Le Parler frais d’Erving Goffman
Suivi de deux textes inédits d’Erving Goffman : Calmer le jobard, Réponse à Denzin et Keller
1990
Collection Arguments , 328 pages
ISBN : 9782707313188
20.85 €
Nous avons découvert, avec Erving Goffman combien la vie sociale est une scène : image inversée de l'institution, son drame c'est de n'être jamais totale mais morcelée. Comédie de la disponibilité ou chorégraphie des attentions rituelles, la scène est congestionnée. Les questions qui l'agitent, nos histoires sociales fondamentales – comment inviter ? comment saluer ? comment réparer une offense ou apaiser un échec ? – concernent les conditions de félicité de nos actes, les définitions partagées de l'acceptable, le traitement normal, civil ou moral, de ces “ objets de valeur ultime ” que sont nos visages. Les lectures de Goffman réunies ici explorent l'art du sociologue comme metteur en scène, son inlassable étonnement devant l'étendue de nos vulnérabilités comme devant les ressources qu'elles nous procurent pour savoir ce qui peut ou non se dire, dans quel contexte et avec quelle pertinence.
Ce volume reprend la plupart des communications du colloque intitulé Lecture d’Erving Goffman en France qui s'est tenu au centre culturel international de Cerisy-la-Salle du 17 au 24 juin 1987 sous la direction de Robert Castel, Jacques Cosnier et Isaac Joseph.
‑‑‑‑‑Table des matières ‑‑‑‑‑
1. Ouvertures
Isaac Joseph, E. Goffman et le problème des convictions
Robert Castel, Institutions totales et configurations ponctuelles
2. Orientations
Louis Queré, “ La vie sociale est une scène ”, Goffman revu et corrigé par Garfinkel
Rodney Watson, Le travail de l'incongruité
Albert Ogien, La décomposition du sujet
Nathalie Heinich, L'art et la manière
3. Conversations
John Gumperz, Politique de la conversation
Catherine Kerbrat-Orecchioni, Théorie des faces et analyse conversationnelle
Michel de Fornel, Le sens rituel dans les échanges conversationnels
Bernard Conein, Pourquoi dit-on bonjour ?
Sophie Fischer, À propos du “self-talk” : monologue ou dialogue
Don Zimmerman, Prendre position
4. Communications
Jacques Cosnier, Petit tour et grand tour
Christian Heath, La notion d'engagement
Michèle Lacoste, Parole plurielle et prise de décision
Erving Goffman, Calmer le jobard et Réponse à Denzin et Keller
(Times Higher Education Supplement, 1980)
(…) C'est en esquivant les conventions académiques habituelles que Goffman a pu créer ce rôle privilégié mais solitaire. Les choses qui l'intéressent – la nature du soi et sa relation au groupe – sont aussi les préoccupations centrales de la sociologie classique et particulièrement celle de Durkheim. Dans ses écrits pourtant, il ne se soucie guère de se situer sur la traditionnelle carte du débat sociologique. Ses préoccupations concernent les objets et non le développement de la littérature sociologique. Et, typiquement, ses livres plongent dans l'investigation substantive sans se préoccuper du respect de la littérature pertinente. Les notes de bas de page abondent, mais il n'y a pratiquement jamais de polémique avec les théories ou les propositions d'autres sociologues. Il se sort courageusement du mépris des conventions sociologiques en étant lui-même, de façon étrange, le dernier des grands théoriciens, le genre à faire de grands discours sur de petits événements. Il croit que ce sont les petits événements – les conversations, les rencontres dans la rue, les petits rituels du comportement de tous les jours – qui constituent notre monde social et qui nous disent non seulement comment nous comporter, mais aussi qui nous sommes. Ces minuscules rencontres sont disséquées et séparées de leurs éléments constitutifs. À partir de là, Goffman construit des théories grandioses sur l'ordre social et l'identité personnelle. Ces théories sont si impressionnantes que les extraits de la littérature qui s'y rapportent ne semblent presque pas pertinents.
Thomas Ferenczi (Le Monde, 26 janvier 1990)
Les surprises de la conversation
L’œuvre d’Erving Goffman apparaît aujourd’hui comme un enjeu important dans les batailles sociologiques.
Supposez que vous adressiez un compliment à quelqu'un. Vous vous attendez de sa part à une réaction positive, un remerciement, un mot de reconnaissance, une phrase de politesse. Or, le plus souvent, votre interlocuteur répondra soit en rejetant les éloges que vous lui décernez, soit en les rabaissant. Vous sentirez dans ses propos ou son attitude une certaine gêne, qui se marquera par un comportement ambigu, biaisé, peut-être auto-ironique ou qui donnera lieu à “ toutes sortes de manœuvres de diversion ou de conduites d'évitement ”, comme l'écrit Catherine Kerbrat-Orecchioni dans Le Parler frais d'Erving Goffman, recueil d'articles consacrés au sociologue américain.
Pourquoi cet embarras, cette fuite, cette esquive ? C'est que, explique l'auteur de l'article, votre compliment entre en contradiction avec quelques-unes des règles de la conversation ordinaire : il constitue d'abord une sorte d'incursion sur le territoire d'autrui, en mettant le complimenté en position d'obligé, il enfreint ensuite la loi de modestie, qu'il convient de respecter autant qu'il est possible. Pour ces deux raisons au moins, le compliment ne peut pas être accepté ; mais il ne peut pas non plus être rejeté, car ce serait vexer le complimenteur, c'est-à-dire transgresser le principe qui demande de ménager l'interlocuteur. La solution du dilemme est alors le compromis, la dérobade, parfois le silence.
Ces éléments d'“ analyse conversationnelle ”, qui permettent de décrire quelques-unes des interactions en face-à-face auxquelles nous expose la vie en société, Catherine Kerbrat-Orecchioni les emprunte en partie à Erving Goffman afin de montrer comment il est possible, en s'inspirant de son œuvre, de rendre compte de la complexité des actes de langage – dès lors que l'on s'intéresse à la réalité des échanges linguistiques et non pas seulement, comme au temps du structuralisme, au système de la langue.
De cette nouvelle orientation, Goffman donne lui-même un bon exemple dans un texte de 1952, inédit en français publié en annexe dans le même volume. Sous le titre Calmer le jobard , il présente les mille et une manières d'apaiser les victimes d'un échec dans les différentes sphères de l'activité humaine : en prenant en considération “ la consolation comme processus social ”, qu'il s'agisse d'aider quelqu'un à supporter une déconvenue professionnelle ou de lui permettre de surmonter une déception personnelle, Goffman attire l'attention sur plusieurs données importantes de la vie collective, telles que la représentation de soi, la diversité des rôles sociaux ou les phénomènes d'exclusion et de “ mort sociale ”.
Bien entendu, les méthodes d'adaptation à l'échec ne sont pas purement verbales, mais elles reposent toutes sur des “ rites d'interaction ” – selon le titre d'un des ouvrages de Goffman – qui impliquent des effets de communication, avec ou sans dialogue : on lira à ce sujet la stimulante contribution d'Isaac Joseph, ainsi que celles de John Gumperz sur “ les conventions de contextualisation ” qui rendent possible la compréhension, de Michel de Fornel sur “ le sens du rituel dans les échanges conversationnels ”, de Bernard Conin sur les échanges de salutations ou de Michèle Lacoste, qui commente une discussion entre ingénieurs dans une grande entreprise.
Toutefois, l'une des questions importantes que pose la “ microsociologie ” de Goffman est celle de son lien avec une “ macrosociologie ” qui n'entendrait pas se contenter des minutieuses descriptions ethnographiques proposées par l'auteur de La Mise en scène de la vie quotidienne, mais qui voudrait les mettre en relation avec un système global. Cette tentative pour “ lier ordre social et ordre de l'interaction ” est sous-jacente à plusieurs articles du recueil.
On retiendra celui de Robert Castel qui, à partir d'une lecture d'Asiles, indique comment, selon lui, les “ configurations ponctuelles ” analysées par Goffman ne prennent leur sens qu'au travers de l'“ institution totale ” (en l'occurrence l'hôpital psychiatrique, dont les traits structuraux sont aussi ceux du couvent, de la caserne, de la prison, du camp de concentration...), considérée comme un “ schéma opératoire qui ordonne la diversité empirique et la rend intelligible ”. Autrement dit, selon Robert Castel, le Goffman d'Asiles, à la différence du courant de l'ethnométhodologie dont il est parfois jugé proche, ne réduit pas la réalité sociale “ aux règles d'usages et d'échanges ” qui définissent l'interaction. De même, Louis Quéré note que pour Goffman l'interaction peut être traitée “ comme un ordre de faits parmi d'autres ”, et non comme le facteur déterminant de la construction sociale.
On comprend alors comment un chercheur tel que Pierre Bourdieu, que l'on sait fort éloigné de l'interactionnisme, a pu s'intéresser aux travaux du sociologue américain, dont il fut l'introducteur en France ; et on s'explique mieux, sept ans après la mort de Goffman, l'engouement que suscite son œuvre, non seulement par sa richesse empirique et conceptuelle, mais aussi par ses ambiguïtés théoriques, qui en font un enjeu important dans les batailles entre les écoles sociologiques françaises.
Dominique Felder (Journal de Genève, 21 avril 1990)
Bouchées doubles pour Erving Goffman
Les sciences sociales francophones, après avoir quasiment ignoré Erving Goffman pendant près de trois décennies, semblent mettre les bouchées doubles pour rattraper le temps perdu : voici le quatrième livre consacré à cet auteur en une année !
Le Parler frais d'Erving Goffman rassemble les communications faites en 1987 à l'occasion de l'un des fameux colloques de Cerisy, consacré à “ La lecture de Goffman en France ”. Il s'agit donc essentiellement d'un ouvrage spécialisé, mais le lecteur curieux ou l'étudiant y trouveront aussi leur compte. Deux interventions originales retiennent en effet l'attention. Celle de Robert Castel d'abord, connu pour ses analyses de l'institution psychiatrique, qui explique l'influence qu'a eue sur lui la lecture d'Asiles, alors même que son auteur était totalement inconnu en France.
Cette communication est d'autant plus intéressante pour l'histoire des idées que Robert Castel appartient à un courant sociologique qui privilégie beaucoup plus les explications structurales et macro-sociologiques que ne le fait Goffman. Et l'interrogation sur les liens qui existent entre le micro-social (l'observation des relations concrètes et quotidiennes entre individus) et le macro-social (l'étude de l'organisation sociale dans ses structures globales) représente précisément un défi qui marque actuellement toute réflexion un tant soit peu féconde en sciences sociales.
La deuxième intervention marquante, celle de Louis Quéré, met en évidence les différences qui existent entre Goffman et Garfinkel ; ces deux grandes figures de l’ethnométhodologie sont souvent associées, alors même que leur approche des phénomènes sociaux diffère substantiellement. Goffman, plus éthologue que sociologue, se rattacherait à Simmel plutôt qu'à Weber ou à Durkheim ; Quéré qualifie sa conception des relations sociales de “ circulatoire ”, en ce sens qu'elle se définit en termes d'actions réciproques : le sens et le contenu des rapports sociaux font l'objet d'une négociation permanente dans les face-à-face quotidiens entre les gens.
Garfinkel, quant à lui, est resté marqué par le fait qu'il a commencé à travailler avec Parsons (l'un des pères de la sociologie américaine, théoricien très abstrait du système social global). Sa démarche a consisté à rendre l'approche parsonienne susceptible d'investigations empiriques grâce à une reformulation phénoménologique.
Deux textes de Goffman inédits en français achèvent de combler l'amateur : Calmer le Jobard : quelques aspects de l'adaptation à l'échec est une véritable perle, remplie de l'humour goffmanien ; dans le deuxième texte, Goffman, répondant à une critique appuyée, dévoile de manière très vivante ses présupposés méthodologiques et épistémologiques.