« Double »


Jean Echenoz

Au piano


2018
192 pages
ISBN : 9782707329325
8.50 €
* Première publication aux Editions de Minuit en 2003


La pratique professionnelle du piano suppose une discipline stricte. Elle exclut tout divertissement susceptible d'éloigner l'artiste de son clavier. Pourtant il aimerait, lui aussi, jouir de la lumière du monde, de la douceur de vivre, de la tiédeur de l'air et de l'amour des femmes. Eh bien non : mort ou vif, le pianiste se doit d'abord à son public.

ISBN
PDF : 9782707344366
ePub : 9782707344359

Prix : 8.49 €

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Marie-Laure Delorme, JDD, 12 janvier 2003

Tout y est. Il y a le noir de son costume et le blanc de ses cheveux, les boutons de son imperméable prêts à se détacher un par un, son visage livide et ses yeux vides à force de peur. Max Delmarc, pianiste d'une cinquantaine d'années, va bientôt mourir. Jean Echenoz, dès les premières lignes, campe le décor. La lutte entre la vie et la mort symbolisée par le contraste des couleurs, les traits du visage comme coulés dans du marbre, le compte à rebours égrené par la perte des boutons. Au piano, qui commence et se termine aux alentours de la rue de Rome dans le 17e arrondissement de Paris, raconte un voyage. On y retrouve les thèmes de la fuite, de l'aller-retour, de l'ennui. Une impression de cataclysme maîtrisée par la tenue d'une langue infrangible.
L'auteur de Je m'en vais (Minuit, Goncourt 1999), après un premier roman de genre, poursuit son exploration géographique de la condition humaine. C'est, par rapport à ses livres précédents, à la fois semblable et dissemblable. C'est en fait, pour tout dire, assez magistral.
Au piano, construit sur un rythme ternaire, ne perd jamais la note. Les événements les plus incroyables restent, sous la plume distante de l'écrivain, parfaitement crédibles. Les lieux sont toujours habités de signes tangibles. Des marques (une petite Audi noire), des vêtements (chaussures de bateau et T-shirt gris), des goûts (une bouteille de pisco) fondent la réalité. On ne se demande pas si l'on est sur terre (partie 1), au ciel (partie 2), ou de retour sur terre (partie 3). On se contente de participer. On se contente de suivre. Max Delmarc visite les quartiers de Paris, utilise différents moyens de transport, se rend à l'étranger. Il marche, court, déambule, espionne, poursuit, s'évade. Les rencontres le catapultent dans diverses directions. Et, voulant fuir la mort, il se heurtera à elle en plein cœur de la vie.
Max Delmarc endosse, au cours du roman, plusieurs identités. Il est, au tout début de l'histoire, un pianiste reconnu. Il partage sa vie centre l'exercice de son art et la poursuite d'un amour de jeunesse. Il connaît la frayeur, le désœuvrement, la solitude. Il verse des rasades entières d'alcool sur ses angoisses d'artiste. Les pages sur le métier de musicien - sur le métier d'écrivain - sont pami les plus belles du livre. Jean Echenoz aborde, à travers son personnage essoufflé, la lassitude, la dépendance à l'alcool, la peur de ne pas être à la hauteur, les minauderies de créateur. L'éternel recommencement, les faux succès. La vie s'écoulant au service de l'art.
Mais, à la suite d'une altercation mortelle, Max Delmarc se retrouve au Centre. Un endroit neutre où l'on séjourne après son décès pour savoir si l'on sera orienté en "section parc" ou en "section urbaine". Max Delmarc y fait la connaissance de Doris Day et de Dean martin. Belle nuit d'amour avec Doris Day. Et quand le pianiste dressera le bilan de sa vie pour essayer de deviner son sort, ses œuvres artistiques n'entreront pas en compte. Il faudra qu'il se contente de soupeser le poids de ses banales qualités humaines. Le Centre ne représente en aucun cas une rupture dans l'économie de l'histoire. Au piano possède une éblouissante fluidité. La circulation des désirs et des corps y est totale.
Chacune des trois parties possède sa carte d'identité. Ses sons et ses couleurs. Le style de Jean Echenoz, phrases coupées court, poésie du quotidien, brutalité des états d'âme, absence de psychologie, situations franchement comiques, précisions scientifiques, ne cesse de surprendre. Les personnages se dévoilent dans leur rapport au monde. Dans tout un jeu de vides et de pleins. Les genres littéraires sont explosés. On peut seulement dire qu'il s'agit ici de littérature. Au piano n'est pas seulement le plus beau livre de Jean Echenoz. C'est le plus personnel. Le plus risque tout. On y parle de l'approche de la mort, de la vie mal pesée, de la fuite en avant, de la femme inaccessible. Du non-sens perpétuel dans lequel il faut quand même trouver ses marques. On y voit un homme croiser le fer avec son destin.



Chistophe Kantcheff, Politis, 23 janvier 2003

Des deux côtés du miroir
Dans Au piano, Jean Echenoz entrelace le réel et l'imaginaire. Un roman délicieusement riche.
 
« L'un des clichés les mieux répandus à propos des “ bons ” écrivains consiste à louer leur regard d'une précision chirurgicale sur les mœurs de nos contemporains ; leur regard serait “ d'entomologiste ”. Jean Echenoz s'apparenterait davantage à un topographe, attaché à décrire les reliefs et la configuration des lieux où se trouvent ses personnages, et comment ils s'y affairent. Un topographe au sourire en coin. On se souvient d'une nouvelle publiée en 1988 dont le titre pourrait convenir à son œuvre entière, L'Occupation des sols. “ ...Et des airs ”, faut-il seulement ajouter pour Au piano.
Relever les nouveaux territoires explorés par Au piano n'est donc pas un petit jeu gratuit. Par exemple, dans Paris, au début du roman, Jean Echenoz emmène ses personnages dans le parc Monceau. Ses personnages : Max Delmare, la cinquantaine, bien habillé, “ mort de peur ”, on ne sait pas encore pourquoi ; Bernie, plus jeune mais moins chic, pour qui le parc est truffé de pièges à éviter pour assurer la protection de Delmarc dont il est chargé. Il lui faut ainsi éloigner Delmarc des débits d'alcool – trop attractif pour lui, aux conséquences incertaines – et... de la statue de Frédéric Chopin !
Cette vision du parc Monceau et de ses dangers n'appartient qu'à Echenoz. Elle nous est presque étrangère, insolite, sauf à être pianiste virtuose soi-même, et à avoir déjà tourné dans le parc, en proie à un trac terrorisant, avant de donner un concert aux salles Pleyel ou Gaveau toutes proches, avec au programme le Concerto n°2 en fa mineur, op. 21, de Frédéric Chopin. Ce qui est justement le cas de Max Delmarc, En outre, comme à son habitude, l'auteur ne lésine pas sur la cocasserie ou l'ironie, ce dont on ne peut que le féliciter. Exemple : “ Mais regardez un peu, monsieur Max, comme c'est beau, s’enflamma-t-il. Le monde est beau. Le monde est beau, vous ne trouvez pas ? Sans ralentir le pas ni lui répondre, Max feignit de jeter un coup d'œil sur le monde et haussa légèrement les épaules. Bon, dit Bernie d'un ton penaud, d'accord. Convenez quand même qu'il est bien éclairé. ”
La même singularité caractérise l'exploration de la ligne 6 du métro, qui relie Étoile à Nation par le sud, en grande partie aérienne. L'inventaire hétéroclite de ce qui défile comme en travelling devant les yeux de Delmarc répond à sa désolation, à l'élan désespéré qui l'a fait monter dans la rame pour rattraper la femme aimée qu'il a ratée, il y a trente ans, et qu’il croit apercevoir un peu partout depuis. Max Delmarc est un homme profondément seul, sans doute le personnage d'Echenoz dont la solitude est la plus grande. Qui n'a eu de relation intense qu'avec son piano. Leur confrontation quotidienne est celle de tout artiste avec sa matière, tel l'écrivain avec la langue. Ce n'est pas toujours une sinécure : “ (Max) se tient devant son clavier dans un état fébrile d'excitation, de découragement et d'anxiété mêlés. ”
On ne révélera rien ici de l'intrigue, la surprise étant l'un des ressorts de l'écriture et de la narration echenoziennes, et une source permanente de plaisir pour le lecteur. Disons seulement que dans le deuxième tiers d'Au piano, Delmarc, qui n'est plus exactement lui-même, bascule dans un univers fantasmagorique. Il se retrouve dans un étrange établissement avec de mystérieux pensionnaires, surveillé par un drôle de type au nom maléfique, Béliard, et dont la description relève du même réalisme humoristique et décalé que celles du parc Monceau ou des stations de métro. S'ajoute au trouble l'organisation en miroirs du récit, assez caractéristique des romans de Jean Echenoz (cf. Un an, publié en 1997). Ainsi Doris Day et Dean Martin, qui semblent être en chair et en os dans cet établissement, avaient été déjà vus par Delmarc auparavant, dans son domicile parisien, sur l'écran de son téléviseur qui diffusait un film avec les deux acteurs, Artists and Models. Ou encore la très réelle voisine de Delmarc, qui l'attirait beaucoup, est qualifiée par le narrateur de “ surnaturellement belle ”... Alors, comment démêler les souvenirs du présent, les morts des morts-vivants dans un univers où le réel peut être l'imaginaire et réciproquement ? C'est un des enseignements précieux que vient rappeler Au piano, roman délicieusement riche : plus le spectre des représentations sur lequel joue l'auteur est large, plus la littérature a de chance de produire du sens. L'injonction contemporaine sur la nécessité de la littérature de s'emparer du réel, et seulement du réel, risque de déboucher sur des œuvres hémiplégiques. Jean suggère bien mieux la complexité du monde en y incluant sa face inventée. »

 




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