Romans


Claude Simon

Histoire

Prix Médicis 1967


1967
408 pages
ISBN : 9782707303530
23.35 €
99 exemplaires numérotés sur pur fil


Personnages : un narrateur, sa mère, sa femme Hélène, son oncle Charles, sa cousine Corinne, Paulou le frère de celle-ci, et quelques autres encore.
Mais, comme pour chacun de nous, on sait bien que les personnages, de même que les objets ou les paysages perçus, remémorés, imaginés et décrits sont, en fait, autant de parties du narrateur qui, lui-même...

ISBN
PDF : 9782707325457
ePub : 9782707325440

Prix : 9.49 €

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Ludovic Janvier (La Quinzaine littéraire, 1er avril 1967)

« Claude Simon revient, avec Histoire. Son livre le plus riche et le plus beau.
Se souvient-on du dormeur de Proust ? La Recherche s'ouvre sur l'endormissement du narrateur, dont l'imagination, par l'intermédiaire des associations et des désirs, ou à cause de la position du corps, contracte les lieux et les durées et joue librement avec le monde et ses objets jusqu'à la griserie. “ Un homme qui dort, écrit Proust, tient en cercle autour de lui le fil des heures des années et des mondes... ” Le fil : il faut un lieu à ces associations, pour qu'elles restent la propriété de l'esprit. Ce peut-être la scène immobile et ouverte qu'est l'imagination libérée du dormeur. Ce lieu, c'est aussi l'espace à la fois enclos et ouvert où d'autres associations, par exemple celles du romancier peuvent se nouer : le livre.
Plus d'une fois, le narrateur d'Histoire est saisi par la fuite du monde. Tout lui échappe. Des images, des êtres, des détails du monde, il note “ qu'ils sombreront... disparaissant peu à peu dans les épaisseurs du temps et moi impuissant les regardant s'engloutir lentement... ”, sentiment banal après tout, mais qui est celui, on le sait, de Proust commençant et finissant son livre, sentiment auquel fait ici écho une déclaration de l'interlocuteur privilégié du narrateur, et qui est son oncle en même temps que son double en un sens, disant : “ qu'il n'est pas plus possible de raconter ce genre de choses qu'il n'est possible de les éprouver de nouveau après coup, et pourtant, tu ne disposes que de mots, alors tout ce que tu peux essayer de faire… c'est d'essayer de mettre l'un après L’autre des sons qui... ” Même dans l'hésitation, le fil est trouvé : le discours de l'imaginaire. Et quand nous verrons le narrateur animer de ce discours non seulement des morceaux détachés du monde, scènes, gestes, voix etc..., mais donner vie et devenir à des cartes postales, comment ne pas songer à ces photographies de cocottes, de duchesses, de ducs et de valets de pied, dont Cocteau nous dit qu'elles s'entassaient sur la table d'ébène de Proust ?
Ce qui vient à nous depuis cette masse de mots dont la division en chapitres ne doit pas faire illusion – car il s'agit plutôt de haltes respiratoires bien que chacun ait sa couleur thématique –, c'est d'abord le désordre, le vrac. Immense foisonnement baroque, où une lecture superficielle, mais ici elle ne serait que myope, ferait ressortir la proximité et la myopie, précisément, du regard accroché à la peau des choses et des êtres, et dont elle ne retiendrait qu'une suite d’images se télescopant au ralenti et de sons continuant à bruisser dans l'oreille. C'est déjà beaucoup : un vaste corps sonore et visuel, appréhendé par la lecture, et en même temps perdu, à cause des dimensions.
Puis une lecture attentive fait apparaître plusieurs niveaux. D'abord, et à l'opposé de cette myope appréhension, une anecdote se dessine. Parti du sommeil, lui aussi, et tendant vers un autre sommeil, le narrateur, qui habite la ville, sort de chez lui, vers onze heures, rencontre au bord du canal un vieil ami de la famille, va à sa banque, en ressort pour aller déjeuner au restaurant, muni d'un journal qu'il vient d'acheter, à l'issue du repas rentre chez lui – il est deux heures –, pour vendre quelques meubles de sa maison maintenant vide, retrouve dans le tiroir d'une commode des cartes postales qu'il regarde longuement, ainsi d'ailleurs qu'une photo représentant l'atelier d'un peintre ami de son oncle, oncle qui est mort et à qui il s'identifie à plusieurs reprises, ressort, – il est cinq heures à peine –, pour se rendre en voiture au bord de la mer chez un cousin à qui il doit faire signer un acte, revient à la nuit tombante, regarde quelques cartes postales, ressort pour dîner d'un sandwich dans un bar, où il écoute trois parachutistes en goguette, rentre chez lui, – il est minuit environ – croise un ancien condisciple de pension devenu candidat aux élections, se couche, trouve difficilement le sommeil. C'est là la trame, et ce n'est rien, car ces précisions, dont on peut se servir pour suivre la chronologie, laissent échapper l'essentiel du livre, dans lequel il sont dispersés en repères infinitésimaux, Ils ne servent qu'à orienter dans le temps humain traditionnel, celui des horloges, le temps humain fondamental, la durée du parlant-promeneur.
C'est là le second niveau : il est plus fidèle à l'organisation de l'ensemble de faits, d'images, de mots qui nous est donné. Comme le dormeur de Proust, le parlant de Simon s'ébat dans les rêves et les mondes. Quand il s'éveille, quand il s'endort, quand il erre dans une ville, quand il “ sent ”, sa maison, quand il regarde des cartes postales ou mange au restaurant, il n'est pas une présence anecdotique ou une silhouette pittoresque, il est, au passé puisque pour Simon comme pour Proust l'indicatif présent est impossible tant le monde nous submerge, le lieu commun d'une mémoire et d'une aventure. Un moment, il parle du “ foisonnant et rigoureux désordre de la mémoire ” : c'est cette rigueur capricieuse, cet ordre humain qui préside en partie à la recherche et à la construction du livre. Ce qui fait que le récit, pourtant linéaire puisqu'il s'écrit et se lit sans retour, peut apparaître comme ce cercle immobile que le parlant tient autour de lui, c'est que, partant dans toutes les directions que sa mémoire lui indique, il les parcourt librement et revient pour finir au centre, sa journée, puis en repart, et ainsi de suite. Un acte, comme celui de descendre un escalier, une silhouette, comme celle d'un bossu déjeunant en face de lui, une pénombre, comme celle de sa chambre à coucher, autant d'appels pour la mémoire, qui leur fait répondre en écho telle autre pénombre, tel autre bossu, etc., le récit se trouvant avancer par l'accumulation de ces appels et de ces réponses, et en même temps devant revenir sur ses traces, car jamais, coupés qu'ils sont par les associations libres, les fragments de réel n'ont le temps de se constituer en îlots définitifs. Cette “ foudroyante discontinuité ” dont parle le narrateur, elle s'accompagne donc logiquement de la répétition. Le récit apparaît alors comme un mobile parcourant, dans une incessante révolution, les mêmes points, dans ce temps circulaire, ou plutôt en spirale (car la journée continue), que marque, lancinant, toujours actuel, le participe présent de l'invention narratrice.
Car la narration, elle est aussi invention et composition, et c'est le troisième niveau du livre, celui qui, non loin de la première lecture myope, nous le donne dans sa plus proche et sa plus juste dimension. Ce n'est pas seulement à quelqu'un qui se souvient que nous avons affaire, mais à quelqu'un qui parle, qui s'invente par conséquent, et de cette façon existe Si justifiée que soit la très psychologique mémoire spontanée, – et le livre d'ailleurs est trop soigneusement composé, les échos calibrés, et les transitions de l'un à l'autre trop ajustées, pour que la discontinuité de la mémoire tienne lieu de dernière explication, – il est évident que ce ne sont pas d'abord les images, mais les mots, qui s'appellent, c'est le langage en corps et en système qui constitue le “ fil ” tenant et proposant l'ensemble : la composition se révèle alors très simple et très nécessaire. Déjà dans La Corde raide, paru en 1947, Simon, en passant, voyait dans l'écrivain celui qui joue avec les mots. Si La Route des Flandres illustrait en partie cette conception, il faut reconnaître qu'Histoire, c'est un jeu généralisé. Dans la cohorte des échos sonores et- des reflets visuels, il fallait un liant comme il fallait un départ : ce ne pouvait pas être le personnage, puisqu'il n'est pas mêlé à tout ce qu'il écrit-invente, ni un décor, puisqu'il change : ce principe et ce liant, c'est le discours lui-même se continuant, et l'outil de cette continuation, c'est le glissement oral. Dès les premiers mots du roman, quand, du faible caquetage des oiseaux, nous passons, par les mots, au bavardage des vieilles femmes en visite chez la mère du narrateur, l'un sortant de l'autre comme et parce que le second bruit de mots sort naturellement du premier, nous savons que la pente du discours est déclarée, que nous tenons le mouvement du récit. Ailleurs, par exemple, L’éclat d'une chevelure aperçue au restaurant de ce côté-ci de la frontière appelle l'éclat d'une autre chevelure aperçue à Barcelone. Et nous voilà à Barcelone, où la narration ne s'installe que le temps, par un autre mot, un autre appel, un autre bruit, de repasser la frontière. Le livre est non seulement découpé en chapitres, mais encore en alinéas, dont chacun a sa couleur sonore, ou presque : or, il n'est pas un de ces alinéas qui ne s'articule au suivant, ou n'appelle son correspondant plusieurs pages plus loin, par cette même raison écholalique, et cela jusqu'à l’allitération, jusqu'au calembour. Ce qui ne fait pas seulement sortir bosses de gibbosités, éclat de étincela, Corinne de cerise, fracas de Frascati et mamelles de Memel, nous amenant du même coup à franchir lieues et lustres, mais, comme Rabelais, Swift ou Joyce, nous plonge dans la matière même des mots, et nous barbouille de latin ou d'espagnol avec une volupté élémentaire.
D'autre part, on remarquera que la narration se nourrit souvent de la description des cartes postales que le personnage manie, comme attiré par la fixité, ce défi à la mobilité du temps, qu'elles représentent. C'est pour les animer, y faire bouger les êtres et respirer le monde figé par la pose : emporté par l'élan de la parole, il entre dans telle vue de Barcelone ou tel clair de lune sur un fleuve, et bientôt le récit campe dans l'espace proposé, en sortant et y rentrant suivant le décours des mots, qui servent à ce curieux va et vient où la personne s'efface. C'est précisément lors d'une telle opération qu’une révélation privilégiée de cette pente a lieu, Tenant sous son regard la photo qui représente l'atelier du peintre, le narrateur, qui est le neveu de l'oncle représenté sur la photo au milieu des autres, fasciné par cette coupe pratiquée dans le devenir, finit par entrer dans L’image, comme souvent, mais ce n'est pas tout : il s'y substitue à l'oncle, de sorte que celui qui dit “ je ” alors et supporte le récit, c'est bien l'oncle lui-même, et c'est pourtant le neveu encore, puisque “ l'invention ” est de lui. Cette confusion, ou plutôt cette ambiguïté des pronoms personnels, ici comme ailleurs dans le roman (qu'il s'agisse de la même photo ou de la superposition des amours de l'oncle et du neveu) est bien un effacement de la personne, qui n'est plus qu'un support grammatical indifférencié, avatar de la puissance narrante qui peut mêler toutes les catégories, temps, espace et individus. Finalement, si l'interrogation aux cartes postales semble provoquée par l'interrogation à l'être-là “ mystérieux et pourtant sans mystère ” d'un monde immobile, ce monde immobile lui-même, ces ruines éparses, ces paysages, ces êtres, ces villes, ces amours, tout cela est ramené à l'homme qui invente, comme une limaille à un aimant, par cette tête chercheuse : la parole une fois prise, et qui ne lâche plus le monde des mots avant d'avoir parcouru le cercle, avant de se défaire – ou de se récupérer – (le dernier mot du livre est : “ moi ? ”) dans le sommeil d'où le premier mot était sorti.
On peut difficilement parler d'une totalité aussi parfaite, et aussi riche qu'Histoire. Un lecteur familier de Simon y verra encore, par exemple, le confluent de L’Herbe, de La Route des Flandres et du Palace, élargi jusqu'aux dimensions d'une aventure À la fois exceptionnelle et banale, la traversée d'une journée par un homme, le même parcours par les mots : un livre. On pourra parler encore de collage, y lire aussi la fascination pour la surface du monde et des hommes, et avoir l'impression de n'avoir rien dit. La parole n'épuise pas cette œuvre simple et lourde, qui nous augmente, et à laquelle toutes les approximations et les exclamations habituelles refusent de s'appliquer. Un monde. Un grand livre. »

Claude Mauriac (Le Figaro, avril 1967)

« Rien de plus rigoureux que la construction de cette Histoire en apparence informe. Elle s'ouvre et se ferme à peu près sur la même image, celle d'un arbre éclairé où des oiseaux s'éveillent. Le narrateur, par associations, passe à certaines vieilles dames de son enfance qui, par bien des traits, ressemblent à des oiseaux. Demi-sommeil, souvenirs à demi émergés, rêveries parallèles aux sensations et aux actions d'une journée quelconque. Claude Simon glisse ainsi d'une scène à l'autre de façon surprenante, vertigineuse, mais toujours justifiable. Nous frappe une fois de plus la richesse de ses évocations. Jamais sans doute il n'a été à ce point maître de cette matière en apparence fluide, évanescente, fuyante qu'il sait pourtant retenir, lier, organiser. Dans cette orchestration réside l’œuvre d'art, dans sa beauté le chef-d’œuvre. »

 




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