Romans


Claude Simon

Le Jardin des Plantes


1997
384 pages
ISBN : 9782707316097
24.00 €
99 exemplaires numérotés sur Velin des papeteries de Vizille


Le Jardin des Plantes, Claude Simon en connaît bien les allées, qu’il parcourt presque chaque jour lorsqu’il est à Paris. C’est aussi un lieu unique qui réunit, entre le Muséum, le jardin alpin et la ménagerie, des milliers de minéraux, de végétaux et d’animaux dans un spectacle différent pour chaque visiteur et à chaque visite.
Le livre, lui, amalgame les fragments apparemment épars d’une vie d’homme au long du siècle et aux quatre coins du monde. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas une autobiographie : si chacun des éléments est à base de vécu, l’ensemble est conçu, inventé et construit comme œuvre littéraire.

ISBN
PDF : 9782707337559
ePub : 9782707337542

Prix : 16.99 €

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Antoine de Gaudemar (Libération, 18 septembre 1997)

Les mémoires de Claude Simon
 
 (…) Le Jardin des Plantes n'est donc pas une autobiographie au sens courant. “ Ceux qui lisent un livre pour savoir si la baronne épousera le comte seront dupés ”, écrivait Flaubert, cité par Claude Simon. Dans le puits octogénaire de son existence, le prix Nobel de littérature 1985 a prélevé et agencé une vingtaine d'épisodes clés, discontinus et appartenant à toutes les périodes de sa vie, mais dont l'“ apparente incohérence ” constitue en réalité “ un tout pratiquement homogène ”. Fidèle à son obstination d'écrire à partir du vécu tout en recomposant un espace littéraire conforme à l'éclatement du réel, L’écrivain n'a toutefois pas pris le risque d'un livre totalement chaotique et expérimental, et les fragments qui le composent prennent assez vite un ordre et un rythme propres, maîtrisés, assagis.
Cette écriture en mosaïque correspond pour Claude Simon à la forme de la mémoire : celle-ci n'est ni logique ni chronologique mais adepte de la simultanéité, du coq-à-l'âne et de l'association d'idées. Quand il est à Paris, Claude Simon se promène chaque jour en voisin au Jardin des Plantes. Ce lieu de prédilection donne son titre au livre, tant la géographie de la mémoire ressemble aussi à celle d'un parc botanique, où l'homme, écrit-il, s'est appliqué à “ domestiquer, asservir la nature, contrariant son exubérance et sa démesure pour la plier à une volonté d'ordre et de domination, de même que les règles du théâtre classique enferment le langage dans une forme elle aussi artificielle, à l'opposé de la façon désordonnée dont s'extériorisent naturellement les passions. ”
Quelques souvenirs d'enfance, dont la mort de sa mère ; la guerre d'Espagne et le trafic d'armes pour les républicains ; le désastre de 40 où il frôle la mort avant d'être fait prisonnier ; le Paris de l'Occupation ; la maladie (Claude Simon subit aujourd'hui encore les séquelles d'une grave tuberculose) ; des scènes érotiques dans un bordel d'avant-guerre ou dans une salle de bains ; des voyages, en Asie soviétique, aux États-Unis, au Japon, en Inde ou à Rome ;des rencontres, un peintre italien rescapé de Dachau, Picasso, Dora Maar, Roger Caillois, Joseph Brodski. À ces événements, à ces amitiés, Claude Simon a ajouté un dialogue intermittent avec ses écrivains d'élection, en premier lieu Proust, mais aussi Dostoïevski, Flaubert et Montaigne. L'ensemble de ces thèmes progresse en de multiples variations, comme on le dit d'une partition musicale.
Ce choix parcellaire, presque arbitraire même s'il recoupe des obsessions familières, reflète l'impossibilité même du projet autobiographique : comment restituer une vie, non seulement dans son ensemble, mais même épisode par épisode ? Comment être sûr que cela s'est bien passé comme on l'écrit ? “ II est impossible à qui que ce soit de raconter ou de décrire quoi que ce soit d'une façon objective ”, note Claude Simon, “ sauf dans des traités scientifiques comme par exemple d'anatomie ou de mécanique ou de botanique (encore que ce serait à discuter ” : n'a-t-on pas recensé, selon lui, 367 démonstrations différentes du théorème de Pythagore ?) Il n'existe pas, ajoute-t-il, “ de style neutre ou comme on l'a aussi prétendu d'écriture  blanche  ce qui revient d'une façon assez naïve à entretenir le mythe d'un romancier dieu présenté comme un observateur impassible au regard détaché ”. Et, citant Joseph Conrad en exergue : “ Il est impossible de communiquer la sensation vivante d'aucune époque donnée de son existence – ce qui fait sa vérité, son sens – sa subtile et pénétrante essence. C'est impossible. Nous vivons comme nous rêvons – seuls. ”
Traversant le récit de part en part, repris de mille et une façons différentes, un événement domine Le Jardin des Plantes : cette heure durant laquelle l'auteur suivit son colonel, “ vraisemblablement devenu fou, sur la route de Solre-le-Château à Avesnes, le 17mai 1940, avec la certitude d'être tué dans la seconde qui allait suivre ”. Instants fatidiques, déjà racontés notamment dans La Route des Flandres et L'Acacia, mais irriguant l'œuvre, surplombant une vie tel un “ traumatisme conscient ”, modifiant en profondeur psychisme et comportement général une véritable “ ordalie ”, écrit même Claude Simon, faisant référence par ce terme médiéval à une épreuve initiatique, à une expérience presque sacrée de jugement par le fer ou par le feu. Huit jours de guerre seulement et l'enfer d'une marche à la mort, “ calme, en avant, droit ”. Début mai 1940, les Allemands lancent une vaste offensive dans les Ardennes : 33 divisions dont ? blindées, appuyées par l'artillerie et l'aviation entre Namur et Sedan, contre lesquelles l'état-major français ne dépêche que 9 divisions, pour moitié des régiments de cavalerie légère, où se trouve alors enrôlé Claude Simon. Des chevaux et des sabres contre des chars et des avions : L’issue de cette surréaliste bataille ne fait guère de doute. Les troupes françaises sont anéanties, ou faites prisonnières par milliers, pratiquement sans combat. Du bataillon de l'auteur, totalement encerclé, ne survivent que lui et son colonel, avant que ce dernier ne soit abattu sous ses yeux par un tireur embusqué.
Pour étayer le récit de cette invraisemblable déroute, Claude Simon fait appel à des documents : les archives militaires de l'époque conservées au château de Vincennes et surtout les carnets de Rommel, le général allemand qui entama là “ le parcours jalonné de victoires qui le conduira quatre ans plus tard à croquer une pastille de cyanure ”. Abondamment cités, ces documents sont pour Claude Simon l'occasion de tirer un trait malicieux sur ses rapports avec le Nouveau roman, mouvement littéraire de la fin des années 50 auquel, avec Nathalie Sarraute, Robert Pinget, Claude Ollier et quelques autres, il se trouva affilié, sous la férule d'Alain Robbe-Grillet. Il reproduit en effet dans Le Jardin des Plantes des extraits d'un colloque de Cerisy des années 70 consacré à cette école et au cours duquel il fut accusé d'avoir cédé au “ naturalisme vulgaire ” en ayant apporté à l'appui de ses écrits romanesques des documents bien réel, lettres, archives, photographies et même billets de banque. À vingt-cinq ans d'intervalle, cette retranscription tourne gentiment en ridicule les vindictes sectaires des théoriciens de la littéralité.
Pour Le Jardin des Plantes, Claude Simon a choisi d'autres compagnons, moins contemporains, mais visiblement aujourd'hui plus proches de lui, tels Montaigne et Flaubert, Dostoïevski et Proust. C'est sans doute chez ce dernier qu'il admire le plus la tentative sublime autant que désespérée, parce qu'impossible à assouvir, d'approcher au plus près la vérité de l'écoulement du temps, tel ce passage où, évoquant Monet et Poussin, L’auteur de La Recherche décrit les couleurs changeantes des mouettes à mesure que le soleil décline. Dans sa jeunesse, Claude Simon voulait être peintre (il raconte dans ces “ mémoires ” cette jeunesse bohème dans le Paris occupé et si peu résistant) et il a très longtemps pratiqué la photographie. Significativement, Le Jardin des Plantes se termine par un projet d'adaptation cinématographique de l'un de ses fragments, dont l'écrivain donne le synopsis plan par plan. La partie serait-elle perdue pour l'écriture dans sa prétention à rendre compte de la réalité et du souvenir, seule l'image en mouvement pouvant y parvenir ? Il y a dans cette fin comme l'aveu douloureux d'une impuissance. 

Pierre Lepape (Le Monde, 19 septembre 1997)

Le monde comme autobiographie
C’est notre siècle, bien sûr, qui explose dans les éclats de cette écriture. Un formidable paysage de ruines, si énorme que nous avons décidé de ne plus croire à sa réalité.
 
 La quatrième de couverture du Jardin des Plantes indique que “ les ouvrages de Claude Simon, Prix Nobel de littérature 1985, ont été traduits et publiés dans vingt-huit langues ou pays ”. Comme s'il était nécessaire de rappeler aux lecteurs que le roman français, qu'on dit aller si mal et si petitement sur la scène internationale – au point d'autoriser les Cassandre à parler de déclin historique du plus prestigieux de nos produits d'exportation -, possédait encore un représentant vivant universellement reconnu. Au moins un.
Et sans doute est-il en effet indispensable de faire ce rappel et de réveiller les mémoires endormies, tant Claude Simon ne parvient pas à se couler dans le moule français du “ grand écrivain ”. Le temps, en général, arrange les choses. Considéré d'avant-garde au moment de ses premiers écrits, ou scandaleux, ou trop révolutionnaire, ou illisible de par sa nouveauté, le grand écrivain, quand il ne met pas tout bonnement de l'eau dans son vin jeune et ne tourne pas le dos à ses primes audaces, se trouve peu à peu rattrapé par l'évolution du public. La nouveauté s'acclimate, L’invention devient de lecture courante. On voit fleurir des épigones qui sont à l'auteur ce que la voiture de série est au prototype. Des centaines de Proust, des milliers de Céline viennent témoigner qu'il n'y a qu'un Céline et qu'un Proust. L'infréquentable boutefeu d'hier est devenu un pionnier, une valeur sûre, un classique.
Claude Simon écrit et publie depuis soixante ans. Depuis soixante ans – disons cinquante et comptons pour rien ses tout premiers livres, où il faisait ses gammes, à l'ombre de Faulkner – il semble se heurter, de la part de la majorité de la critique et de la majorité du public français, à une résistance butée, épaisse, impénétrable. À chaque livre, et il y en a maintenant plus d'une vingtaine, se manifeste la même fermeture, la même paresse, la même ritournelle d'arguments brassant le même pauvre vieil air de l'ennui, de l'illisibilité, de l'absence de romanesque, de l'obscurité. Si bien que les admirateurs de La Route des Flandres ou des Géorgiques se retrouvent dans la situation plutôt ridicule d'avoir à “ défendre ” une œuvre dont ils savent bien qu'elle n'a nul besoin d'avocat.
Le Jardin des Plantes ne fera pas exception. La capacité de Claude Simon à poursuivre le chemin littéraire qu'il s'invente est intacte. Le Jardin des Plantes n'est pas seulement le nouveau roman de Claude Simon, c'est un roman nouveau, un livre jeune : L’exploration d'un continent déjà longuement arpenté, mais d'un autre pas, avec d'autres instruments, selon d'autres règles. Il serait aussi saugrenu de reprocher à Simon de reprendre de livre en livre les mêmes éléments romanesques que de reprocher à Rembrandt de s'être peint quarante fois devant son miroir. Le Jardin des Plantes, comme la plupart des romans de Claude Simon, appartient au genre de l’autoportrait.
Une citation de Montaigne ouvre d'ailleurs le roman, à la manière d'un emblème : “ Aucun ne fait certain dessain de sa vie, et n'en délibérons qu'à parcelles. (...) Nous sommes tous de lopins et d'une contexture si informe et si diverse, que chaque pièce, chaque momant faict son jeu. ” Voilà indiqué, non le projet du livre, mais son dessin : raconter une vie qui n'est jamais une trajectoire rectiligne et uniformément orientée, mais un magma de lopins et de parcelles, sans cesse réorganisé et transformé par la mémoire et auquel l'écriture donne, à défaut d'un sens, une forme. Comme les Essais, avec la même et baroque volonté de ne pas réduire le multiple à l'un, Le Jardin des Plantes n'est pas un livre qui se déroule mais une concrétion de fragments – tableaux, citations, commentaires, descriptions, photographies, archives – qui s'appellent, s'opposent, riment, glissent les uns contre les autres, se transforment de leur proximité et de leurs échos.
Mais Montaigne, en philosophe humaniste, cherchait à comprendre les secrets de l'homme et du monde en se comprenant lui-même ; Claude Simon écrit en artiste et en romancier. Le savoir n'est pas son affaire, seulement la création. Le Jardin des Plantes crée une image éclatée de notre siècle éclaté qui est saisissante de vérité. C'est comme si le Dr Frankenstein nous invitait dans son laboratoire pour nous faire partager son expérience. Pas seulement celle d'insuffler la vie à un homoncule fait de bric et de broc, mais encore de le doter d'une histoire, d'une mémoire, d’une vie sociale. Et encor davantage de faire vivre et exister ce qui l'entoure et le transforme, ce qu'il voit, ce qu'il a vu, ce qu'il a senti, entendu, désiré et les images changeantes qu'en conserve et qu'en invente sa mémoire. Et encore, les événements, infimes ou immenses, qui se sont parfois déroulés loin de lui, mais qui, par les jeux incontrôlables de la logique et du hasard, ont modifié son sinueux et indéchiffrable parcours. Et encore, le sentiment de la mort.
Au commencement du roman, c'est encore le chaos. Des bribes, des fragments, comme des membres épars ; des images simultanées – les unes venues d'Amérique, les autres d'Asie – que le romancier fait entrer tant bien que mal dans la surface de la page, comme si l'œil essayait de regarder en même temps plusieurs écrans. “ C'est impossible, mais on peut toujours essayer. ” Que les lecteurs soucieux de leur confort ne se laissent pas rebuter par ce démarrage abrupt : peu à peu, comme dans Le Mystère Picasso, où un jeu que l'on croyait arbitraire de lignes droites et de cercles de couleur se met à figurer une tête de taureau, puis une arène, puis un combat à mort, des récits prennent tournure, puis en engendrent d'autres, selon les lois d'une dynamique sensible aussi rigoureuse que celles du suspense.
À partir de là, c'est la fête, même si la fête est somme toute tragique. C'est notre siècle bien sûr qui explose dans les éclats de cette écriture. Avec ses massacres programmés et tranquilles, ses chefs formidables et impuissants, ses militants trompés et fiers de l'être, ses papotages infinis et odieux – Simon utilise Proust, avec délice –, ses villes repues et faméliques, ses procès truqués ses artistes mondains, ses statues érigées et déboulonnées. Un formidable paysage de ruines, si énorme que nous avons décidé de ne plus croire à sa réalité, tant celle-ci nous dépasse et nous écrase, tant les yeux sont fatigués d'avoir tant vu. Même les boussoles se sont déréglées d'avoir cherché le pôle à tous les horizons. Le Jardin des Plantes demeurera l'un des grands livres que l'on aura écrits sur la stupeur de notre histoire. “ Traîner l'intimité de mon âme et une jolie description de mes sentiments sur leur marché littéraire serait à mes yeux une inconvenance et une bassesse ”, écrit Dostoïevski, que cite Simon pour le reprendre sans nul doute à son compte. Mais l'écrivain russe poursuit : “ Je prévois cependant, non sans déplaisir, qu'il sera probablement impossible d'éviter complètement les descriptions de sentiments et les réflexions (peut-être même vulgaires) : tant démoralise l'homme tout travail littéraire, même entrepris uniquement pour soi. ” Non sans déplaisir peut-être, Simon livre un peu de lui-même, contrevenant aux principes de l'impassibilité du romancier, en vigueur depuis Flaubert. Il le fait avec une parcimonie telle – un personnage qui lui ressemble se nomme S. – que seuls les ayatollahs de la théorie le frapperont d'anathème. Sans dommage d'ailleurs : il y a longtemps que Claude Simon a été excommunié par toutes les chapelles.
Les lecteurs, en revanche, seront ravis de cette concession que les derniers romans de Simon d'ailleurs annonçaient et préparaient. Qu'on ne s'attende pas, évidemment, à voir l'auteur s'installer sur le devant de la scène pour pérorer, faire l'important, trancher de tout et débiter à l'étal des morceaux de son cœur et de son cerveau nobélisés. Son intimité demeure strictement littéraire, mais il est important qu'on en entende le murmure et le souffle. Déjà, L’écriture de Claude Simon nous parlait de sa sensualité, de son exceptionnelle appréhension de la qualité visuelle, tactile et olfactive des objets et des corps, de son œil de peintre, de son voyeurisme de photographe. Autant de caractères qui le confirmaient dans sa volonté de s'en tenir à l'extérieur des choses et de se tenir à distance d'une intériorité d'ailleurs bien problématique.
Mais il se mêle autre chose à la grande fresque ravaudée du Jardin des Plantes : un goût du sarcasme qui nous vaut quelques magnifiques gravures à la Daumier, comme ce croquis de la reine d'Angleterre saisi lors d'une visite à Paris : “ ... elle s'avançait, souriait, ralentissait un instant, inclinait légèrement la tête, repartait : pas une simple femme, non pas même une simple reine mais (elle dont le père avait régné sur le tiers de la planète, qui ne régnait plus elle-même que sur une nation à demi ruinée, vassalisée par de riches cousins) quelque chose d'à la fois affable, fragile et formidable qui tenait, par ses vêtements, sa robe et son chapeau couleur d'hortensia, d'une fleur rare quoiqu'un peu fade, et, par son maintien, d'une étrave de cuirassé et d'un fronton de banque, même ébréché. ”
En pendant de cet humour, de cette férocité, une autre forme de gourmandise : “ Cette déchirante et mélancolique avidité avec laquelle le condamné regarde autour de lui le monde. ” 

 




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