Romans


Jean Echenoz

Les Grandes blondes


1995
256 pages
ISBN : 9782707315328
24.00 €
99 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille
* Réédition dans la collection de poche  double  n°34


Vous travaillez pour la télévision. Comme vous souhaitez produire une série sur les grandes filles blondes au cinéma, mais aussi dans la vie, vous pensez faire appel à Gloire Abgrall qui est un cas particulier de grande blonde. On l’a vue traverser, dans les journaux, les pages Arts et spectacles puis les pages Faits divers du côté des colonnes Justice, il y a quelques années. Ce serait bien, pensez-vous, de lui consacrer une émission. Certes. Malheureusement, Gloire est un peu difficile à joindre.

ISBN
PDF : 9782707324856
ePub : 9782707324849

Prix : 6.99 €

En savoir plus

François Salvaing (L’Humanité Dimanche, 21 septembre 1995)

En quête de Gloire
Des années qu'on l'a perdue de vue. Pour une émission sur « les grandes blondes », on recherche Gloire Abgrall. Sanglante poursuite à travers le monde sous la baguette moqueuse de Jean Echenoz.
 
« Jean Echenoz est de ces écrivains qu'il ne faut pas une page pour identifier. Premier paragraphe des Grandes Blondes, quatre lignes : “ Vous êtes Paul Salvador et vous cherchez quelqu'un. L'hiver touche à sa fin. Mais vous n'aimez pas chercher seul, vous n'avez pas beaucoup de temps, donc vous prenez contact avec Jouve. ” Deux noms, une saison, un enjeu, un trait de caractère ; le tout vissé par un “ donc ” mystérieux. En un minimum de mots, un maximum d'informations. Dont la principale : lecteurs qui franchissez ce seuil, sachez qu'on se jouera de vous. Entre autres. Confirmation dès le paragraphe trois, le dénommé Jouve ayant au deux accepté un rendez-vous : “ Vous, le jour dit, seriez présent à l'heure dite au lieu convenu. Mais vous n'êtes pas Paul Salvador qui arrive très en avance à tous ses rendez-vous. ” Cela, un peu longuement cité, pour bien situer le farceur, qu'un enflant club de fans suit depuis seize ans et six livres.
Au départ de ce septième, Paul Salvador, animateur de télé, a l'idée d'une série d'émissions. Thème : “ Les grandes blondes ”. Il envoie son équipe en chasse – ça va de soi – d'extraits de films de Marlène, BB, Marilyn... Mais aussi de blondes inconnues, vraies ou fausses, chaudes ou froides, cendrées ou vénitiennes, toute la gamme. Et encore – ce qui s'avérera le plus difficile – d'une ancienne et blonde étoile filante de la chansonnette, Gloria Stella, tombée dans la chronique des faits divers, et disparue depuis sa sortie de prison.
Mais la jeune femme, née Gloire Abgrall, fuit le monde et son passé, a changé de nom, d'apparence, et d'abord de couleur de cheveux. Salvador met à ses trousses des agents secrets de tous calibres ; elle les sème, ou les balance mortellement du haut de diverses éminences, du côté de Saint-Brieuc, Sydney ou Bombay. Cette course-poursuite où une ample distribution connaîtra, comme dans les meilleurs feuilletons TV, les transports aériens les plus rapides, les transports amoureux les plus torrides, finira comme il se doit mais comme on ne s'y attendait pas, par l'étreinte sucrée du chasseur et de sa proie. À sa gracieuse habitude (voir Lac ou Nous trois), Echenoz joue en virtuose sur les deux tableaux, du récit et du sarcasme sur le récit.
Et si l'on aime qu'un écrivain dise son temps, je n'en vois pas de plus précisément pertinent. Mots, gestes et rites du quotidien, notamment des couches urbaines moyennes et moyennes supérieures, sont captés, épinglés, avec une sûreté d'œil et d'écriture sans pareille. Entre cent délectables exemples, et pour en prendre un bref : “ Le ciel s'était calmé, les commerces rouvraient, le coin s'avérait profus en vendeuses revenant de leur déjeuner basses calories, leur litre et demi de Contrex sous le bras. ”
D'un certain Boccara, Echenoz écrit quelque part qu'“ il poussa son sourire léger, saupoudré d'insouciance et nappé de désinvolture ”. Ainsi jadis les peintres glissaient-ils dans un coin du tableau leur autoportrait. Ainsi naguère, dans un plan de chacun de ses films, le cinéaste Alfred Hitchcock, amateur lui aussi, Dieu sait, de grandes blondes. »

Isabelle Martin (Journal de Genève et Gazette de Lausanne, 24 septembre 1995)

Les grandes blondes, parlons-en !
Bonne nouvelle : vous n'aurez pas longtemps à attendre, le dernier livre de Jean Echenoz étant mis en vente jeudi 28, pour savourer sa course-poursuite échevelée à la recherche des Grandes Blondes perdues. Inventif, drôle, un peu grinçant, doucement parodique, ce sixième roman est celui d'un auteur au mieux de sa forme.
 
« Récapitulons, comme dit Echenoz, le sujet des Grandes Blondes. Paul Salvador, “ grand individu maigre autour de quarante ans ”, charge Jouve, “ dix ans de plus que Salvador et dix centimètres en moins ”, de retrouver la blonde Gloria Stella, ex-chanteuse disparue après avoir été l'héroïne d'un fait-divers tragique. Salvador, qui travaille pour une société de production de programmes télévisés, est un spécialiste de ces émissions du genre “ Que sont-ils devenus ? ” où l'on sort provisoirement du néant “ quelqu'un dont on se souvient si peu qu'on ne se rappelait même plus l'avoir oublié ” ; en l'occurrence, il a besoin de Gloria pour une série sur les grandes blondes au concept méthodologique assez flou : il distingue les hitchcockiennes et les bergmaniennes, celles des pays soviétiques, les classiques et les marginales, les solaires et les froides, quelques marrantes et même une ou deux moches, mais comment classer tout ça ?
Le problème avec Gloria, cataloguée grande blonde bizarre, c'est qu'elle semble avoir assimilé le livre de chevet de Paul, How to disappear completely and never befound : à chaque fois qu'on retrouve sa trace, elle s'évapore dans la nature. De préférence très loin de la Bretagne, quelque part entre Kerpalud et Kervodin, où l'on a d'abord fait sa connaissance : plutôt du côté de Sidney (à cause d'un marin breton) ou de Bombay (par hasard), quitte à revenir dans la verte Normandie et finir en beauté au septième ciel pyrénéen. Car s'il court-circuite les genres du polar et du roman d'aventures, l'auteur se plie à la règle du happy end, avec un long baiser en gros plan... dans un téléphérique.
On aura compris que Jean Echenoz s'amuse à surprendre, voire à égarer son lecteur, tout au long de ce récit où il est question de chercher quelqu'un qu'on ne trouve pas. C'est d'ailleurs une constante chez lui, si l'on se souvient des enquêtes tout aussi improbables et subtilement machinées de Cherokee (1983) ou de Lac (1989). Ici, il commence par installer le lecteur à la place de son personnage, grâce à l'emploi de la deuxième personne du pluriel (“ Vous êtes Paul Salvador et vous cherchez quelqu'un ”) ; il l'entraîne ensuite sur une fausse piste parfaitement balisée en compagnie d'un personnage qui disparaît aussitôt ; il lui résume plus tard en quelques lignes un vol Sidney-Paris, sous le prétexte que “ nous connaissons déjà ce trajet ” ; il escamote de la même façon toute description exotique de ces “ tropiques au loin ”, mais s'étend à plaisir sur les développements toujours plus incertains du projet d'un Paul qui finit par penser qu'on n'a pas “ forcément besoin d'être grande pour intégrer la catégorie des grandes blondes ”, et peut-être “ pas absolument besoin non plus d'être blonde, d'ailleurs ”...
Pour autant, la satire télévisée reste légère : à peine se demande-t-on s'il est tellement innocent de vouloir traîner quelqu'un à la télévision, fût-ce en le payant grassement pour cela. La vision du monde qui se dégage de ce roman est faite de petites observations à la fois précises et allusives, qui démontent des mécanismes avec l'habileté d'un bricoleur et qui font mouche grâce à un sens aigu de la formule : “ En voiture avec Donatienne, c'est la vie qui devient décapotable. ” Peut-être parce que Donatienne porte des vêtements courts et décolletés, “ quelquefois en même temps si courts et décolletés qu'entre ces adjectifs ne demeure presque plus rien de vrai tissu ”.
Sous les dehors d'une désinvolture affichée, l'écrivain tient fermement les rênes d'un récit au parcours capricieux. Echenoz a son tempo : jusque dans ses rares plages de lyrisme (voir sa belle métaphore sur le sommeil), sa manière rapide est en phase avec un monde en mouvement perpétuel, essentiellement citadin, où l'on passe sans transition d'un univers à un autre par le biais de tous moyens de transport et de communication connus, des fax aux digicodes – sans parler d'échanges et de trafics plus ou moins occultes : armes, drogue, organes humains, produits radioactifs en provenance des centrales démantelées de l'Est. Un monde par ailleurs passablement démantibulé, hésitant “ entre l'état de friche et celui de chantier ”, qui a son équivalent humain en la personne de Béliard, l'homoncule ange gardien de Gloria, “ né trop moche et trop petit pour être officiellement reconnu par une confrérie soucieuse de son physique de cinéma ”.
C'est La Belle et la Bête, version 1995, même si la Belle choisit un autre Prince charmant : on ne peut plus tout à fait croire aux contes. Mais on suit Echenoz, les yeux grands ouverts, au bout du monde. »

Jean-Baptiste Harang (Libération, 28 septembre 1995)

Echenoz, blondes à part
Sur la piste de Gloire, une de ses Grandes Blondes court vêtues d'une poignée d'épithètes, Jean Echenoz s'amuse avec son lecteur comme un chat avec une souris consentante.
 
« Voilà, il faut avouer qu'on est plutôt content que Les Grandes Blondes, le dernier roman de Jean Echenoz, commence à la piscine. Surtout parce que cela permet d'y lire que, sur la porte des toilettes, “ parmi diverses propositions de rencontres avait été portée, d'un trait de feutre exaspéré, l'inscription Ni dieu ni maître-nageur ! ”, page 9. Mais aussi parce cela nous permet un repentir : le jeudi 27 août 1992, ici même, à l'occasion de la publication de son précédent livre, Nous trois, nous avions recopié in extenso, si l'on peut dire, son autobiographie intensive et mensongère : “ Jean Echenoz, né le 4 août 1946 à Valenciennes. Études de chimie organique à Lille. Études de contrebasse à Metz. Assez bon nageur ”, et, mi-aimable, mi-pète-sec, nous ajoutions “ que personne ne doute des qualités natatoires du jeune écrivain ”, rappelant au passage en manière de preuve qu'un de ses personnages travaillait à l'invention d'une nage nouvelle. Or ce “ natatoire ” s'était changé en un curieux et déroutant “ narratoire ” au sortir des rotatives, voire des rotatoires.
Les Grandes Blondes, donc, de Jean Echenoz, est un roman, comment dirais-je, aux qualités narratoires autant que narratives, il est vrai qu'on n'y nage guère et s'il débute à la piscine de la Porte des Lilas à Paris, c'est que Jouve et Paul Salvador s'y rencontrent pour prendre un verre pour les besoins d'une intrigue particulièrement intrigante. Paul Salvador (peut-être est-il parent de cette Victoria Salvador, un nom de grande blonde, une intrigante, qui avait divorcé, souvenez-vous, de Louis Meyer, dans le livre précédent, mais on voit bien que vous ne vous en souvenez pas), Paul Salvador, donc, est producteur d'émissions télévisées, il souhaite réaliser une série sur les grandes blondes, les femmes, pas les bières, ni les cigarettes, forcément. Pour clore la liste des vraies et fausses et grandes et célèbres blondes, Salvador s'intéresse à Gloria Stella, dont le nom évoque lui aussi celui d'une bière, ou d'une barque, et qui fut la vedette éphémère de quelques mois de télévision et de deux chansons (Excessif et On ne part, mais vous êtes trop jeunes) avant de tâter de la rubrique faits divers sous son vrai nom de Gloire Abgrall au prétexte qu'elle avait balancé son manager par la fenêtre, on résume de mémoire. Prison, oubli. Bref, Salvador fait appel à Jouve qui semble diriger une agence privée de détection et lance sur la piste de Gloire ses limiers dans l'ordre croissant de leur excellence à mesure que les médiocres premiers auront échoué. C'est une intrigue à gros budget : Paris, Normandie, Australie, Inde, incessants va-et-vient, hôtels, décapotables, chevaux, trafic de sang, de drogue ou d'atome, et même un ange gardien soupe-au-lait, en chair et en os, haut comme trois pommes et qui répond, rarement, à un nom de diable : Béliard. Enfin, bref, la retrouveront-ils ? Dans quel état ? Pour quoi faire ? Personnettaz baisera-t-il Donatienne (95-60-93) ? “ Que vont-ils entreprendre ? Qu'allons-nous devenir ? ”, page 242. Vous le saurez demain, pour 88 francs, jour de mise en librairie du roman le plus infundibuliforme et ayurvédique de la rentrée (attestés aux pages 131 et 144). On objectera que peu de livres concourent dans la catégorie, ce à quoi on ne répondra pas.
Les Grandes Blondes est infundibuliforme pour la bonne raison que, comme dans un entonnoir, on peut y verser les éléments les plus épars, les plus fantaisistes, les plus cocasses, l'écriture dans son incomparable course les recentre dans une imparable cohérence narrative sans qu'ils perdent leur fantaisie, ni leur étrangeté, ni même leur invraisemblance puisque l'énergie du récit ne se dépense pas dans un ordre de réalité vraie, mais dans le renflouement constant d'une narration sujette aux voies d'eau. Sans compter le lecteur lui-même, emporté par ce flot au vortex changeant, la main sur son chapeau, sans savoir dans quel sens tourner, révisant Coriolis à chaque changement d'hémisphère. Il en garde, le lecteur, une impression de rapidité, de vertige, que l'auteur semble préférer à la lenteur pour la bonne raison qu'à la lenteur il ne connaît pas de synonyme alors qu'il est aisé de confondre la vitesse et la précipitation. La précipitation étant par ailleurs un des ressorts du récit puisqu'on s'y défenestre à tire-larigot.
La qualité ayurvédique du roman surprend plus encore si l'on veut bien admettre que le mot ne figure pas dans les dictionnaires dont nous disposons, mettons que l'adjectif dérive de l'Ayurveda, médecine traditionnelle indienne, d'origine tantrique, dont le nom ne signifie rien d'autre que “ biologie ”, âyus désignant la vie et ved la science. Maintenant, direz-vous, en quoi Les Grandes Blondes relèvent-elles de cet adjectif, eh bien parce que le tantra est le culte de la féminité et qu'ici les femmes se vêtent d'épithètes, prenez Donatienne dont on donnait plus haut les mensurations pour appâter, “ elle se distingue par le port de vêtements surnaturellernent courts et miraculeusement décolletés, quelque fois en même temps si courts et décolletés qu'entre ces adjectifs ne demeure presque plus rien de vrai tissu ”, page 28.
En dépit des apparences, Les Grandes Blondes est un roman écrit à la première personne, il faut avoir l'œil et la patience car le “ je ” n'apparaît qu'une seule fois à la page 185 : “ il arrivait aussi qu'elle se demandât si elle allait rester là indéfiniment [“ elle ”, c'est Gloire et “ là ”, c'est Bombay], s'il ne serait pas temps pour elle de rentrer. Sur ce point Rachel ne savait que répondre, Béliard était sans opinion, moi-même je ne sais pas trop. ” Cet aveu tardif vient conforter le plaisir constant d'une lecture en totale complicité avec l'auteur, comme deux enfants qui s'inventent des vies au conditionnel, mais les rôles sont inégaux, Echenoz s'amuse avec son récit (et avec son lecteur) comme un chat avec une souris, il en est à ce point maître qu'il lui concède l'illusion de la liberté, il le laisse aller, feint de le perdre de vue, de l'oublier, le rattrape d'un coup de patte, l'emmène un peu plus loin, s'endort à côté, ronronne, sursaute, il finira bien par l'avaler. Tout rond.
Il nous reste quelques lignes et l'envie d'y citer l'une ou l'autre de la centaine de phrases ou paragraphes que nous avons cochés, pour leur justesse, leur drôlerie, leur détachement, et puis non, on ne vante pas Echenoz sur échantillons, la jubilation est intégrale, comme une maturité souriante, apaisée, exotique, lucide et goguenarde. Il n'y a rien à pardonner sinon d'impardonnables faute, de goût automobile : même dans les livres on ne séduit pas avec une Opel et on ne fracasse pas à coups de marteau le pare-brise d'une Volvo 360 GLS gris-bleu qui ne vous a rien fait, surtout si, “ avec Donatienne, c'est la vie qui devient décapotable. ” »

Pierre Lepape (Le Monde, 22 septembre 1995)

L’Irrégulier
 
« (…) Le talent d'Echenoz n'a jamais été aussi éclatant, maîtrisé et plaisant. C'est un bien grand crime en effet que de séduire ses lecteurs ; de les faire sourire et rire, de les enchanter de phrases légères comme du duvet, de distiller le saugrenu, de jouer avec la langue comme un chat avec une pelote de laine. Echenoz déploie une écriture qui ne pèse pas, qui n'appuie jamais, comme si elle se refusait à exercer le moindre pouvoir de persuasion ou de coercition. Son pouvoir est ailleurs, dans l'ordre poétique. D'où l'étrange impression de se mouvoir dans un espace aérien, libéré des règles de la gravitation, agité de mouvements anarchiques et ludiques, gouverné par les seules lois de la fantaisie narrative et de la rigueur grammaticale. Nabokov et Queneau souvent donnent aussi le sentiment que leur écriture n'adhère pas, qu'elle est n'est pas destinée à coller au réel, mais à d'autres usages moins gluants.
La liberté et la fantaisie ne sont ni l'arbitraire ni la gratuité. À confondre les uns et les autres, on fabrique un monde invivable mortellement et follement rationnel, où l'on crève d'ennui. Les Grandes blondes raconte ce monde, c'est un livre ambitieux. La trame du roman, elle, n'a pas besoin de l'être ; pas plus que celle d'une tragédie de Racine. Chaque époque a ses dieux et ses rois, les nôtres sont des vedettes de la chanson, des animateurs de télé, des détectives privés et des cover-girls. Des grandes blondes de rêve, des idoles de papier, des icônes. Une de ces déesses d'un jour, d'un mois ou d'une année, Gloria Stella, décide, après quelques démêlés criminels, d'abandonner l'Olympe et de se perdre dans l'anonymat. Mais ne redevient pas simple mortelle qui veut. Quelques années plus tard, un producteur de télévision en panne d'idée vendeuse décide de la ressusciter. Il lance donc une agence de détectives à sa recherche. La belle blonde se défend et défend son territoire d'ombre ; elle a même des manières expéditives pour se débarrasser de ceux qui voudraient forcer sa retraite. En fin de compte pourtant, elle doit fuir. À l'autre bout du monde, en Australie, en Inde, sur les plages de Normandie. Elle découvre le monde, le demi-monde et les bas-fonds, ces trois cordes qui n'en finissent pas de se recouper. Les chasseurs la suivent, la manquent, l’attrapent, la perdent, la coincent de nouveau. On ne dira pas la fin de l'histoire.
Gloria, donc, court le monde. Elle ne le découvre pas, pas plus que le monde ne la change. Changent les paysages, la couleur du ciel, les sonorités de la langue. Il y a encore de beaux levers du jour – “ Le jour se lève à peine. Le jour se lève lentement, délicatement, comme un Boeing illuminé quitte une piste en douceur, comme un orchestre à cordes attaque un dernier mouvement ” –, mais le reste, tout le reste de ce qu'on est convenu d'appeler le réel, glisse sur elle. Non pas qu'elle soit plus glissante qu'une autre, ou plus indifférente. Plus lucide peut-être : elle vient du pays des images, elle a traversé la frontière, et elle marche dans un monde qui est lui-même devenu une image, un pur artifice. (...)
Voilà déjà longtemps qu'on s’acharne à “ détruire le roman ”, à écrire des “ anti-romans ”. Il est même probable que, pour l'essentiel, le meilleur, le plus vivant du roman depuis un demi-siècle soit sorti de cette volonté de suicide. Echenoz, de ce point de vue, renverse la vapeur. Il croit au roman même si cette foi n'est pas celle du charbonnier et qu’elle s'accompagne d'un regard critique et d'une bonne dose d'humour. À lire Les Grandes blondes, il apparaît même que le romanesque, cette mise en présence de l'aléatoire, du libre arbitre et de la nécessité, soit un des derniers espaces qui résistent à la vitrification de notre univers, une des dernières chances de l'irrégularité. Les Grandes blondes ressemble à une machine, superbement huilée, composée d'une multitude de petits rouages ciselés, de liaisons électroniques sophistiquées et d'interactions biologiques subtiles qu'un ingénieur aurait savamment déréglée tout en la construisant. Destinée à reproduire indéfiniment les mêmes mouvements, à tracer les mêmes courbes parfaites, à réagir aux mêmes informations ingurgitées selon les mêmes codes, la machine ainsi clandestinement sabotée n'en ferait plus qu'à sa tête. Elle aurait encore l'apparence d'un mécanisme, brillant, nickelé, chromé impassible, rationnel et abstrait, mais elle serait, en fait, vivante, soumise au hasard qui certes se calcule mais ne se décide pas. Elle serait même tendre, et parfois mélancolique.
Juste retour des choses et heureuse revanche quand, ailleurs, c’est le vivant qui prend l'allure du machinal, que “ le monde est taillé ton sur ton dans la même fibre synthétique ”, qu’un ennui de plomb naît de l'uniformité et de la répétition, que la liberté s'endort dans l'indifférence et que le réel s'absorbe dans ses images. Revanche de l'écriture : il n’y a pas un chapitre, par un paragraphe, pas une phrase dans Les Grandes blondes qui puisse servir au cinéma. »

Jean Hurtin (Magazine littéraire, décembre 1995)

Fantasmes plâtrés
Pour raconter son époque, Jean Echenoz a choisi de jouer les agents secrets. Son dernier roman vient d’obtenir le prix Novembre.
 
« Les blondes, comme chacun sait, n'ont jamais compté pour des prunes. Le grand Rousseau lui-même n'admet-il pas dans ses Confessions, reconnaître au blondes des “ yeux languissants ” et un “ air de douceur, auquel son cœur n'a jamais su résister ” ? Quant au cinématographe, il est sans aucun doute un des promoteurs du grand fantasme platiné. Jugez plutôt : de La blonde ou la rousse à La Blonde et moi, en passant par La Blonde et le shérif, La Blonde explosive et La Blonde platine, Jayne Mansfield, Kim Novak, Jean Harlow, Madeline Carroll et autre Doris Day ont nourri l'inconscient collectif masculin, à commencer par celui de Paul Salvador, héros malgré lui du dernier roman de Jean Echenoz.
Paul Salvador, producteur de télévision préparant une série sur les blondes platine, a bien du souci. Au concept flou de son projet vient s'ajouter une absence de vedette et lorsque empreint de nostalgie il se souvient d'une ancienne chanteuse qui pourrait sauver son affaire, il ne fait qu'ajouter des problèmes à ceux qui étaient déjà les siens. La pulpeuse blondasse échappe continuellement aux détectives lancés à ses trousses quand elle ne les fait pas disparaître avant de s'enfuir.
Ainsi résumée, la trame des Grandes blondes est mince. Comme toujours chez Jean Echenoz, il ne faut pas se fier aux apparences. Chez lui, L’insignifiant fait sens et sa démarche d'écrivain n'est pas sans rappeler celle d'un sémioticien italien qui publia à la fin des années 60 un livre fondamental : La struttura assente. Comme Umberto Eco, pour ne pas le nommer, Echenoz rappelle que les sons, les objets, les gestes, les images sont des systèmes de signes. Que la vie possède des codes qu'il faut déchiffrer, que le monde des choses et celui de la culture sont intimement liés, que la littérature se doit d'ouvrir de nouveaux territoires romanesques, que la structure absente du livre est là pour perpétrer du dépaysement à domicile, en un mot, que ces vamps sorties tout droit des comédies américaines et de BD torrides sont de fausses blondes dont le rôle principal est de faire tourner le lecteur en bourrique.
Pour raconter son époque, Jean Echenoz joue les agents secrets. Comme dans Fenêtre sur cour, le film d'Alfred Hitchcock, il observe Ie futur incertain et le vent du hasard, les bricolages de la vie et les migrations romanesques. Certes, il “ dénonce ” la fiction, mais du côté de Queneau et de Charlie Parker. Il sait être farfelu et rocambolesque, immobiliser les images et utiliser le travelling, se promener dans la ville, imiter, faire des écarts, jouer les espions, analyser les faits mais surtout raconter des histoires.
Jean Echenoz est un narrateur, qui renouait avec le roman d'aventures à la Jules Verne dans Le Méridien de Greenwich, qui construisait un récit sur le monde du roman d'espionnage dans Lac, qui emprunte au cinéma de Wilder, de Lubitsch, de Hawks, de Capra une technique pleine de malice et de facétie. L'auteur de Cherokee a une manière bien à lui de s'approcher de notre contemporanéité, de son langage et de son rythme, de sa respiration dans ce qu'elle possède d'indissolublement moderne et dans ce qu'elle conserve d'un passé souvent caduc. En prenant comme musique de fond la société urbaine contemporaine, il crée une sorte de fétichisme de l'objet et de la posture.
La grande blonde se nourrit de références, elle est Brecht et Godard, Conrad et Dashiell Hammett, Roussel et Nabokov, Audiberti et Schwob. Ces noms ne sont pas cités au hasard. Echenoz est un homme de culture dont l'intelligence n'a d’égale qu’une très grande sensibilité. On a trop souvent parlé à son égard de formalisme. Il n'en est rien. Délaissant les pseudo-descriptions censées donner une grande vision de leur temps, Echenoz préfère s'attacher au détail, au fragment, à une réalité éclatée, à son apparence kaléidoscopique.
Dans cet univers déroutant, plein de sons et de mouvements, qui oscille entre parole et écriture, des personnages se poursuivent, se cherchent, ont une façon particulière de se parler tout comme Echenoz a de les écrire. Ce “ minimal, sec, dandy ”, comme l'appelle Patrick Grainville, est un romancier dangereux. Provocateur lucide, affublé d'un goût étrange pour la parodie et pratiquant un curieux nonchaloir, il remet le lecteur à sa place. En ne lui faisant jamais prendre des vessies pour des lanternes, il le lâche dans le grand bain du livre et l'oblige à nager. L'épreuve passée, il s'en sort grandi. Comme Salvador et Gloire qui s'embrassent en un éternel baiser de fin : “ Il n'a plus peur du vide, elle n'a plus peur de rien. ” Un avis de recherche plein de vertigineux talent et d'humour noir. »

 




Toutes les parutions de l'année en cours
 

Les parutions classées par année