourire cruel ” et s’installent à leur tour en terrasse. Blanc inaugural, paniquant. Ils sont ronds, presque obèses, jouent entre eux comme de gros bébés, ils sont inexplicables. Des marins ? Des aviateurs ? Des policiers ? “ Une société d’eunuques jeunes ” ? Ou encore des fantasmes de l’enfance coloniale, un retour des hallucinations de l’alcoolisme, un rêve éveillé, une prémonition (“ J’ai dit : La mort sera japonaise. La mort du monde. Elle viendra de Corée. ”) ? Peut-être existent-ils. Peut-être pas. Ils servent à déclencher la peur, c’est-à-dire le livre.
“ Vous m’avez dit : Espèce de raciste à la gomme. J’ai dit que c’était vrai. J’ai dit ce que je crois. ” L’apparition des Coréens chasse le couple à l’intérieur de l’hôtel et déplace l’histoire vers une autre histoire, celle d’un autre couple. Jeux de miroirs. Deux Anglais sont là un Captain et sa femme. Emily L., échoués dans ce coin perdu au terme d’un de leurs derniers voyages. Ils boivent. Épaves alcooliques et forcément sublimes dont l’histoire est la reprise des histoires de l’œuvre, héros hantés par tous les autres comme la place de Quillebeuf l’est par l’Asie. C’est Le Marin de Gibraltar, c’est Lol V. Stein, et Hiroshima mon amour et Moderato cantabile. Les pays lointains, l’amour, Ies larmes, I’égarement, I’absolu, l’innocence, Ie désespoir. “ God... How, can I possibly tell you ?... ” Qui parle ? Le Captain par bribes, plus généralement l’écrivain. Elle voit. Elle sait. Elle raconte : la maison d’Emily L. dans l’île de Wight, la passion du Captain, les poèmes écrits par Emily L., la perte d’un poème inachevé sur la lumière particulière de certains après-midi, le gardien de la maison de l’île de Wight, le baiser que lui donne Emily L., les voyages. “ Ce temps énorme, de rien, de ne rien faire c’était celui qu’ils avaient trouvé pour vivre leur histoire. ”
Quelle histoire ? Aucune, justement. Dans la première partie du livre, quelqu’un crie sur le quai. Les gens sortent sur la place et regardent vers la Seine. Un pétrolier avance droit sur le bac ; le premier, immense et blanc, le second, “ rouge vif, ses quatre bras levés ”. Fausse alerte, il n’y aura pas de collision, il n’y a là qu’une image du livre. D’un côté, le pétrolier : ce récit, lent, grandiose, de l’histoire d’Emily L., son déroulement initiatique, la célébration durassienne de la passion. De l’autre, le bac – sur la Seine comme dans L’Amant sur le Mékong. Le bac et son va-et-vient nécessaire, répété, serré, si proche du dialogue entre l’écrivain et son compagnon. La force du livre n’est pas dans l’amour raconté mais comme dans Les Mille et une nuits, dans l’enjeu du récit. Je vous raconte pour vous retenir. Pour remplir ce vide, conjurer la peur. “ Il me semble que c’est lorsque ce sera dans un livre que cela ne fera plus souffrir... Que ce ne sera plus rien. Que ce sera effacé. ” “ Cette histoire quand je l’écris, c’est comme si je vous retrouvais... que je retrouvais les moments où je ne sais pas encore, ni ce qui arrive, ni ce qui va arriver. ” Comme si l’on revenait à un état d’ignorance originaire et de disponibilité. Au point zéro où tout est possible.
C’est là le phénomène Duras. ou si l’on veut la fonction qu’elle joue : nous faire croire au surgissement possible de l’extraordinaire, de l’inconcevable, de l’absolu dans le quotidien. À la fois elle-même et toujours différente ; rôdant inlassablement sur les mêmes lieux, aux mêmes carrefours, dans la même lumière. L’amour, le désespoir, les colonies, les bars, les cris dans la nuit. Éléments de là géographie M.D. – si clairement repérables qu’on risque d’oublier l’essentiel : ce qui joint ces fleuves, ces ciels, ces paquebots, ces hôtels, ces amants. Des chemins toujours imprévisibles. C’est dans ces bizarreries que Duras donne toute sa mesure. Dans ces phrases déglinguées, bancales, inouïes – braques, si l’on peut dire. Ces coq-à-l’âne qui sont les déplacements sauvages d’une femme regardant l’eau.
Que s’est-il passé à Quillebeuf ? Tout ? Rien ? On ne sait. M.D. et l’homme blond s’en vont, ils reviennent, leurs trajets en voiture dans le paysage qui sépare Trouville de Quillebeuf forment – avec les terribles phrases qu’ils échangent – la véritable histoire. C’est pourquoi Quillebeuf était nécessaire. C’est pourquoi Quillebeuf ressemble tant à ce pays d’Hadès où Circé envoie Ulysse invoquer les morts. “ Ton vaisseau va d’abord traverser l’océan. Quand vous aurez atteint le Petit Promontoire, le Bois de Perséphone... échouez le vaisseau. ” Il faut traverser le marais jusqu’au fleuve, creuser au bord un trou, y verser des libations et le saupoudrer de farine blanche. “ Détourne les yeux et ne regarde, roi, que les courants du fleuve. ” Ce que Duras venait faire à Quillebeuf-sur-Styx.

 




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