Romans


Robert Pinget

Quelqu'un

Prix Fémina 1965


1965
264 pages
ISBN : 9782707303479
19.00 €


Jean Dubuffet (bas de casse, 27 février 1980)

Corps et anticorps
 
 Ce n'est bien sûr pas au titre – je n'y suis pas du tout qualifié – de connaisseur en littérature que je fais part ici de ce que me donnent à ressentir les écrits de Pinget. Je ne suis pas fort grand liseur. J'ouvre rarement un livre dans la journée, je le fais seulement au lit le soir avant de dormir. Et je trouve rarement des livres qui fassent vraiment bien mon affaire. Mais de ceux de Pinget j'ai été (je suis encore) avidement gourmand. Je ne me souviens pas qu'il y ait eu, au cours de toute ma vie, lecture qui m'ait si durablement occupé.
Casanier, peu enclin aux voyages, je n'avais jamais visité l'Espagne jusqu'à ce que je me rende, il y a huit ans, à Barcelone pour y prendre l'avis d'un médecin sur mes vertèbres délabrées. Mon séjour y fut de quatre jours durant lesquels je vécus enfermé dans une petite chambre d'une clinique. La fenêtre donnait sur une rue déserte, vis à vis de la cour de récréation d'une école où surgissait pour un quart d'heure deux ou trois fois par jour une troupe d'enfants braillards. Le déjeuner m'était apporté, à la mode du pays, à deux heures et demie et le dîner à dix heures. J'avais dans ma valise deux livres, emportés de Paris, c'étaient Quelqu'un et L'Inquisitoire, qui furent, tout au long de ces journées, ma seule compagnie. Mais quelle compagnie ! Ce temps de réclusion ne fut pour mon échine d'aucun profit, l'état de celle-ci ne cessa dans la suite d'empirer jusqu'au désastre actuel. Mais quel bon souvenir j'en garde à la faveur de cette longue lecture ! J'avais acheté ces deux livres un peu au hasard, ne sachant rien de leur auteur, et seulement parce qu'ils battaient pavillon des Éditions de Minuit.
Ce n’est cependant que quelques années plus tard que je me pris à relire l'un et l'autre de ces deux ouvrages, puis après cela successivement tous les livres de Pinget, refaisant de certains d'entre eux plusieurs lectures. Cela m'occupa pendant un an, sans qu'à aucun moment mon intérêt faiblisse. Je dirais bien même au contraire.
Ces écrits s'alimentent à deux branchements qui s'opposent l'un à l'autre. L'un est connecté immédiatement à la vie quotidienne dans toute sa verdeur. Pas la vie romanesque oh non ! la vie la plus banale, la plus insignifiante. Pinget tend ses filets bas. Il est passionné (je le suis moi-même aussi) du banal et de l'insignifiant, du grouillement minuscule des pensées de tout un, leur mouvement brownien. Il est parvenu à constituer, pour le représenter, un langage insolite, concis, dont tous les mots font mouche. On applaudit à chaque ligne.
L'autre des deux branchements souffle un air fort délétère car c'est celui du nihilisme, celui de la négation. Une négation poussée dangereusement loin car elle s'en prend à l'identité (identité des lieux et des personnes) ; elle s'en prend même à l'existence, à la notion d'exister.
Du mélange des deux gaz résulte un effet très saisissant : de corps chevauchant l'anticorps – de crudité poussant dans le vide, de néant dubitativement habité. Un néant innervé, frémissant. Une dormition dans laquelle s'allument de place en place des rêves. Ceux-ci brillent, il est vrai, d'une vive lumière. Mais c'est une lumière froide, bleue, tenant du mauvais sol dans lequel ils éclosent. Ainsi ne recommandé-je pas cette lecture à ceux qui sont plus enclins qu'il ne faut à ressentir le caractère oiseux de la vie sociale et de nos pas et démarches. Et pourtant ! Je suis moi-même dans ce mauvais cas, et cette lecture pourtant me régale. Peut-être parce que le meilleur remède au mal consiste dans le pire. Peut-être aussi parce que la sève ardente de la vie – et particulièrement de la vie journalière la plus éteinte et la plus médiocre – surgit avec plus de sel quand elle est apportée par ce vent noir. 

Pierre Lepape (Paris-Normandie, 19 novembre 1965)

 Qui parle ? Quelqu'un. Une voix désespérément solitaire qui va dérouler, pendant deux cent soixante pages, son discours sinueux, cahotant, chaotique, d'une lenteur irritante et souffreteuse. Qui parle ? Et pour qui ou pourquoi ? La seule voix que nous puissions réellement entendre, celle qui nomme et fait exister tout ce que nous connaissons : la vôtre, la mienne, celle de l'auteur, Robert Pinget, la voix de Quelqu'un, n'importe qui.
Quelqu'un donc raconte une histoire. Oh, pas une grande histoire, avec des intrigues compliquées, des personnages épais de psychologie et des petits cratères métaphysiques un peu partout ; non, quelqu'un n'a pas cette ambition, son propos est modeste : retenir contre l'oubli, contre le flot des mots et des images, le visage exact de ce qu'a été sa journée comme les autres, dans une petite maison de famille de banlieue où il ne se passe rien.
La voix a bien essayé, autrefois, de raconter des histoires, d'inventer des personnages, de faire, comme elle dit, d'autres exposés, de ce qu'est sa vie. Ces exposés, ces autres tentatives de la voix, ce sont, vous l'aurez deviné dès les premières lignes de Quelqu'un, les autres romans de Robert Pinget ; ces autres monologues solitaires où le langage invente peu à peu le monde, des personnages, un décor, des paroles, le plus vite possible, afin que le silence ne s'instaure jamais, que la solitude reste peuplée des ombres qui la rendent encore supportable.
Il faut parler, parler encore et toujours, sans en avoir envie, avec ces moments terribles où l'on ne se prend plus à son jeu, où, par un éclair fulgurant et douloureux, la vérité – I'incroyable, désertique solitude – vient vous frapper en plein ventre ; parler jusqu'à ce que mort s'en suive.
On voit la conception radicale qu'a Robert Pinget de la littérature. Si, depuis ses premières nouvelles publiées il y a quinze ans, jusqu'à ce dernier roman, il nous promène dans le même univers imaginaire, situé entre Fantoine et Agapa et peuplé de ces personnages inconsistants et fantastiques que sont Graal, Flibuste, Mahu, Baga ou Clope, c'est qu'il n'a jamais écrit qu'un seul récit, que le monde situé autour d'Agapa est tout le monde.
Mais il n'est pas question, comme le fait Balzac, d'inventorier ce monde en laissant croire un instant au lecteur qu'il est vrai. Il y a des épiciers, des marchands, des clochards, des jardiniers et des retraités de la S.N.C.F., dans le monde de Robert Pinget, mais s'il nous les décrit, et minutieusement, s'il les fait parler – et dans la plus vivante, la plus soyeuse et la plus dure des langues qui soient – qu'il soit bien entendu que ces personnages, ces décors, n'existent pas, qu'il n'existe rien, rien sinon cette voix qui invente le monde pour se cacher sa solitude et que l'on nomme littérature.
Souvenez-vous de cet énorme et magnifique roman de Pinget, paru il y a deux ans, L'lnquisitoire. Un jeu de questions et de réponses poursuivi pendant cinq cents pages, y faisait naître, puis peu à peu s'effacer et s'écrouler un monde grouillant, aux relations complexes, mystérieuses, envoûtantes. Mais s’il y avait dialogue, la voix n'était donc pas seule ? Quelqu'un répond : “ Qu'on ne vienne pas me dire que je réponds à des questions. Car on l'a dit. On l'a eu dit. À propos de mes autres vies, quand j'essayais de m'en débarrasser. Il répond à des questions voyez. Ça doit être la police… Des balourdises dans ce genre. Fallait-il que je m'y sois mal pris dans ma rédaction. ”
Mais, la voix finit toujours par s'en apercevoir, on s'y prend toujours mal dans ses rédactions, tous les exposés sont, en fin de compte, des échecs. D'abord parce qu'on voudrait parler en se laissant le plus possible en dehors du coup, mais que c'est impossible : on parle de n'importe quoi et “ c'est toute votre existence qui vient avec et vous êtes de nouveau dans votre caca ; impossible d'en sortir ”. Alors, quand vous croyez avancer dans votre exposé, indiquer clairement et honnêtement ce qu'a été votre journée ou même une minute de cette journée, vous vous rendez compte que ce que vous avez écrit, bien loin d'éclairer, a brouillé les pistes, multiplié les incertitudes, fait proliférer les hypothèses, les interrogations et que les réponses épaissiront encore le débat, renvoyant à I'infini à d'autres discours, à d'autres romans, à d'autres exposés.
Tout roman est un échec, toute littérature n'est que l'expression d'une solitude qui ne s'adresse à personne, mais il est des fois – et c'est le cas ici – où le monologue de quelqu'un, dans son désespoir sans tristesse et son humour délavé, trouve un accent si juste, si féroce et si fort qu'il suscite chez ceux qui en perçoivent des bribes, le désir intrépide et funeste de l'écouter sans fin. 

 




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