Romans


Tanguy Viel

La Fille qu'on appelle


2021
176 pages
ISBN : 9782707347329
16.00 €
49 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille


Quand il n'est pas sur un ring à boxer, Max Le Corre est chauffeur pour le maire de la ville. Il est surtout le père de Laura qui, du haut de ses vingt ans, a décidé de revenir vivre avec lui. Alors Max se dit que ce serait une bonne idée si le maire pouvait l'aider à trouver un logement.

ISBN
PDF : 9782707348425
ePub : 9782707348418

Prix : 7.99 €

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Nathalie Crom, Télérama, 1er septembre 2021

Plus virtuose que jamais, l’écrivain démonte les mécanismes de la domination masculine et de l’emprise sociale dans une petite ville bretonne. Brillant.

Bien sûr, où qu’on regarde, à un moment donné, toujours surgit la mer. Pas souvent bleue, plus volontiers opaque et grise (« par temps calme on la croirait d’asphalte »), mais qu’importe, elle est comme une brèche, une hypothèse constamment ouverte, la promesse d’une échappée. Pourtant, cette possibilité d’une fuite est sans effet, presque sans réconfort, pour les personnages que met en scène Tanguy Viel, de livre en livre, depuis plus de vingt ans, piégés dans des destins que trace pour eux une sorte de fatalité — un agencement malheureux des faits et des circonstances qui les pousse au fond de la souricière et referme sur eux le clapet. C’était tout particulièrement le cas de Martial Kermeur, le narrateur parvenu au-delà du désespoir d’Article 353 du Code pénal (2017), le précédent roman de l’écrivain. C’est aujourd’hui celui de Laura, la crâne et vulnérable héroïne de La Fille qu’on appelle, et de Max, son père. Victimes non pas de l’inexpugnable colère des dieux, comme dans une tragédie antique, mais d’un ordre social des choses tristement inhumain auquel ils ont cru échapper, qu’ils ont même pensé pouvoir ébranler, mais en vain. « Dans un monde normal, on n’aurait jamais dû se rencontrer », dit Laura aux deux policiers devant lesquels elle se tient, aux toutes premières pages du roman. « Un monde normal… mais qu’est-ce que vous appelez un monde normal ? ils ont demandé. Je ne sais pas… Un monde où chacun reste à sa place. »
De cette histoire dont elle occupe le cœur, Laura ne sera pourtant pas la narratrice. Ce rôle, Tanguy Viel l’a confié à un « je » discret dont on ne saura rien – mais, quel qu’il soit, un « je » perspicace et diablement informé, à qui rien n’échappe des paroles, des gestes et des pensées des protagonistes, de leurs hésitations, leurs non-dits, et même de leurs plus profonds dénis. Tous éléments dont l’écrivain tisse cette narration dense et prenante, irriguée par un humanisme vigoureux, et d’une immense virtuosité formelle. À grand renfort de phrases longues et sinueuses comme l’est la parole d’un conteur, mais aussi de métaphores délicates ou spectaculaires dont le romancier use comme pour mieux se saisir de la matière friable, ambivalente, insaisissable qu’il s’agit ici pour lui de scruter : les rapports de force et de domination, la manipulation, l’emprise.
La jeune Laura Le Corre, 20 ans à peine, ne pensait pas à tout cela – mais peut-être pressentait-elle néanmoins le danger, à défaut de pouvoir le nommer… - le jour où elle a eu rendez-vous avec Quentin le Bars, le maire de la petite ville bretonne, pour solliciter son aide afin de trouver un logement. Max, le père de Laura, par ailleurs le chauffeur du maire, n’y pensait pas davantage, lorsqu’il a insisté auprès de son employeur afin qu’elle obtienne ce fameux rendez-vous. Lequel débouche sur l’emménagement de Laura dans une des chambres du casino, que dirige le dénommé Franck Bellec, un notable et ami du maire. Un arrangement dont, bien sûr, la jeune fille devra payer le prix. Et son père après elle, lorsqu’il prendra enfin conscience de la situation – Max, le boxeur, ancienne gloire locale, récemment remonté sur le ring après des années de disgrâce et d’alcool...
Ainsi résumée, l’intrigue de La Fille qu’on appelle ne paie pas de mine. Sculptée par l’écriture de Tanguy Viel, elle est comme exhaussée, confinant au tragique. L’atmosphère de la ville de granit est toute simenonienne, et les personnages qu’y fait évoluer l’écrivain n’ont jamais eu une telle profondeur, une pareille épaisseur. Quant à la description des relations qui les attachent, les associent ou les assujettissent les uns aux autres, elle est saisissante d’âpre lucidité – ainsi, par exemple, celle qui lie l’édile et l’entrepreneur, décrits comme « deux araignées dont les toiles se seraient emmêlées il y a si longtemps qu’elles ne pouvaient plus distinguer de quelle glande salivaire était tissé le fil qui les tenait ensemble, étant les obligés l’un de l’autre, comme s’ils s’étaient adoubés mutuellement, dans cette sorte de vassalité tordue et pour ainsi dire bijective que seuls les gens de pouvoir savent entretenir des vies entières, capables en souriant de qualifier cela du beau nom d’amitié ». Mais bien sûr, c’est aux côtés de Laura et de Max, aux côtés des faibles et des perdants, que se tient l’écrivain. Laura, surtout, « l’imparfaite victime », un jour assurée pourtant qu’« il doit y avoir une autre météo possible, un autre ciel, en tout cas on l’exige et en l’exigeant, eh bien, en l’exigeant on se met à déchirer l’air avec des armes tranchantes ».


 Christophe Kantcheff, Politis, 2 septembre 2021


Emprise municipale

Dans La Fille qu’on appelle, Tanguy Viel met en scène des personnages chez qui les rapports de domination sociale se mêlent à la question du consentement. Une tragicomédie actuelle et provinciale.

Sur la scène d’une ville portuaire et bretonne, quatre personnes sont les protagonistes d’une tragicomédie provinciale. Même si Tanguy Viel détaille les traits psychologiques de ses personnages – le faisant davantage que dans ses romans précédents –, il les caractérise aussi par leur apparence. D’un côté, ceux qui sont socialement dominés : Max et Laura Le Corre, père et fille. Ils ont leur corps pour seul actif, qu’ils dénudent l’un comme l’autre à l’occasion, en fonction de ce qu’ils ont à faire.
Max, la quarantaine, un boxeur du cru ayant connu vingt ans auparavant des victoires retentissantes – dont un championnat de France -, en proie ensuite à une chute vertigineuse, effectue depuis peu son come-back. Il a « le corps lourd et tendu », tout en muscles. Celui de Laura est, quant à lui, tout en charme. Avec sa plastique splendide, elle a été recrutée très jeune par des rabatteurs pour faire du mannequinat, quand ce n’étaient pas des photos de nu. Aujourd’hui, à 20 ans, elle est de retour dans sa ville natale pour oublier ce passé récent et vivre une existence moins sulfureuse.
De l’autre côté, les dominants sont davantage caractérisés par leur tenue, leur maintien. Un duo d’hommes mûrs aux intérêts convergents, se servant l’un de l’autre, ayant noué un réseau de relations serviles. L’un, Franck Bellec, maître d’un haut lieu de la ville – le casino -, arbore un éternel costume blanc depuis qu’il est parti de rien. L’autre, le seigneur féodal, Quentin Le Bars, occupe le château, autrement dit l’hôtel de ville – « dans les cabinets des maires persiste l’Ancien régime ». Costume conforme à sa fonction, embonpoint naissant, classique à 48 ans.
Dans l’idée, on pourrait rapprocher La Fille qu’on appelle de l’œuvre de Simenon, par son intrigue, ses oppositions sociales, son atmosphère. Pas quand on rencontre ce genre de phrases, emblématiques de la langue élaborée et limpide de Tanguy Viel, aux métaphores fulgurantes et venimeuses, en l’occurrence à propos de la relation qu’entretiennent Le Bars et Bellec : « Deux araignées dont les toiles se seraient emmêlées il y a si longtemps qu’elles ne pouvaient plus distinguer de quelle glande salivaire était tissé le fil qui les tenait ensemble, étant les obligés l’un de l’autre, comme s’ils s’étaient adoubés mutuellement, dans cette sorte de vassalité tordue et pour ainsi dire bijective que seuls les gens de pouvoir savent entretenir des vie entières, capables en souriant de qualifier cela du beau nom d’amitié. »
Le livre précédent de l’auteur, Icebergs, portait sur l’écriture. Tanguy Viel s’y désolidarisait d’une littérature dont on exige une « positivité nouvelle », « qui pourrait bien se héroïser trop vite en de nouvelles croisades sociétales », « une littérature de société », « si prête à se faire sociologie ou reportage au travers de la première fiction venue ». Or La Fille qu’on appelle recèle au cœur de son intrigue un thème très actuel, fort commenté dans les médias, suscitant de grands succès d’édition : l’emprise et la question du consentement. Max, dont le métier alimentaire est d’être le chauffeur du maire, a demandé à celui-ci s’il pouvait recevoir sa fille pour l’aider à lui trouver un logement. Le Bars va exiger de Laura quelques compensations en échange de ses (piètres) services : il lui obtient une chambre au casino de Bellec, où elle devient entraîneuse.
Tanguy Viel donne à comprendre comment Laura entre dans cette relation avilissante. Même si son narrateur est à la troisième personne (là encore, une nouveauté par rapport à ses romans précédents), il est au plus près du phénomène d’emprise, décrivant avec subtilité l’inertie qui saisit la jeune femme : « Quand j’ai senti la paume tiède de sa main, c’était comme si ma propre main n’était plus la mienne, et qu’alors c’était toute l’énergie du vivant en moi qu’il avait réussi à saisir, à contrôler ou magnétiser, je ne sais pas, en tout cas à partir de là il a pris le pouvoir… » Là où l’auteur n'entre pas dans ce qu’il nomme « la littérature de société », dont la « positivité nouvelle » aspirerait à « réparer le monde », pour reprendre le titre d’un essai du critique et universitaire Alexandre Gefen, c’est qu’il ne cède rien au petit théâtre de la ville portuaire où se déroule son roman.
D’abord en respectant la logique sociale qui préside aux scènes de la vie de province. Balzacien en diable (dans l’ambition qui est la sienne), Le Bars ne se satisfait pas d’être maire. Il accède au poste de ministre des Affaires maritimes. La consécration d’un parcours que la société (médiatique, en particulier) estimera réussi, y compris dans ses aspects les moins reluisants, toujours prompte à défendre le plus fort face aux menaces venant de plus faibles, comme la plainte finalement déposée par Laura.
Ensuite en introduisant une dimension cocasse, à la limite du burlesque, dans la résolution de son intrigue. Elle est due à l’intervention du père de Laura, Max, à qui toute cette histoire a fait perdre la tête – « comme si le cerf-volant qui lui servait d’esprit s’était emmêlé dans les branches d’un arbre tout là-haut dans les cieux et qu’une déesse infernale ricanait en tirant les fils », écrit Tanguy Viel.
La Fille qu’on appelle, le huitième de son auteur, n’est pas un roman consolant, malgré le plaisir qu’il procure. Il raconte l’efficacité sociale du cynisme, parfois teinté de scrupules. « Mais comme on dit qu’il y a loin de la coupe aux lèvres, il y a des kilomètres aussi chez certains hommes entre les scrupules et la morale. » Effet mimétique ? On sort de ce livre en ayant soi-même envie d’asséner des coups…


Jérôme Garcin, L’Obs, 2 septembre 2021

Laura et le maire

Quentin Le Bars, 48 ans, ne se déteste pas. Réélu haut la main pour un deuxième mandat de maire, il règne sur une grande ville de la côte bretonne battue par les vents, d’où il gesticule afin d’obtenir un portefeuille de ministre, sans se départir de ce regard froid qu’ont les séducteurs laqués de feuilletons télévisés. Quentin le Bars, dont la conduite est douteuse, aime se faire conduire. Son chauffeur est un boxeur, qui eut sa petite heure de gloire. Impassible au volant, punchy sur le ring, Maxime le Corre, alias Max, la quarantaine, ex-champion de France 2002, catégorie mi-lourds, n’a pourtant pas rangé ses gants. Dans la ville qu’il sillonne en convoyant le premier édile et ses ambitions, des affiches annoncent son combat de gala : « le grand défi ». Son autre défi, c’est de trouver un logement à sa fille. Laura, 20 ans, a en effet choisi de revenir vivre près de son père, divorcé et célibataire. Max a bien tenté de s’adresser aux services de la ville, « mais ça prend du temps, alors je me suis dit que peut-être, en passant par vous… » « Bien sûr, a répondu du tac au tac Quentin Le Bars, dites-lui de passer me voir à la mairie, je verrai ce que je peux faire. » La suite, Laura la raconte aux policiers. Elle s’est rendue à l’hôtel de ville en tenue légère, où le maire, cauteleux et paternaliste, lui a fait son habituel numéro de charme avant de lui proposer un toit, à condition qu’elle accepte un boulot d’hôtesse au bar du Casino et qu’elle lui ouvre ensuite la porte de son nouveau studio. Où, sans rencontrer ni opposition ni révolte, il a abusé d’elle. Lorsque, plus tard, elle a voulu dénoncer les méthodes et l’emprise du maire, l’équipe de ce dernier a ressorti les panneaux publicitaires d’abribus où, à 16 ans, Laura posait en sous-vêtement et les magazines qui la montraient nue. La « salope », « l’entraîneuse », c’était elle. Lui, à l’en croire, n’avait fait que « céder aux lois incontournables de la nature ». D’ailleurs, lorsqu’il a obtenu le ministère des Affaires maritimes et qu’il est parti pour Paris, n’est-ce pas elle qui a pris l’initiative de l’aguicher avec ce SMS : « On pourrait se voir quand ? » Il ne manquait plus que l’uppercut porté par Max au violeur de sa fille, pardon à « une personne dépositaire de l’autorité publique », pour faire du ministre une victime, du boxeur, un coupable, et de Laura, une affabulatrice à la plainte irrecevable. Dans une très belle langue, qui semble donner de l’extraordinaire à un drame ordinaire et du lustre à une affligeante affaire de mœurs, Tanguy Viel, l’auteur d’« Article 353 du code pénal », monte et démonte sous nos yeux, écrou après écrou, la machine à broyer les humbles et à affranchir les puissants, ordures comprises. Magistral et accablant, ce roman âcre a un fort goût d’oxymore.

 



Lire l'entretien de Johan Faerber avec Tanguy Viel, "Tanguy Viel : "Je préférerai toujours la littérature à la politique", Diacritik, 2 septembre 2021


Mohammed Aïssaoui, Le Figaro, 23 septembre 2021

Un maire, futur ministre, aide une jeune femme à trouver un logement… et se rend chez elle chaque jour.

Ce n’est pas simple de louer un roman dont la force principale est le style. On aurait envie de dire, c’est du Tanguy Viel, il est excellent ! Car il existe un style Viel comme on distingue la marque d’un grand écrivain. Modiano, Echenoz, Ernaux, NDiaye, Ravey… se reconnaissent entre mille.
Si le récit tient par une écriture ciselée, ensorcelante, il y a aussi un décor. Viel excelle dans la description et la métaphore, ici une vieille ville moyenne de bord de mer - l’auteur est né à Brest. Et il y a une jolie galerie de personnages tantôt louches tantôt paumés, voire les deux. La Fille qu’on appelle, c’est Laura, 20 ans. Elle revient dans cette ville après être passée à Rennes pour y étudier ou y travailler - ce n’est pas clair, comme l’activité qu’elle exerçait, entre mannequinat et photos légèrement vêtue. Elle est la fille que les hommes appellent pour monter dans une chambre dans ces endroits interlopes.
Laura revient pour retrouver son père, Max, quadragénaire, ancienne gloire de la boxe qui a décidé de remonter sur le ring. Parallèlement, il est le chauffeur du maire, Quentin Le Bars. Avec son deuxième mandat, ce dernier est promis à un bel avenir de ministre des Affaires maritimes. C’est peu dire que ce personnage est un superbe portrait en eaux troubles. Citons aussi Franck Bellec, ami du maire et patron d’un casino où toutes les activités ne sont pas transparentes. Laura, désargentée et sans travail, cherche un studio ; son père pourrait en toucher un mot au maire. A partir de cette intrigue, Tanguy Viel bâtit un récit à la fois simple et envoûtant, par son sens de la narration, par son phrasé et ses dialogues si peu classiques.
Ecrire sur l’indicible
Sans le crier sur tous les toits parce que, de prime abord, cela ne saute pas aux yeux, l’écrivain aborde et décrypte un sujet grave : l’emprise. Dès les premières pages, on voit Laura confrontée à des policiers : elle porte plainte contre le maire. Elle ne saurait exprimer les mots qui conviennent à cette situation. Que sait-on ? L’homme de pouvoir a parlé au patron du casino, et ce dernier a proposé au sein de son établissement une chambre à Laura… Le maire s’y rend l’après-midi pour « voir » la jeune femme qui lui est redevable de « quelque chose ». Tanguy Viel écrit, à propos de Laura qui se confie aux policiers : « (…) assistant comme une infirmière à la description des faits, ceux-là mêmes qu’elle n’aurait pas su qualifier pénalement, elle qui n’avait parlé ni de viol ni de proxénétisme, encore mois de trafic d’influence ou d’abus de faiblesse, mais seulement décrit dans l’ordre la sinueuse et progressive emprise qu’il avait eue sur elle. Mais emprise, elle a dit, ce n’est pas un délit, n’est-ce pas ? »
Plus loin, Laura met les mots sur ce qu’elle a subi quand elle explique l’enchaînement qui a nourri l’emprise : « Vous savez pourquoi la deuxième fois est pire que la première ? Eh bien parce que dans cette fois-là, dans cette deuxième fois, il y a toutes les suivantes. » C’est toute la force d’un romancier que de réussir à écrire sur l’indicible et à dessiner la géographie de l’emprise.


Pascal Ruffenach, La Croix, 23 septembre 2021

Fleur sur le ring

Entre quête de rédemption et ode à l’amour filial, le nouveau roman de Tanguy Viel décortique domination masculine et féminité blessée.


La fille qu’on appelle, Laura, est une fille qui ne s’appartient plus, une fille à laquelle des hommes ont fait miroiter dès son adolescence, à la sortie du lycée, que sa beauté était un passeport magique pour l’argent et la gloire. De photos de mode en photos érotiques, Laura s’est retrouvée à la merci du désir masculin dans son expression la plus sordide. Alors, quand elle décide de changer de vie et de revenir dans la ville où vit son père, une ancienne gloire de la boxe qui a lui aussi traversé une descente aux enfers, Laura rêve de nouveaux commencements.
Comme dans les tragédies, ce rêve de rédemption sera de courte durée. Loin d’échapper au destin qu’elle fuyait, la jeune femme se trouve à nouveau prise au piège d’un homme, le maire de cette ville maritime au bord de l’Atlantique, dont son père est devenu le chauffeur. « Dans cette ville, écrit Tanguy Viel, c’est comme ça, on dirait que les siècles d’histoire ont glissé sur les pierres sans jamais les changer, pas même la mer qui deux fois par jour les attaque et puis deux fois par jour aussi renonce et se retire, battue, comme un chien la queue basse. »
Le lecteur découvre a posteriori la longue déposition judiciaire de Laura auprès des deux policiers qui écoutent son histoire, insérée dans le récit de son infernale descente. D’abord une vague promesse de logement en échange d’un numéro de téléphone, puis un travail offert dans le casino de la ville où le maire semble traiter certaines de ses affaires publiques. Enfin, une chambre, où Laura se sentira obligée de payer sa dette.
Plus rien ne semble pouvoir protéger Laura de cette chute programmée si ce n’est son père qui, dans un ultime désir de réconciliation avec lui-même, décide de remonter sur le ring pour rétablir son image aux yeux de tous. Ce n’est pas à un combat que le lecteur assistera, mais à une sorte de mise à mort où l’ancienne gloire, ayant découvert l’abîme où se noie sa fille, va par amour pour elle s’offrir, pour ainsi dire, en victime expiatoire de toute la laideur du monde.
La tragédie continuera et les perdants ne seront pas sauvés. Le narrateur n’est pas Dieu ni un juge mais un grand héritier des moralistes dont chaque phrase pèse, dissèque ce qui est, ce qui aurait pu être et ce qui fut. Il dépeint avec douceur cette jeune Laura qui tente, auprès de policiers cherchant à l’accompagner dans l’accouchement quasi impossible de sa vérité, de dire pourquoi elle fait ce qu’elle ne veut pas et ne fait pas ce qu’elle voudrait.
Ce beau et grand roman de Tanguy Viel, qui explore à la fois les confins de l’intime et du social, est aussi une magnifique histoire d’amour filial et paternel. L’amour taiseux, résistant au langage, de deux oubliés de la vie, dans un monde où ceux qui ont le pouvoir savent quels mots choisir, à chaque instant, pour faire croire aux autres qu’ils sont importants.
Au-delà de l’écriture, forte, comme rythmée par les vagues qui s’écrasent au temps des marées contre les fortifications de la ville maritime, c’est une démonstration du pouvoir de la littérature à laquelle invite Tanguy Viel. Entre le « je » de la déposition de Laura, incertaine, hésitante et le « elle » de la transcription employé par le narrateur, le travail littéraire opère son alchimie. La rédemption semble incertaine. La jeune femme l’a senti, en se relisant devant les policiers : « Le “ je ” qui peuplait son histoire s’était transformé en “ elle ”, presque incapable de faire se rejoindre les deux instances désormais séparées, de sorte qu’elle regardait comme une étrangère cette jeune fille qui se prénommait Laura. »


 Camille Laurens, Le Monde, 24 septembre 2021


Sur le ring

Comme Article 353 du code pénal (Minuit, 2017), le précédent roman de Tanguy Viel, La Fille qu’on appelle tient beaucoup du roman noir. L’intrigue en est policière et prend à nouveau la forme d’une déposition. Mais si le narrateur du premier s’exprimait en un long récit personnel, le romancier a abandonné ici la caméra subjective pour suivre ses personnages d’un point de vue extérieur quoique proche. Peut-être s’est-il senti moins « légitime », comme il le dit lui-même, à donner voix directement à une femme aux prises avec le patriarcat. Mais cela lui permet aussi de cerner au plus juste des psychés très différentes.
Laura, jeune mannequin de retour dans sa ville natale, y cherche un logement, éventuellement un travail ; sur les conseils de son père Max, ancien boxeur devenu chauffeur du maire, elle sollicite un entretien avec l'édile, Quentin Le Bars, qui va bientôt devenir ministre. Celui-ci, avec la complicité de Bellec, patron du casino local, lié à lui par « cette sorte de vassalité tordue (...) que seuls les gens de pouvoir savent entretenir des vies entières », va « négocier » son aide. Toute ressemblance avec de récentes accusations n’est sans doute pas fortuite, mais la dénonciation à l’œuvre dépasse de beaucoup l’actualité.
Le titre du roman intrigue, alors qu’il traduit littéralement le mot anglais « call-girl » et désigne Laura soumise au désir du maire. Mais, parce qu’il semble une phrase inachevée, il incite à prolonger celle-ci, et plusieurs réponses se trouvent suggérées dans le texte. Comment appeler Laura ? Une « pute », une victime, une femme naïve ou bien une profiteuse, puisque après tout, parfois, c’est elle qui appelle, qui passe le coup de fil fatal ? Par cette ambiguïté initiale, dès la couverture de son roman, Tanguy Viel nous invite à entendre toutes les ambivalences du langage.
Ainsi, Bellec et Le Bars, fins politiques, sont « rompus (...) à cette grammaire des pronoms et des points de suspension, comme deux mafieux qui auraient pour code d’honneur de ne jamais désigner les choses par leur nom ». La même tentation s’empare du procureur que l’affaire embarrasse et qui, parmi « “corruption sexuelle” ou “abus de faiblesse ”ou “trafic d’influence” et même “proxénétisme” », cherche l’énoncé « le plus flou, le plus abstrait, le plus opaque ». Laura elle-même, lors de son dépôt de plainte, a du mal à s’exprimer face aux policiers « à l’affût de chaque mot qu’elle employait et qu’ils semblaient peser comme des fruits exotiques sur une balance alimentaire ». A l’instar des slogans écrits sur les murs, elle voudrait faire comprendre aux « flics » que céder, ce n’est pas consentir. Parfois, reproduisant la paralysie qui s’est emparée d’elle lorsque le maire a posé la main sur son genou, toute parole reste bloquée en elle « comme un ascenseur entre deux étages » et seul lui reste le langage du corps : « Elle avait posé ses coudes sur le bureau, comme un point d’exclamation (...) du genre qu’aucune langue n’était vraiment capable de traduire. »
Le corps cependant est lui aussi souvent entravé, soit par la sidération au moment de l’abus, qui fait de l’agresseur « un anesthésiste » qui « attend l’effet de la piqure », soit par l’incapacité qu’a le boxeur, par exemple, à le contrôler, à ne laisser personne le soumettre, le désarticuler. Mais Tanguy Viel montre parfaitement les mécanismes de la domination, où la violence physique joue un rôle bien moindre que des phénomènes plus troubles d’emprise psychologique, de fascination sociale ou d’illusion de maitrise du jeu. La boxe prend alors valeur de symbole pour la foule des opprimés qui subissent « tous les jours une dose d’ébranlement qui vient buter sur eux » jusqu’à la « pichenette » de trop dont ils ne se relèvent pas. Le romancier n’a pas son pareil pour camper le camp adverse, « dans l’entre-soi de la forfaiture », habile à faire carrière sur le théâtre du monde tout en regardant les autres tomber comme « au balcon d’un opéra », ravi de « rabaisser chacun à l’ ironie de son passage sur terre ». Il y a du Simenon et du Chabrol chez Tanguy Viel, attaché à décrire les ambitions et complicités politiques dans une ville de province où la bourgeoisie triomphe contre la morale et la justice. « Mais qu’est-ce que vous appelez un monde normal ? (...) Je ne sais pas... Un monde où chacun reste à se place. »
Cette vision et celle d’un « désir masculin si maladif et si urgent à la fois » seraient assez convenues sans le regard qui capte chaque nuance. Non seulement la ville océanique, « comme une ile de granit au bord de l’engloutissement », offre l’occasion de pages superbes, mais rien n’échappe à la capacité d’imagination de l’auteur — le mot est à prendre au sens strict : il s’agit de faire image, de faire voir. Presque aucune de ses phrases brillantes de beauté n’en est exempte, et les comparaisons, les métaphores brèves ou filées opèrent des rapprochements inattendus, où la lucidité est comme « la vigie d’un mât » en haut duquel « mesurer 1’étendue d’eau » alentour. En donnant à voir et à entendre la vérité tragique de ceux pour qui « toutes les langues du monde [sont] tombées dans un puits sans fond », Tanguy Viel fait du style un outil d’élucidation : ce qu’on appelle la littérature.

 




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