Romans


Robert Pinget

Mahu ou le Matériau


1956
192 pages
ISBN : 9782707304889
13.15 €


* Première publication aux Éditions Robert Laffont en 1952. Cette édition fut commercialisée à partir de 1956 sous une couverture de relais des Éditions de Minuit.

‑‑‑‑‑ Mahu ou le Matériau par Alain Robbe-Grillet ‑‑‑‑‑

Mahu ou le Matériau, ce titre est déjà un programme. Les personnages de ce roman n'appartiennent ni au domaine de la psychologie, ni à celui de la sociologie, ni même au symbolisme, ni, encore moins, à l'histoire ou à la morale ;ce sont des créations pures qui ne relèvent que de l'esprit de création. Leur existence, au-delà d'un passé confus de rêves et d'impressions insaisissables, n'est qu'un devenir sans projet soumis de phrase en phrase aux plus extravagantes mutations, à la merci de la moindre pensée qui traverse l'esprit, de la moindre parole en l'air ou du plus fugitif soupçon. Pourtant ils se font eux-mêmes, mais au lieu que ce soit chacun d'eux qui crée sa propre réalité, c'est l'ensemble qui se fait, comme un tissu vivant dont chaque cellule bourgeonne et sculpte ses voisines ; ces personnages se fabriquent sans cesse les uns les autres, le monde autour d'eux n'est encore qu'une sécrétion – on pourrait presque dire le déchet – de leurs suppositions, de leurs mensonges, de leur délire. Bien sur, ce mode de croissance n'est pas très sain, il fait plus songer à quelque prolifération pathologique qu'au développement du grain de blé orienté sans détour vers l'épi à produire. L'histoire à ce compte ne peut que tourner en rond, à moins qu'elle ne vienne buter tout à coup au fond d'un cul-de-sac, pour retourner sans se gêner en arrière ; ailleurs encore elle bifurque en deux ou plusieurs séries parallèles, qui réagissent aussitôt l'une sur l'autre, se détruisant mutuellement ou se rassemblant en une synthèse inattendue. (…)
Il y a là le romancier Lattirail, mademoiselle Lorpailleur, également romancière, le postier Sinture qui détourne et truque la correspondance, Petite-Fiente, fillette perverse qui fait des histoires, Juan Simon, le patron de Mahu, le fils Pinson, Julia, etc. On ne sait pas trop déjà dans quelle mesure certains d'entre eux n'ont pas été inventés par les autres. Que dire alors de la foule des comparses plus ou moins épisodiques, matérialisations des pensées de tel ou tel protagoniste, qui apparaissent et disparaissent, se transforment, se multiplient, s'évanouissent et créent à leur tour de nouvelles fictions qui se mêlent à l'intrigue et se retournent bientôt contre la réalité dont ils étaient issus.
Mahu lui-même est-il vraiment un témoin de cette fantasmagorie ? Ou bien en est-il le dieu ? Ou tout simplement est-il, comme les autres, une des fictions au destin drôlement tragique qui hantent cette contrée, entre Agapa et Fantoine, banlieue déraisonnable du réel ? Mahu émerge d'abord péniblement de son sommeil et d'une série de quatorze frères du même âge ; il pense qu'il lui faut trouver un bureau pour y aller, comme les autres. Il emporte seulement la photo qui ornait le mur de sa chambre : des figues – qui  font le vide  en lui quand il les regarde. Il trouve cet employeur, Juan Simon, qui essaie de correspondre avec sa clientèle sans passer par le postier Sinture. Petite-Fiente, la fille de Juan Simon, fait semblant d'avoir été giflée par Mahu... ou de ne pas avoir été giflée, on ne sait pas... ou plutôt de l'avoir elle-même giflé... Le récit devient en quelques pages d'une complication extraordinairement inconfortable, qu'il n'est malheureusement pas possible d'analyser ici ; aussi, lorsque interviennent ensuite les deux romanciers et le receveur des postes, qui tous les trois prétendent ouvertement écrire l'histoire, celle-ci dépasse à l'instant avec allégresse les bornes de l'incompréhensible. En désespoir de cause, Mahu rentre chez soi, débarrassé enfin – croit-il – de tout ce fatras de  personnages mous . Les cent dernières pages du livre ne sont plus que du matériau à l'état brut, brefs morceaux de réalité décomposée qui se révèlent au moins aussi curieux que tout ce qui précédait, aussi riches, aussi passionnants : des mots qui tombent du ciel sans laisser de traces, des enfants qui parient  à l'envers , un petit bout d'oreille qui bouge près d'une colonne dans une réunion publique...
Extrait de  Un roman qui s'invente lui-même  écrit par Alain Robbe-Grillet en 1954 et paru dans Pour un nouveau roman (Éditions de Minuit, 1963)

À l’occasion d’une des réimpressions de ce roman, Alain Robbe-Grillet reparlait de Mahu dans Le Monde du 16 avril 1982 :

Pour saluer Mahu
 
 Voici donc Mahu qui revient, jeune et vif comme au premier jour, observateur ahuri, méticuleux, raisonneur. Son apparition impromptue – et comme prophétique – tout au début des années 50, fait de ce livre le modèle précoce de formes romanesques les plus actuelles, et personne aujourd’hui ne devrait se dispenser de le lire. (…)
Mahu voit l’envers du monde familier, sa doublure. Il est sans cesse de l’autre côté du miroir. Aussi s’obstine-t-il à ne pas comprendre ce que tous les autres trouvent naturels ; ou bien il le comprend à côté, que ce soit à contre-voie ou encore au pied de la lettre. Il possède, en revanche, la joyeuse faculté de trouver naturel ce que personne ne comprend. Il est au milieu des gens et des choses comme un poisson dans l’eau, mais il nage à contre-courant. (…) 


 




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