Romans


Robert Pinget

Le Harnais


1984
56 pages
ISBN : 9782707306753


On trouve dans les papiers de Monsieur Songe quelques pages écrites par lui avant son décès. On hésitera d'abord à en faire état vu leur petit nombre puis on se décide à les publier comme spécimen d'écriture où le gâtisme le dispute à la... À la quoi ? Dites-le...
Ce court texte fait suite à Monsieur Songe, comme une rupture dans l’œuvre de l'auteur. Robert Pinget disait dans un entretien à Art-Press, en parlant des histoires de Monsieur Songe :  Je ne les ai pas intitulées “ roman ” : car elles ne sont pas composées comme un roman. Ce sont des histoires toujours à propos de Monsieur Songe et de ses préoccupations, de petites histoires qui vont à la succession l'une de l'autre. Mais ce n'est pas un roman parce que pour moi un roman jusqu'à maintenant, c'est quelque chose de très strict. J'aurais pu les appeler des nouvelles, mais en fait ce ne sont pas des nouvelles non plus puisque c'est toujours la même personne qui est en cause. 

Michel Nuridsany (Le Figaro, avril 1984)

Pinget : le travail de l’écriture
 
 Quelques pages. Presque rien. Mais dans ces petits concentrés de mots qui flottent un peu sur le blanc de la feuille imprimée, I'étrange magie de Robert Pinget, toute simple d'apparence, presque transparente dans sa clarté.
Cette prose modeste, enchantée par l'humour, travaillée sans qu'il en paraisse rien, jusqu'à ce qu'affleure le chant profond, cette prose extraordinairement musicale dans ses moindres silences, ses déhanchements furtifs, ses arrêts, ses brefs développements, ouvre sur l'indicible, infinitésimal, ces je ne sais quoi de la pensée qui creusent l'innommable, I'informulé, prolongent ce que la réflexion, la rêverie a d'un peu raide en même temps que d'incertain.
Les quelques feuillets que voilà sont présentés comme des cahiers trouvés dans les papiers de Monsieur Songe (le personnage principal du précédent livre de Robert Pinget), petits textes écrits par lui avant sa mort. Bribes, fragments qui côtoient l'aphorisme.
Pinget moraliste alors ? Les ultime lignes du Iivre pourraient le laisser croire (“ Son ami Mortin ayant lu ces quelques pages des carnets de Monsieur Songe il lui dit dans le fond, mon vieux, tu es un moraliste ”) mais plus importante, me semble-t-il, est la courte phrase qui précède : “ Il doit y avoir une vérité quelque part dit monsieur Songe mais elle ne peut résider qu'où le moi a disparu. ”
On sera attentif, dans ces morceaux brefs qui rappellent l'économie de Webern, sa densité, sa clarté, à je ne sais quel principe d'incertitude qui affecte l'usage de la troisième personne du singulier, un “ il ” flottant qui tient parfois Monsieur Songe à distance comme personnage de fiction ou qui le prend en compte autrement, comme un “ je ” déguisé. Étranges glissements qui affectent l'identité, le point de vue, entrouvre à autre chose, creuse une brèche dans la résistance du sens et des mots.
Il n'est point besoin de longs et lourds développements touffus pour atteindre à la complexe réflexion où nous conduit Pinget – avec humour, toujours – si l'on veut bien y regarder d’assez près. Pinget sait se faire léger pour aller à l'essentiel. 

Bertrand Poirot-Delpech (Le Monde, 10 février 1984)

Bonheurs du bref
 
 (…) Dans une postface à son Libera (1968), que les Éditions de Minuit réimprime également, Robert Pinget livre une des clefs de son œuvre : la recherche initiale d'un “ ton ”, d'où découlent situations, personnages, significations. Ce “ ton ”, ce fut souvent un certain parler populaire, de zinc, de banc public, de procès-verbaux judiciaires, toujours plus ou moins impropre, pris en défaut et, au fond, s'en fichant.
L'inédit qui accompagne la réédition du Libera reproduit ce schéma. Un écrivain du dimanche et en panne, Monsieur Songe, se dit qu'il faudrait quand même s'y remettre, à sa page blanche, le reprendre, ce satané “ Harnais ”. Chez Beckett aussi, les personnages se sauvent du mal-être par un faire hypothétique, sans cesse différé, boiteux, gâtouilleux, velléitaire. Quoi écrire ? Son journal intime ? Ce serait la paresse ; et la vérité, c'est connu, commence où finit le moi. Inventer une histoire ? Pour retomber dans les amours d'Auguste et d'Ernestine, merci bien ! S'appliquer ou écrire mal, exprès ? Éviter ou non le moralisme que sécrète la prose française ? S'avouer ou non qu'on espère toujours, en publiant, un brin de notoriété ? Monsieur Songe cherche la solution comme un grabataire essaie la “ moins mauvaise ” position. Quête douloureuse, donc ; et que le sourire, pourtant, ne quitte jamais. Pinget ou l'accointance joviale avec ce qui nous sape ; I'acquiescement tonique à l'inadéquation générale ! 

André Clavel (Le Matin de Paris, 6 mars 1984)

Un funambule sur le volcan
Comique ou grave, lucide ou fou, Robert Pinget est moins un représentant du nouveau roman qu’un bel écrivain accroché à l’âme. Son dernier petit livre est un grand morceau de littérature.
 
 Malheureusement Robert Pinget, qu'on a remisé une fois pour toutes sous le capot du Nouveau Roman, entre Robbe et Grillet, entre la grosse culasse des sixties et l'indigeste piston embouti sous les presses de Cerisy-la-Salle... Pinget, un badge pour nostalgiques des années Sarraute ? Un gibier pour universitaires grappillant leur pécule de modernité à coups de métonymies et autres synecdoques ? Pinget, le romancier qui met des théories dans son moteur ? Non, rien de tout ça ! Il est grand temps de crier bien haut que l'auteur de L'Inquisitoire est un des écrivains les plus drôles, les plus mordants de l'époque !
Cela ne veut pas dire qu'il fasse forcément dans le comique troupier, ou croupier. L'humour de Pinget serait plutôt du genre noir de noir : la vie se résume pour lui à une odyssée du néant, à un marathon dont la camarde est l'unique sponsor, et il s'amuse à musarder là-dessus avec les lorgnons de logicien, au compte-gouttes, centimètre par centimètre jusqu'à l'explosion finale. Car cet archiviste de l'absurde est avant tout un raisonneur. Le coup de génie, chez lui, consiste à nous conduire au pied de nos abîmes sans cesser de talonner les évidences. Tout le charme de Pinget est là : ce mélange de vérité et de folie, de comique et de gravité, cet art si subtil de divaguer sans jamais lâcher la barre d'une lucidité féroce.
Pour vous donner une petite idée, lisez donc par exemple Monsieur Songe, I'histoire de ce vieux schnock qui trimbalait sa névrose au fond d'un grand cabas où tous les acteurs de la comédie humaine semblaient s'être donné rendez-vous... Ce roman. paru il y a deux ans, est un les meilleurs Pinget. Qui était ce Monsieur Songe ? Une épave du rêve, une sorte de Don Quichotte gâteux égaré dans les rangs d'un troisième âge sans moulins, bref un apôtre du rien, ce rien dont les écrivains ont fait les chefs-d'œuvre, de Flaubert à Joyce...
Depuis, Monsieur Songe est mort, sans fleurs ni couronnes. Seulement, miracle, le pauvre bougre avait laissé au pied de sa tombe un petit carnet bourré de notes : Pinget nous en donne aujourd'hui la primeur dans Le Harnais... “ On trouve, annonce-t-il, dans les papiers de Monsieur Songe quelques pages écrites par lui avant son décès. On hésitera d'abord à en faire état vu leur petit nombre, puis on se décide à les publier comme spécimen d'écriture où le gâtisme le dispute à la... ” À la quoi ? On n'aura jamais la réponse ! En tout cas, ce petit livre est un grand morceau de littérature : une sorte de testament noir, rempli d'aphorismes cyniques, désabusés, où les phrases, martelées sur la paume de la mort dégringolent comme des hoquets d'outre-tombe.
Misérable cocagne d'un naufragé nommé Pinget, Le Harnais est l'ultime gilet de sauvetage que l'écrivain s'est accroché à l'âme pour ne pas plonger dans le trac définitif : si on se penchait un tout petit peu plus, on verrait sans doute le fond de l'entonnoir. Mais tant qu'il y a encore des mots, n'est-ce pas, on peut continuer à repousser du pied l'horrible gueule d'ombre qui fait signe là-bas. Et pourtant, le ton de Pinget n'est jamais mélo, ni tragique. Plutôt glacial, joyeusement glacial, comme un grand rire de funambule lançant sa dernière pirouette sur le volcan. Exemple ? Ce genre de chiquenaude : “ Monsieur Songe n'aime plus quitter sa maison, et parfois appelé à le faire il dit à son ami Mortin : mon pauvre je pars la mort dans l'âme. L'autre hausse les épaules et répond : mon pauvre, partir ou pas elle ne t'a jamais lâché d'une semelle. ” Nous non plus, ne lâchons pas d'une semelle Robert Pinget, I'écrivain joyeusement désespéré qui chatouille son cafard avec la canne de Charlot pendant que le cousin Kafka, au loin, lui tire bien bas son chapeau ! 

Michèle Bernstein (Libération, 15 mars 1984)


Robert Pinget : Monsieur Songe, qui ne se paie plus de mots
 
 S'étant convaincu qu'il devait continuer de travailler, qu'il le veuille ou non (mais aussitôt cette proposition lui semble incorrecte : “ Bref il conclut qu'il doit vouloir tout en sachant qu'il veut devoir, mais sans trop se le dire ”), Monsieur Songe considéra la littérature (d'un œil désinvolte) ; la désinvolture (d'un cœur littéraire) ; la campagne et la vieillesse, qui sont désormais ses compléments de temps et de lieu ; et la morale sur quoi débouche forcément son statut d'écrivain, du moins dit-il “ lorsqu'on se mêle d'écrire en français ”. Un sacré tour d'horizon. Comme Monsieur Songe ne parle plus guère qu'avec son ami Mortin, moi, voulant essayer si à travers les générations on pouvait lui trouver plus de compagnie, j'avais sorti Monsieur Teste, Plume, quelques autres. Tout à coup, plus de Harnais (c'est le titre que Robert Pinget a donné à ces papiers du labeur de Monsieur Songe), plus de critique, plus de chronique : mon Dieu, quel livre, quel petit livre, il s'était perdu entre les couvertures des autres. Cinquante-huit pages seulement (après lesquelles on n'est plus sûr de rien). On peut le lire, le relire et recommencer. Se le remettre comme un disque.
C'était d'ailleurs une mauvaise idée. Il n'y a pas de Monsieur Chose, théoricien ou poétique, lourd ou léger, qui puisse entrer le paysage. Songe se méfie de la logique (“ La logique, la logique (dit-il) quel ennui, il faut en sortir. S'amuser. Pas facile. Se mettre à l'épreuve de la facilité ”). D'un autre côté, il ne s'envole pas, il retombe toujours sur ses pieds. Le poids de l'âge. Monsieur Magoo, peut-être ? “ Monsieur Songe dit je perds progressivement l'ouïe ; la vue et la mémoire. Qu'est-ce qu'il me restera pour mourir ? I'odorat ? quelle horreur ”. Mais, adieu Magoo, on n'a pas l'impression que Monsieur Songe aille encore au cinéma.
Monsieur Songe réfléchit la moindre de ses paroles. Sa quête atteint les frontières du pour et du contre, indéfiniment balancés. Après avoir donné la bonne raison, puis la vraie, il en vient une autre plus secrète et tout aussi plausible : par souci d'exactitude, son discours prend le rythme de la valse-hésitation. Ou plus simple : “ Monsieur Songe dit à son ami Mortin, un artiste malchanceux comme lui, dans le fond nous qui aurions tant désiré la notoriété, probable qu'elle ne nous aurait rien valu et qu’il nous fut salutaire d'être ignorés. Mortin dit je ne vois pas pourquoi et Monsieur Songe après une pause répond moi non plus ”. À rapprocher de l'histoire des schlemiels, classique, citée par Léo Rosten : “ Deux schlemiels boivent du thé. L'un annonce pompeusement, la vie, qu'est-ce que la vie ? Une fontaine. L'autre demande, et pourquoi ? Et le premier, après une pause : d'accord, la vie n'est pas une fontaine ”. Qu'est-ce qu'un schlemiel ? En yiddisho-américain, sa naïveté peut se définir par l'histoire précédente.
Quand Monsieur Songe énonce une proposition originale, il la dénonce aussitôt pour en faire ressortir la banalité. Quand il profère une vérité première, il la retourne pour en faire un paradoxe timide. Naturellement, c'est contagieux. On s'aperçoit que le langage est nu. On se met à douter : tout paraît neuf, tout paraît cliché.
Quelle est la part de Robert Pinget en Monsieur Songe ? Il ne faut pas chercher, ce serait immoral. Il y a de bien belles choses sur la morale dans ce petit livre (par exemple : “ Il juge indécente la curiosité qu'ont certains érudits des ratures et retouches dans le manuscrit d'un auteur (...) Pour apprendre à écrire, chacun à sa méthode et si c'est en se trompant d’abord qu'on se corrige, chacun a droit à sa façon de se tromper... ”). Quand même, sûrement Pinget : “ Son oreille est si gourmande de vrai langage qu’il donnerait sans hésiter la palme à n’importe quel artisan parlant de son travail plutôt qu'à un littéraire fignolant son discours ”. De bien belles choses aussi sur l'angoisse, la douce amertume, le plaisir de se rappeler, le bonheur de jouer avec les certitudes et de travailler avec des mots. Au fond Monsieur Songe est heureux. “ Sa sœur (lui dit) voyons Edouard tu as été courageux toute ta vie, affronté des difficultés, toujours fait ton possible, écrit tes mémoires... Reprends-toi, tu m'entends, reprends-toi. Me reprendre ? qu'il rétorque, facile à dire, je ne vois ni par quel bout ni dans quel but ”. Monsieur Songe ne coule pas, il fait la planche et il coupe les nuages en quatre.
“ Tout en rédigeant ses pensées, il se félicite d'en souligner expressément la subjectivité ”. Voilà bien la phrase qu'il me faut. Le lecteur a déjà compris que j'ai eu un tel coup au cœur pour Monsieur Songe que je ne saurais plus en parler sur un ton raisonnable. Il a pris une vie propre, dans mon Olympe et dans le quotidien, comme Porthos, le marsupilami, Bartleby.
Le livre de Robert Pinget est mince, mais qui soupçonnerait I'auteur de manquer de souffle et par ailleurs, quels étonnants raccourcis ! Vous rappelez-vous l'ascèse, chinoise ou japonaise, je ne sais plus, du boucher qui découpait si bien qu’il n'avait plus besoin de couteau ? Du guerrier qui ne se servait plus du sabre ? “ Reprendre joyeusement l'affreux harnais écrit Monsieur Songe. Et puis il biffe affreux. Et puis il biffe harnais. Reste à reprendre joyeusement ”. Il a tout dit. 

 




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