Romans


Éric Laurrent

Renaissance italienne

Prix Lavinal. Printemps des lecteurs, 2008


2008
160 p.
ISBN : 9782707320315
16.00 €
25 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille


De retour de Florence, où j'étais allé passer une dizaine de jours pour oublier Clara Stern, je ne pouvais imaginer que le destin me ramènerait en Toscane quelque neuf mois plus tard - et encore moins que j'y trouverais l’amour.

Portrait d’Eric Laurrent par Jean-Claude Lebrun

Eric Laurrent s’est déterminé pour une écriture qui cherche moins à aborder de front les problèmes du monde qu’à opposer des visions originales de ce monde et des êtres qui le peuplent. Un projet qui recèle une incontestable dimension poétique. De la même façon que ses livres abritent des tableaux cachés, ils tiennent en effet dissimulés un certain nombre de formes métriques, singulièrement des alexandrins repérables au rythme qu’ils donnent à la phrase. Bien plus que dans une littérature documentaire aujourd’hui proliférante, ce pourrait bien être chez des écrivains ayant fait le choix du travail sur la langue et la composition de leurs textes que se trouveront, dans quelques années, les échos les plus représentatifs et les plus fiables des sensibilités et des modes de pensée contemporains. Les œuvres les plus éclairantes sont en effet aussi celles qui ont su rompre avec les éclairages traditionnels, n’hésitant pas à paraître prendre leurs distances avec la réalité.

ISBN
PDF : 9782707330734
ePub : 9782707330727

Prix : 10.99 €

En savoir plus

Nelly Kaprièlian, Les Inrockuptibles, 18 mars 2008

Autour d'un nouvel amour sur fond de Toscane, Eric Laurrent signe un véritable roman à suspense, où ses phrases se font de plus en plus sinueuses. Pour mieux se perdre ?

On l'a dit précieux, féru de vocabulaire compliqué et de peinture italienne. Eric Laurrent s’amuse aujourd’hui, avec son neuvième roman, à jouer à Eric Laurrent : le roman s’intitule carrément Renaissance italienne, référence clin d’œil à vous savez quoi. Pourtant, pas question d’un essai pénible sur la peinture italienne, mais un roman vraiment magique sur les débuts d’une nouvelle histoire d’amour, avec ses frôlements, premiers regards, doutes, ses instants d’euphorie et autres cristallisations. Celles de l’auteur.
C’est étrange comme on ne compte jamais Eric Laurrent parmi  les auteurs d’autofiction. Pourtant, il ne s’agit que de ça : il nous livre pas à pas ses mémoires romancés. Après la défaite amoureuse de Clara Ste, son précédent ouvrage, voici la renaissance d’un narrateur qui ressemble à s’y méprendre à l’auteur - ou comment l’amour revient, prend la forme d’un nouveau visage (la belle et drôle Yalda), comment on le voit, on le reconnaît, et comment on décide de le suivre jusque dans une maison en Toscane, le temps d’un été.
C’est ce jeu amoureux entre une fille fragile et désespérée après une série de rencontres avec des médiocres et un homme soi-disant libertin, mais qui se révèle tout aussi doutant (du désir de l’autre), qui passionne, intrigue, donne au roman d’amour des allures de roman à suspense. Veut-elle ? Vont-ils ? Les signes qu’ils se renvoient mutuellement s’enroulent l’un à l’autre comme des liens fragiles, comme les longues phrases sinueuses d’Eric Laurrent qui s’étirent, s’allongent de plus en plus, comme pour mieux saisir le réel et le (donner à) lire au risque d’échouer à vivre.
C’est que le narrateur décortique sans cesse tant et si bien les choses – les piégeant dans son langage comme pour mieux les immobiliser, puis les analyser comme une araignée décortique les insectes qu’elle prend dans sa toile – qu’il va, jusqu’à la fin, s’y perdre lui-même, risquant de laisser sa « proie » (la jeune femme) disparaître intacte de sa vie. C’est à cela qu’on reconnaît qu’on aurait tort de réduire Eric Laurrent à son langage précieux, à ses mots rares, comme s’il s’agissait d’un érudit qui pontifie. Son alter ego en est tout le contraire : un antihéros qui dresse entre la vie et lui un épais mur de mots, un écran aussi opaque que La Princesse de Clève (puisque la langue de Renaissance italienne en a parfois la texture, la tournure), ce magnifique et très morbide monument de l’évitement. Comment, alors qu’on aime, sortir de l’envoûtement, de la prison des mots pour s’autoriser le geste, c’est-à-dire la vie ? Il faudra compter sur le personnage féminin pour entrer quasiment par effraction dans le système clos d’un narrateur impuissant à vivre.
Mais il ne faudrait pas passer à côté de ce qu’est aussi Renaissance italienne : un roman d’une drôlerie insensée, où la préciosité du langage, sans cesse heurtée à la trivialité de la vie, crée, à force d’effets de décalage, des étincelles de burlesque inouïes. Au final, le titre, Renaissance italienne, n’est peut-être pas qu’un simple clin d’œil aux obsessions picturales de l’auteur : la renaissance amoureuse, comme le renouveau de la peinture italienne, ne passe que par une juste vision, et un parfait rendu, de la perspective. Et ce sont ces questions mêmes de perspective qui sont les vrais enjeux de la littérature d’Eric Laurrent, au millimètre près.

Norbert Czarny, La Quinzaine littéraire, 1er avril 2008

A la fin de Clara Ste, le précédent roman d'Éric Laurrent, le narrateur avait fui son impossible amour, la jeune femme donnant son titre au livre pour se réfugier dans la beauté de Florence. La ville sert également de cadre à Renaissance italienne, terme à entendre au double sens du mot. Un nouvel amour naît en effet en été, dans le berceau de la Renaissance.

De cet amour pour Yalda, jeune femme d"origine iranienne, on connaît le dénouement heureux dès le premier tiers du roman. Une phrase annonce ce qui se passera trois semaines après, et que, lecteur un peu sentimental, complice du narrateur, nous attendons. Tout l’art d’Éric Laurrent est dans le « comment », et les tours et détours du narrateur, ses longues périodes comme ses commentaires sont là pour jouer avec le lecteur qui, pour peu qu’il soit patient, se délecte de cette romance (qui est plus que cela, comme on essaiera de le montrer).
C’est donc lors d’une soirée chez un certain Satirias que le narrateur revoit à la fois Clara Stern et Yalda Apadana. Passé et présent se confondent un bref instant, mais un incident fait tout basculer : les vêtements du narrateur prennent feu, il s’en débarrasse comme s’il allait se jeter sur une personne du beau sexe, et fait ainsi connaissance avec Yalda, avant de rentrer chez lui pour ne plus réapparaître pendant neuf mois, soit la durée de gestation d’un roman qu’il écrit, en même temps qu’il se livre à son métier de correcteur. Entre-temps, il y aura bien une Marceline Hamilton aussi romanesque que son patronyme, pour lui tenir compagnie, mais pour l’essentiel, sa vie de reclus est consacrée au travail. Il se retrouve chez Satirias un soir d’été, et accepte une invitation en Toscane, de Yalda.
Cette Renaissance italienne est à ce jour le roman le plus abouti d’Éric Laurrent, et qui ne lirait qu’un seul ouvrage de cet auteur y trouverait à la fois un condensé de son art, et l’expression la plus complète. Il fait d’abord pendant à Clara Ste, dont l’héroïne réapparaît brièvement ici, mais aussi, et c’est plus significatif, dans la pensée du narrateur qui se remet de cet amour malheureux. Et de même que Clara Ste est le récit d’une frustration, d’un manque, Renaissance italienne est celui d’un accomplissement certes différé, mais intense. Les errements du narrateur, les questions qu’il se pose, son attente comme son impatience nous renvoient à toutes les scènes d’un discours amoureux qui est aussi ensemble d’actions.
Renaissance italienne est comme les précédents romans d’Éric Laurrent une intrigue soigneusement cadrée, dans laquelle se distingue le premier plan et l’arrière-plan. Tout au fond de la toile, se masse la foule, celle qui se « giacomettise », s’amaigrit à volonté pour se glisser dans tel bar très tendance, ou celle qui doit lever les bras, se hisser et se hausser du col pour prendre en photo tel chef-d’œuvre du musée des Offices. Puis on distingue, tels des figurants, des personnages comme Victor Trévise (déjà croisé dans Clara Ste) ou Zoé Pompignac, l’amie de Clara. Mais aussi Zéphyr ainsi surnommé parce qu’il ne brasse que du vent, ou Satirias, à l’allure de bouc. Silhouettes ou figures un peu caricaturales, ces personnages ne sont qu’une surface sociale, une plastique de poupée Barbie, ou forment une micro-société de bavards qui se prélassent sur le bord d’une piscine, se retournant pour parfaire le bronzage. Ils parlent mal ; ou plus exactement comme on parle aujourd’hui pour « communiquer ».
Au premier plan, le narrateur et Yalda se distinguent. Elle d’abord, parce qu’aucune description ne la montre identique ; à chaque fois que le narrateur la revoit, et en particulier lors des moments intenses de leur histoire, elle est singulière. Au point qu’il croit la reconnaître en Flore, dans « le Printemps » peint par Botticelli. Les phrases qu’elle prononce lors de la soirée d’été, comme à l’arrivée du narrateur dans la villa toscane prennent un relief particulier. Mais Yalda est également la femme qui correspond le mieux à ce dandy prêt à se « prendre la tête » avec « Truczaccio » et « Machinzolli », ces artistes de la Renaissance que les deux amis vont voir aux Offices ou à Monterchi, le village de Piero della Francesca. Le goût de la beauté les unit, et ce n’est pas pur esthétisme.
En effet, et c’est une des particularités de ce roman, Éric Laurrent s’y livre, parle de sa relation avec le langage. C’est presque un lieu commun que d’évoquer son vocabulaire très riche, sa syntaxe à la fois précise et souple, sa façon d’« écrire oralement ». L’origine de cette passion pour la langue française tient à une souffrance, une blessure. Le petit fils d’immigré italien qu’il était voulait « venger » son grand-père, et il a eu à cœur de connaître la langue dans ses nuances, dans tout son raffinement, mieux que n’importe quel natif, « en faisant en sorte que leur propre langue maternelle leur apparaisse soudain comme une langue étrangère ». Ambition assez proche de celle de Modiano, qui voulait écrire un français plus « pur » que celui de ces écrivains antisémites français, dont la bibliothèque paternelle était remplie.
Cette confidence sur la langue n’est pas la seule : le narrateur part en voyage avec la valise en tissu de sa grand-mère morte, celle-là même qui vivait à Clermont-Ferrand, et que l’écrivain évoquait dans un récit bref et bouleversant, A la fin. L’air de rien, le narrateur joue avec l’autobiographie, et de même qu’il aime truffer son texte de références, adresser des signes de connivence à ses lecteurs, il multiplie dans ce roman les indices permettant de confondre Éric Laurrent et le personnage très élastique qu’attirent les jolies femmes à la plastique éloquente. Le vrai Laurrent est-il celui qui signe ce roman et les précédents, ou le personnage de narrateur qu’on retrouve depuis Coup de foudre en 1995 ? Un composé des deux, mais on ignore le dosage.
Rien de pesant cependant, dans ce jeu de brouillage, pas plus que dans ce roman d’amour, en général. Le style d’Éric Laurrent tout en élégance, se prête aussi à un humour constant. Lequel est particulièrement sensible dans certains épisodes. Ainsi quand le feu consume ses vêtements et qu’il traverse Paris torse nu. Mais aussi lorsque se trouvant dans l’impossibilité d’écouter l’autoradio car son antenne extérieure a été transformée en point d’interrogation, il se met à des leçons d’italien d’un autre temps. Le plus drôle est dans le contraste entre le récit du narrateur tout en ampleur, et les propos rapportés entre guillemets, d’un Zéphyr « Putain, l’enculé, il m’a pas raté », point d’orgue d’une scène assez comique que le lecteur découvrira.
Les histoires d’amour finissent mal en général chantait un duo désormais disparu ; tel n’est pas le cas de celle-ci, bien heureusement, signée en dernière page par un narrateur qui accomplit là le geste de l’artiste achevant sa toile, voire, dans le cas qui nous occupe, son diptyque. Une nouvelle ère peut commencer.


Marie-Laure Delorme, Le Journal du Dimanche, 23 mars 2008

On écrit avec son corps mais on lit aussi avec son corps. Et ses longues phrases désossées, sophistiquées, allongées obligent à l’apnée. On se retrouve, non pas dans le monde, mais dans son monde à lui. C’est quelque part entre classicisme et modernité, littérature et cinéma, généralités et intimité. On peut d’ailleurs développer tout un discours sur son travail de romancier fait de détournements de genre, de rythmes poétiques, de références aux textes fondamentaux, de clins d’œil musicaux, mais on peut aussi souligner l’épure de romans à flots de mots sur les éternels mécanismes du cœur humain. Éric Laurrent, né en 1966 à Clermont-Ferrand, fait œuvre de moraliste. Il dénonce, à sa manière une société désincarnée. Car, si l’on y regarde de plus près, il parle d’argent (exposé jusqu’à l’écœurement), de mort (dissimulée jusqu’à la lâcheté), de culture (ignorée jusqu’à l’agonie). L’auteur de Remue-ménage (Minuit, 1999) creuse, depuis quelques années, une veine intimiste. On le découvre ainsi, à l’intérieur de petites caches secrètes, dans son dernier roman. Renaissance italienne évoque sexe, résurrection, désir. L’amour idéal est-il l’amour idéalisé ?
Le narrateur, double lointain ou proche de l’auteur, rentre d’Italie. Il a essayé d’oublier à Florence son amour pour Clara Stern. En vain. Mais il revoit lors d’une soirée, Yalda Apadana. Il va, peu à peu, tomber amoureux d’elle. Son visage, son empreinte, son allure. Elle a loué pour trois semaines, avec des connaissances, une villa à Florence. Elle l’y invite ; il s’y rend. Ils ne vont plus se quitter. Les musées, les conversations, les soirées. Mais leur relation reste, au grand désespoir du narrateur, totalement platonique. Renaissance italienne, roman recouvert d’une cendre toute botticellienne, analyse les relations amoureuses. Comment le désir s’exacerbe ou s’éteint ? Comment la cristallisation amoureuse s’opère ? Comment les amours fantasmées prennent ou non corps dans la réalité ? Comment refaire c’est parfois défaire ? Le narrateur se retrouve, pour la première fois, désemparé devant la femme aimée. Il perd ses bases, ses marques, ses cartes. Il ne trouve plus de passerelle entre l’avant (il n’aimait pas souvent mais couchait beaucoup) et l’aujourd’hui (il aime beaucoup mais ne couche pas du tout). Éric Laurrent raconte, dans la tradition des grands romans d’amour, la passion froide.
On retrouve son style de tours et de détours, son jeu avec les conventions, son goût pour les appels de phare, son humour décalé. Chaque signe donné par Yalda Apadana est passé au scanner de la déraison par le narrateur. Elle lui confie « ne plus faire l’amour que par amour ». Il y voit un encouragement (elle l’aime et est prête à céder) puis un découragement (elle ne l’aime pas et n’est pas prête de céder). Il ne se résout pas à lui avouer ses sentiments de crainte d’une réponse négative qui le plongerait alors dans un désespoir certain. Renaissance italienne est un roman sur l’amour rêvé puis réalisé, sur les mystères des rencontres, sur le temps long contre le temps court. Il y a des passages sur la langue comme vengeance ; sur « les délires d’interprétation » ; sur les crises de tachycardie ; sur un parallèle entre les êtres humains et les médicaments psychotropes. Il y a surtout un roman de plain-pied avec une écriture déployée. Car peu importe le style choisi et maîtrisé, peu importe le « c’est trop écrit » ou le « c’est pas assez écrit », quand ça se montre en accord avec le propos défini. Il faut habiter son époque à sa façon forte.
Renaissance italienne est saturée, comme toute l’œuvre d’Éric Laurrent, de références artistiques, bibliques, mythologiques. L’auteur détourne maints grands textes de la littérature française. Ça pèse et ça pose parfois. Mais ce parti pris dit aussi, par une attention donnée à la langue et à la culture, le rejet d’une société de surface. On peut, si l’on veut, minorer tout ça. L’histoire d’une attraction séduction, conquête de l’autre et reconquête de soi, tient par elle-même. Renaissance italienne joue, avec aisance, sur toute la gamme des idées faites et défaites en matière de discours amoureux. On est dans les affres, la consumation, le doute, le cœur palpitant, l’obsession, la jalousie. Est-ce que je suis aimé en retour ? C’est éternel et personnel. C’est cliché et clivé. Éric Laurrent compose des romans esthétiques (il est d’accord avec ça) et politiques (il n’est pas d’accord avec ça). Mais c’est pourtant fou d’écrire aujourd’hui dans une langue baroque, fiévreuse, longue, soutenue, référencée pour rendre compte du monde environnant. C’est le langage comme une arme.

Jean-Claude Lebrun, L'Humanité, 27 mars 2008

Une remarque, à la page 88, évoque la propension à l"afféterie qu’on avait pu reprocher à Éric Laurrent, lors de la parution de Clara Ste, son précédent roman, en 2005. Avec Renaissance italienne, la réserve n’a plus lieu d’être, tant l’écrivain quadragénaire fait aujourd’hui montre de maturité et de maîtrise, d’humour et de brio. Des neuf livres publiés depuis 1995, qui très tôt le désignèrent comme un auteur à la personnalité forte, ce dernier apparaît sans conteste comme l’un des plus remarquables. Par la sensibilité et l’alacrité qui s’y déploient. Par la puissance et le raffinement d’une écriture, qui ne cède plus aux tentations d’un certain dandysme, faisant naître un constant régal de lecture.
Le narrateur de Clara Ste se présente maintenant aussi comme son auteur. Il avait raconté sa courte aventure amoureuse avec la jeune femme. Il évoque désormais les prémices d’une autre liaison, de dix mois postérieure, alors qu’il venait d’achever la rédaction du roman.
Il était d’abord parti pour Florence, parce qu’un tel voyage permettait un « déplacement intérieur » offrant au regard et à l’esprit d’autres objets d’attention. Mais la flamme pour Clara avait continué de brûler pendant son absence. Pourvu d’un éclectique bagage littéraire, notre narrateur se réfère au bec de gaz de Passepartout, resté allumé pendant le fameux Tour du monde en 80 jours. L’idée d’un livre sur Clara s’était alors imposée à lui : en écrivant il ne se purgerait pas d’une passion, mais il rehausserait les contours de la réalité, lui imprimant la forme de ce qui deviendrait son souvenir. Neuf mois plus tard, il émergeait de son travail d’écriture et faisait la rencontre de Yalda, qui l’invitait à lui rendre visite dans la villa qu’elle avait louée avec des amis, pour quelques semaines d’été, du côté de… Florence. Nouveau déplacement. Éric Laurrent, en explorateur des diverses figures de l’amour dans l’histoire de la littérature, ose maintenant s’approcher du grand Marivaux.
Ce qui occupe l’essentiel de son récit relève en effet tout ensemble de la plus extrême délicatesse et de la pure beauté littéraire. Mais on sait que pour l’écrivain l’une n’est jamais séparable de l’autre. Et la langue, dans l’admirable variété de ses ressources, suit au millimètre près la complexité de l’échange entre Yalda et le narrateur, qui se sont vite retrouvés en tête à tête, à l’écart des autres locataires de la villa. Pendant près de trois semaines, ils vont ainsi se côtoyer, tisser entre eux une trame de mots sans apparente importance. Un dialogue à la neutralité trop affectée pour ne pas suggérer l’intensité de ce qui se trouve retenu. Quand transparaît un semblant d’aveu, il ne peut s’agir que d’une maladresse d’expression à laquelle on ne veut davantage porter crédit. Quand rien ne paraît se dire, c’est qu’en face l’on ne doit rien éprouver de particulier. À leur façon, les deux personnages revisitent les postures ambivalentes et les fins entrelacs sémantiques du marivaudage. Jusque dans cette langue fourmillant de raretés, d’un impeccable classicisme. La phrase parfois chemine sur plus de trente lignes, dans un subtil balancement accordé au rythme de ce jeu de masques. Pour dire cette complexité, Éric Laurrent revendique l’usage d’un français délibérément littéraire, véritable « langue étrangère » pour des lecteurs accoutumés à la rapidité des réparties, à la misère lexicale et à l’épaisseur d’esprit ambiantes.
À cette raison, il en ajoute une seconde, plus intime et plus ancienne : dans À la fin (2004), il avait évoqué l’un de ses grands-pères venu d’Italie, qui avait connu l’humiliation pour son accent et son expression approximative. Pratiquer un français parfait, savant et ductile « comme dans les livres », c’est aussi pour lui venger le vieil homme. La richesse du lien lentement se dévoile, entre cette écriture hautement sophistiquée et les circonstances de la vie.
Avec toujours la pointe d’humour, qui dans le lignage de Marivaux donne à ce texte profond son semblant de légèreté.
On l’aura compris : on est cette fois complètement séduit par cet écrivain virtuose et cultivé en diable, adorateur sans retenue de notre langue.

Sabine Audrerie, La Croix, jeudi 22 mai 2008

Après le mémorable « Clara Stern », Éric Laurrent publie un neuvième roman extrêmement abouti. Une histoire poétique et contemporaine d’abandon et d’éveil amoureux

Si Jane Austen avait donné à ses lecteurs la possibilité de connaître les pensées intimes du guindé et inamical Darcy, il est probable que le bal d'ouverture de son plus célèbre roman eût revêtu une tout autre tonalité, et que la fraîche Elizabeth eût cédé bien avant à son – finalement – délicieux et touchant soupirant. Comparaison a priori saugrenue entre le roman anglais et celui, très contemporain, et à la préciosité néanmoins classique, d'Éric Laurrent, dont le narrateur, multipliant les masques antipathiques, pour son lecteur et pour ses partenaires, demande à être découvert avec la même patience et méticulosité que sa langue extrêmement travaillée emprunte pour mieux les perdre.
Autres temps, autres inflexions, mais mêmes dispositions et ressorts dans les tâtonnements de ce cache-cache amoureux au XXIe siècle, et mêmes enjeux narcissiques dès lors qu'il s’agit d'abandonner de ses certitudes et de sa quiétude pour se jeter sans espoir de retour dans les affres de la passion. Après un mémorable Clara Ste en 2005, Éric Laurrent lui adjoint une nouvelle autofiction en forme de suite, prenant pour point de départ sa rupture avec Clara, qu'il ne se résout à oublier qu'après une claustration volontaire de neuf mois, au long de laquelle il écrit le roman de leur histoire. Revenu au monde, il rencontre chez un ami commun la jolie Yalda, en partance dès le lendemain pour une villa louée avec des amis en Toscane, qui lui propose de les y rejoindre. Cette route qu'il invite à prendre avec lui sera longue et incertaine, vers l'Italie et la délivrance, comme une possible bouffée d'air frais qu'il ne consent à inhaler qu'après hésitations et doutes. Un chemin long et sinueux telles ses phrases amples, classiques, proustiennes et à tous égards parfaites. L'auteur multiplie les subordonnées, les termes rares et les subjonctifs, use du rythme des césures et même de l'alexandrin en prose : facture «laurrentienne» dont d'aucuns pourront s'agacer quand sa dimension poétique est au contraire un véritable baume au lecteur fatigué par les romans de l'à-peu-près et les facilités syntaxiques auxquelles trop de romanciers actuels cèdent volontiers. Éric Laurrent fait partie de ces écrivains rares capables de maîtriser une description dont l'apparente fluidité dissimule une grande prouesse technique, tels ses croquis littéraires de plusieurs pages d'une femme dansant dans une fête de village ou prenant un verre de chianti sur une terrasse ensoleillée.
Le plaisir est grand de se perdre avec lui dans les méandres de son histoire, dans ses atermoiements et dans ses digressions sur le minuscule de préoccupations quotidiennes et universellement partagées (le mystère d'une valise où ses effets ne trouvent plus leur place à la fin du séjour ; une contenance à trouver sur une chaise longue dans un environnement étranger ; le spectacle de la transhumance des vacanciers sur l'autoroute du Sud…). Il n'en faut pas douter : Éric Laurrent s'amuse de son propre style en même temps que de la cécité de son double, multipliant les situations grotesques où ce pauvre hère s'empêtre les pieds dans le ridicule malgré ses costumes de lin impeccables (la scène hilarante où il vient s'assurer nuitamment que la belle ne s'est pas glissée dans le lit d'un rival est un moment d'anthologie), allant jusqu'à avertir son lecteur de la prolixité d'une phrase en cours dans une incise qui ne fait qu'en reporter le fin mot. Car c'est bien conscient de la vanité de son artillerie devant l'imprévisibilité des faits qu'il s'avance vers ce qui se dessine bientôt comme un possible attachement. Il l'expérimentera encore au moment de se déclarer, «pesant chaque syntagme, chaque terme, en reprenant sans cesse la formulation, jusqu'à la refondre entièrement des dizaines de fois, hésitant bientôt entre une infinité de combinaisons possibles dont nulle n'était en définitive meilleure qu'une autre, toutes s’affirmant comme de purs exercices de style», pour renoncer à nouveau devant l'éventualité d'un refus, lequel dans la vraie vie serait plus cinglant que sur le papier.
Yalda le déroute et l'émeut, par sa fragilité, son naturel, ses rires. Il se trouble de leur complicité instinctive et de leur goût partagé pour les beautés italiennes étalées près de la villa, paysages, musées, églises ou fresques, tel le Printemps de Botticelli longuement contemplé en silence, où sous les traits de la déesse Flore il croit reconnaître son aimée en même temps qu'un signe de la prédestination de leur amour. L'envie est forte de relire les Fragments de Roland Barthes en parallèle de cette Renaissance italienne, tant toutes les colorations du sentiment amoureux s'y trouvent concentrées et illustrées de la manière la plus éloquente. L'intrigue s'y déploie comme dans un roman à suspense : on suit ce Céladon gauche et velléitaire, on s'énerve même souvent de sa procrastination, piaffant qu'il ose enfin franchir le pas avec Yalda, tant il est clair pour nous depuis longtemps qu'elle n'attend qu'un mouvement de lui. «Tout soupirant est aliéné en effet, deux fous cohabitant en lui, l'un frappé d'un excès de passion, l'autre, d'un excès de raison, lesquels n'ont de cesse de se disputer tour à tour son esprit. (…) Cette oscillation permanente entre espoir et dépit, certitude et désillusion, m'empêchait de prendre toute initiative.»
Cette introspection minutieuse et lucide se double, on l'aura compris, d'une fine étude sur l'écriture même et la littérature, susceptible de prendre chez l'écrivain le pas sur l'homme, celui-ci vivant plus volontiers dans ses visions que prenant pied dans la vie même, et qui devra pour accéder au bonheur renoncer à la maîtrise stylistique, fût-elle esthétique ou en actes, en se laissant conquérir par un avenir sans certitudes et sans logique, en s'abandonnant à un calendrier aléatoire, au chaos de vêtements chiffonnés et de draps froissés où gisent sans souci d'ordre cendrier et noyaux de fruits, un tableau dont il est à son insu le vrai peintre.

Vincent Roy, Le Monde, 20 juin 2008

Histoire d'une renaissance gourmande et passionnée

Eric Laurrent est lui-même la matière de ses livres et inversement. Il est hypersensible aux ressorts romanesques de la réalité, qu'il n'envisage finalement que sous le rapport de la littérature ; cette hypersensibilité lui fournit, au passage, des "sentiments déréalisants". Si l'on veut bien le prendre au mot, l'écriture d'un roman le place "simplement" dans la "prolongation" de cette pratique du monde vers laquelle, pas à pas ou, mieux, ligne après ligne, l'entreprise littéraire l'oriente symboliquement. Comme une boussole dont l'aiguille aimantée indiquerait, à tout coup, le moi magnétique.
Autrement dit, et pour éviter le terme d'autofiction, qui, ici, ne remplirait que partiellement sa mission de renseignement tant il est imprécis à rendre dans son ensemble l'ampleur de la métamorphose, Eric Laurrent est un personnage de roman qui ne vit, au fond, que pour écrire : "Toute chose qu'il m'était désormais donné de vivre ou de percevoir était aussitôt examinée par mon esprit quant à sa possible conversion scripturale, au point que la plupart de mes faits et gestes se trouvaient subordonnés à l'éventuel profit que j'en pourrais tirer d'un point de vue littéraire."

Commerce avec soi
Ainsi peut-il se jeter, par exemple, dans une histoire amoureuse et s'y accrocher en faisant fi de son impossibilité, avec pour seul dessein de "la pouvoir narrer un jour, tel un médecin s'inoculant en toute conscience les germes d'une maladie afin d'en faire l'étude". Partant, la mémoire de sa propre existence s'est-elle convertie, au fil de ses pages, comme une monnaie nouvelle qui, en chassant l'ancienne, bouleverserait le commerce avec soi. Cas heureux, peut-on arguer par parenthèse, où la fausse monnaie chasse la bonne...
Au fil des pages donc, la mémoire de l'auteur s'est "inventée", "recréée" au point de devenir "livresque" ; son passé s'est travesti. L'écrivain fabrique l'être qu'il fut et celui qu'il est, acteur ou simple témoin, démiurge phénoménal qui compose avec des souvenirs aux origines douteuses. Il improvise, par conséquent, sa biographie : des épisodes, des séquences fictives relatés dans telle ou telle de ses œuvres finissent par être assimilés "exactement comme s'ils eussent émané de la réalité objective", au point qu'il se perd dans les différentes strates de son histoire dont il est l'archéologue : "De là ce sentiment soudain d'être sinon en dehors de moi, à tout le moins de n'être plus tout à fait moi, sans que je susse toutefois s'il me fallait en la circonstance parler d'extension ou de dissolution de mon identité."
Le narrateur de Renaissance italienne est l'auteur de Clara Ste (éd. de Minuit, 2005). Il rentre de Florence où il vient de passer une dizaine de jours pour tenter d'oublier son aventure malheureuse, justement avec Clara, assuré que l'amnésie s'entretient, que "l'oubli, à l'instar du souvenir, peut être cultivé", mais certain encore que "nul n'a jamais cessé de souffrir par la seule puissance de sa volonté". Ainsi, de retour à Paris, sa douleur reparaît-elle aussi vive, aussi profonde qu'avant son départ, comme s'il l'avait "oubliée" là. C'est alors qu'un soir, en traversant l'île de la Cité, une joie puissante l'envahit, une rumeur s'élève en lui, "grosse d'une multitude de phrases entremêlées, indistinctes" : "C'était l'idée d'un livre qui éclosait en moi, dont ce magma de mots formait les prémices", un livre dont le sujet s'imposait : Clara Stern. Il décide de s'enfermer neuf mois pour écrire le roman de son "histoire" avec elle. Quand il renaît à la vie "à ce point détaché de la jeune femme que son état civil ne désignait plus sa personne mais le récit auquel il donnait son titre" l'écrivain retrouve Yalda Apadana : il est frappé par l'éclat de sa beauté.
Yalda l'invite en Toscane où elle a loué une maison avec des amis. Il décide bientôt de partir la rejoindre à la villa Eden, dans le Valdarno supérieur. Yalda va lui inspirer une passion dévorante : "un sentiment qui plongeait ses racines dans les strates les plus enfouies de mon moi". Il doute de la réciproque. Il oscille. Doit-il se déclarer ? "Le regret des jouissances inconnues étant moins vif que celui des jouissances révolues."
Eric Laurrent réussit, avec Renaissance italienne, son roman le plus abouti. Il donne ici toute la mesure (toutes les mesures) de sa langue exigeante et gourmande  ses descriptions des femmes et de la campagne italienne sont somptueuses. Tout est juste, si juste. C'est superbe ! 


 


 


 

 




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