
- Alors qu'est-ce que vous faites dans la région, dites-moi un peu, s'inquiète le commandant Parker.
- Disons que c'est pour un film que je suis en train de tourner, indique Robert. Comme vous voyez.
- On ne m'en avait pas averti, regrette le commandant, mais voilà qui m'intéresse beaucoup. Et quel genre de film, au juste ?
- Toujours pareil, expose Robert, l'amour et l'aventure. Avec l'Afrique et ses mystères, vous voyez le genre.
- Ah oui, soupire le commandant Parker, je vois en effet très bien le genre. Et pour votre histoire d'amour, vous avez pris quelle actrice ?
- Céleste, dit Robert. Céleste Oppen.
ISBN
PDF : 9782707355942
ePub : 9782707355935
Prix : 13.99 €
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France Culture, Les Midis de Culture avec Marie Labory, 16 janvier 2025
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France Inter, La 20e heure avec Eva Bester, 6 janvier 2025
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France Inter, Le Masque et la Plume, 12 janvier 2025
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La Grande librairie, émission du 5 février 2025
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Le Matricule des Anges, grand dossier Jean Echenoz et entretien par Guillaume Contré, numéro février 2025Impressions d’Afrique
Un homme se jette de la fenêtre d’un immeuble et s’écrase au sol. Au même moment, un autre sort du même immeuble, semble ne rien remarquer et s’éloigne, plongé dans ses pensées, alors qu’il fait « trop frais pour la saison ». Il n’a rien vu et peut-être rien entendu, puisque le bruit d’un corps qui s’écrase n'est « pas plus distinct que celui d’un sac de ciment chu d’un échafaudage ». Double mouvement contradictoire que cette entame narrative donc, où l’absurde et le dramatique côtoient le néant quotidien et l’information objective. En un paragraphe à peine, l’amplitude de registre est grande. S’il n’est certainement pas un écrivain minimaliste, Jean Echenoz est en tout cas passé maître dans l’art de faire beaucoup en peu de phrases.
Bristol, son dix-septième roman, ne fait que 200 pages et parvient pourtant à mêler savamment toute sorte d’éléments. Du vaudeville, en faisant d’un immeuble de la rue des Eaux, dans le XVIe arrondissement parisien, le lieu d’une série d’amours plus ou moins clandestines impliquant une actrice sur le retour, un officier de police judiciaire et un milicien africain. Du récit d’aventures, à travers une histoire de tournage en Afrique australe avec éléphant, hélicoptère et acteur au narcissisme exacerbé. De la satire légère avec le portrait d’une écrivaine de roman à l’eau de rose dans son luxueux château. Du roman policier, puisqu’il faudra bien tirer au clair ce mystérieux suicide inaugural. Et enfin, axe central autour duquel s’organise le reste, l’exploration d’une vie bancale comme Echenoz les aime tant, celle en l’occurrence de Robert Bristol, l’homme excessivement distrait que nous venons de voir sortir de chez lui.
Réalisateur de films au succès relatif dont la qualité semble sujette à caution, il se lance dans le projet d’adapter un des best-sellers de Marjorie des Marais au titre plus dégoulinant que nature - Nos cœurs au purgatoire - et intrigue à l’avenant qu’Echenoz se fait un malin plaisir de résumer. L’écrivaine impose à Bristol sa protégée pour le rôle principal, Céleste Oppen, qui se révélera moins cruche qu’il n’y paraît et constituera un mystérieux point de fuite narratif.
On part donc filmer en Afrique « dans le bassin versant du Limpopo » et ce qui ne démarrait pas si mal avec « une scène un peu mouvementée » destinée à « tout de suite mettre les acteurs dans le bain » vrille lorsque des miliciens lourdement armés débarquent sur le tournage et imposent leur menaçante présence comme figurants. Mais il se trouve que leur leader possède une solide connaissance du cinéma d’auteur en général et allemand en particulier, ce qui donne lieu à quelques échanges décalés, manière bien echenozienne de détraquer les rouages du romanesque, lesquels de toute façon ne tournent jamais tout à fait rond chez lui.
Le cinéma, source d’inspiration qu’Echenoz n’a eu de cesse de réinventer au fil de ses livres, s’incarne donc ici directement. Le stylo-caméra décrit cette fois de véritables mouvements de caméra. Qu’importe s’ils ne concernent qu’un mauvais film qui fera flop malgré un pompeux nouveau titre imposé par la production qui, « foutu pour foutu », tente le tout pour le tout. Le goût de notre auteur pour la combinatoire feuilletonesque, celle qui permet aux multiples personnages d’entrer, sortir et réapparaître au moment le plus incongru, joue à plein. Tout cela avec une liberté et une élégance folle. Quarante-cinq ans après son premier roman, Echenoz est toujours notre héros.
Sud Ouest, Julien Rousset, 9 février 2025
« Bristol » de Jean Echenoz, une invitation au plaisir
D'un côté l'histoire d'un tournage en Afrique, de l’autre l’enquête sur une mystérieuse défenestration. L’écrivain signe une fantaisie drôle, élégante et cinématographique.
Avouons qu'il est rare, surtout dans la production littéraire contemporaine, qu’un livre fasse rire, voire hurler de rire. Ce petit miracle survient quasiment à chaque page du nouvel opus, le 19e, de Jean Echenoz, « Bristol ».
L’écrivain s’amuse à tous les étages de son édifice romanesque, jusque dans l’invention des noms des personnages, qui flirtent avec les clichés du feuilleton ou du roman de gare. Ils s’appellent Marjorie des Marais, romancière, Navratil, fixeur en Afrique, Fred Barabino, assistant-réalisateur... Et donc Bristol, Robert Bristol, obscur cinéaste pas vraiment doué, qu'on se figure sous les traits lunaires d’un Pierre Richard ayant échoué derrière la caméra.
Candeur
Le début de l’histoire le surprend alors qu'il vient de sortir de son immeuble. « Le corps d’un homme nu, tombé de haut, s’écrase à huit mètres de lui. Bristol n’y prête pas attention et se dirige vivement vers la Seine. » Le réalisateur a la tête ailleurs. Pas le temps de s’émouvoir. Même les pigeons l’agacent. « Souvent ces animaux roucoulent et c’est exaspérant, parfois même ils s'accouplent et c'est inacceptable. » Bristol prépare le tournage d’un film d’aventures à budget très limité (c’est le problème), au Botswana.
Deux histoires vont se mêler : le récit de l’enquête sur la mystérieuse défenestration, et celui de la fabrique, épique, du long-métrage de Bristol. L’adaptation d’un best-seller, « Nos cœurs au purgatoire », finalement rebaptisée « L’Or dans le sang ». Rien à voir, mais il ne reste plus grand chose du livre initial après l’essorage d’un tournage en Afrique où rien ne se passe comme prévu.
Heureusement, se rassure Bristol, l’éléphant choisi pour apparaître dans une scène joue bien. Sinon, que de mésaventures. Jusqu’à l’intrusion d’une milice armée, guidée par un chef quelque peu confus, le commandant Parker, par ailleurs fan de nouveau cinéma allemand. « Assis sur leurs branchages et considérant ce monde en plongée, babouins et bonobos attendent comme nous tous que le commandant Parker précise sa pensée », observe le narrateur, souvent interrogatif, incrédule.
Le charme de cette fantaisie vient non pas de l’intrigue, dont on se moque un peu, mais de cette perplexité, cette candeur même, face à cet animal bizarre qu’est le réel. De cet humour doux, sans ironie. Jamais l’élégant Jean Echenoz ne ricane ou ne se moque.
Grand styliste
Il signe un texte très cinématographique. Les dialogues font mouche. Chaque chapitre peut être lu comme un plan séquence. L'écrivain, prix Goncourt 1999 pour « Je m'en vais », n’en dit jamais trop, soigne les ellipses.
Ajoutons la grâce d’un style merveilleux. Par exemple, ce moment suspendu, quand les regards de deux personnages se rencontrent dans « un échange muet associant la distance à la proximité, la confiance à la suspicion, le hasard à la nécessité, l’inquiétude à la certitude et quelques autres oxymores du même tabac ». Belle définition du coup de foudre.
Collatéral, Johan Faerber, 22 janvier 2025
Aussi bien réjouissant que puissamment mélancolique : tels sont les mots qui viennent à l’esprit après avoir achevé la lecture du dernier roman de Jean Echenoz, Bristol qui, en cette rentrée d’hiver, vient de paraître chez Minuit. Bristol comme Robert Bristol : le personnage principal, cinéaste de second ordre qui souhaite adapter, non sans mal, un roman sentimental, Nos Coeurs au purgatoire de Marjorie des Marais. Porté par une écriture qui ne cesse de se déplacer plus vite que ses personnages, Bristol suivra le tournage de ce film de la rue des Eaux à Paris jusqu’à une Afrique mouvementée. Une pleine et grande réussite que Collateral ne pouvait manquer de saluer le temps d’un grand entretien avec Jean Echenoz.
Lire le grand entretien
Le Figaro littéraire, Thierry Clermont, 16 janvier 2025
Troubles de voisinage
Bienvenue chez Jean Echenoz, bienvenue dans un monde de péripéties, de rebondissements, de hasards providentiels, de correspondances boiteuses, de pantalonnades et de facéties, d’extravagances. Bienvenue chez Robert Bristol, riverain de la rue des Eaux, dans le 16e arrondissement parisien, et protagoniste de ce nouveau roman qui enchantera les bons lecteurs et décevra les pisse-vinaigre. Comme ce fut le cas pour son précédent, paru il y a cinq ans, où Echenoz, au sommet de son art, mettait en scène un certain Gérard Fulmard, également citoyen du 16e et potentiel cousin éloigné de ce Bristol.
Cinéaste mal inspiré et probablement quinquagénaire, ce personnage gris, sans épaisseur psychologique, va vivre aventures et déconvenues, depuis son immeuble parisien, d’où un voisin se défenestre, jusqu’au Botswana en passant par la Bourgogne, Nantes, Limoges et Arcachon. Le Botswana, c'est pour le tournage rocambolesque et sous « un soleil bestial », d'un navet inspiré de Nos cœurs au purgatoire, énième best-seller de Marjorie des Marais, « volumineuse dame ronde à lunettes rondes », vivant retirée dans un vaste manoir, avec son mini-chien Zircon. Film, mais qui en douterait, qui se soldera par un four artistique et commercial.
Marjorie des Marais fait partie de cette galerie de personnages fantasques ou falots que l'on va suivre 200 pages durant. C'est elle qui impose à la distribution la jeune comédienne Céleste Oppen, née Céline Oppenstretter en 1994 à Wattignies, orpheline à 13 ans, « petite blonde frêle » qui a joué un second rôle dans La Sirène de Vladivostok. Il y a également une voisine de Bristol, locataire du 3 étage de la rue des Eaux, où ont tourné naguère Rivette, Bertolucci et Chantal Akerman. Il s'agit de Michèle Severinsen, actrice sur le retour, au « buste annapurnien », créatrice d'une fondation centrée sur la « méditation diététique » et maîtresse éphémère du lieutenant de police Julien Claveau, qui mène l’enquête sur le mystérieux suicidé. Sans oublier Madeleine, assistante et amante de Bristol, qui se convertira en chauffeur de taxi.
Finesse et espièglerie
À ce quatuor féminin, ajoutons le commandant Parker (clin d'œil à Elvis Presley), vieux chef caricatural d’une bande de mercenaires africains et cinéphiles inconditionnels de Werner Schroeter et de Werner Fassbinder, sans oublier Brubec, le chauffeur privé de la romancière à succès, et, parmi les seconds rôles du roman, le comédien Jacky Pasternac, victime pendant le tournage à Bobonong d'un éléphant « ivre de rage ou de rut », et le fixeur Navratil (nom volontairement emprunté au dernier survivant du Titanic ?).
Dans Bristol, qui se lit d'un trait, Jean Echenoz promène son œil en réglant et bougeant sa focale, jouant sur la profondeur de champ et l’exposition. Décors, paysages, formes, objets, vêtements, visages, gestes, sont saisis au fil d'un roman où l'on sent la jubilation malicieuse de son auteur. Une nouvelle fois, l'auteur de Ravel et de 14 se joue de cette intertextualité entre Nouveau Roman et polar, illustrée avec plus ou moins de bonheur il y a plus d'un demi-siècle par Robbe-Grillet, Butor ou Pinget ; intertextualité, c’est-à-dire passerelle d’échange, qu'il retourne et détourne avec finesse et espièglerie. Et plaisir, pour lui et le lecteur. Mais ça, on le sait depuis Cherokee, son deuxième roman, paru en 1983. Pour ce qui est de Bristol, imaginons ce que donnerait une opérette moderne. Un Offenbach qui serait revenu au XXIe siècle dans les habits de l’inspecteur Colombo, et avec la plume d'un Jean-Patrick Manchette. Après l'échec cuisant du film, rebaptisé L'Or dans le sang, Robert Bristol déprime et commence à perdre pied. Geneviève l'a quitté, la comédienne Céleste a mystérieusement disparu, et l’inspecteur Claveau le soumet à un interrogatoire. Souhaitant « s’éloigner de lui-même », Bristol prend sa Citroën C3 Aircross et part en direction du Loiret puis du Cher, au petit bonheur la chance. Revenu à Paris, sans projet, il voit le colonel Parker débarquer à l’improviste chez lui et s'installer tranquillement, après lui avoir fait quelques révélations inattendues. C'en est trop : Bristol reprend la poudre d'escampette et se terre dans la cabine d'un bateau de plaisance, le Mademoiselle 22, remisé sur la terre ferme dans un « port à sec », du côté d'Arcachon. La suite, vous la découvrirez à partir de la page 189. Jusqu'au mot de la fin, apparaissant sur un écran, sous la forme d'un visage connu.
Marianne, Solange Bied-Charreton, 20 janvier 2025
Absurde, faussement frivole, poétique : "Bristol", un Jean Echenoz au sommet de son art
Le prix Goncourt 1999 (pour « Je m’en vais »), Jean Echenoz, revient avec « Bristol » (Minuit), un roman (son 21e) à l’action rocambolesque, où littérature et cinéma tiennent les premiers rôles, thématiques et techniques narratives s’entrelaçant. Jubilatoire.
Depuis la parution du Méridien de Greenwich en 1980, la promesse de renouveler la littérature que constitue l’oeuvre de Jean Echenoz a toujours été tenue, et ce contre les mauvais vents apportant chaque nouvelle décennie la rumeur de la mort du roman.
Ici, c’est Robert Bristol que nous suivons, presque instant après instant, dans les péripéties d'une vie quotidienne qui n’a rien d’ordinaire. Les aventures de ce réalisateur de films reconnu, qui fait déjà de son vivant l’objet de rétrospectives, s’ouvrent sur une drôle de concomitance : celle de sa sortie de chez lui un beau matin avec la chute « du corps d’un homme nu, tombé de haut [qui] s’écrase à huit mètres de lui ».
Fleurs narratives sauvages
Mais cela ne semble pas perturber le personnage outre mesure car il a mieux à faire : préparant l’adaptation du best-seller de Marjorie des Marais, Nos coeurs au purgatoire, Bristol doit vite trouver qui tiendra le rôle principal pour son film.
Si tout va bien, ce sera Nadia Saint-Clair, dans le rôle de Chloé, la femme d’un certain Franck, au coeur en émoi, qui sera choisi pour l’adaptation : « C'est alors que survient, tombé des cieux, un jeune homme athlétique prénommé Jean-Claude, bien sous tous rapports, pauvre mais honnête et en quête d'aventure, résume le romancier amusé, qui détaille le scénario du futur film de Bristol : Chloé vit alors une passion. Fou de jalousie, Franck tente d'attenter aux jours de Jean-Claude qui, après s'être confronté à l'ingénieur, s'enfuit avec Chloé au coeur du continent africain. »
Le décor planté, le presque polar d’Echenoz se déploie mais ce texte en forme d’énigme se jure de faire magistralement digression jusqu’à la fin. Qui est la victime du drame et comment expliquer sa mort ? On se gardera de le savoir jusqu’à l’épilogue de ces quelque 200 pages de fantaisie échenozienne, qui prend prétexte de ce fil rouge pour dérouler son tapis de fleurs narratives sauvages.
À l’origine de l’art romanesque
Car le sujet n’est évidemment pas celui qu’on croit qu’il est. Les tribulations du réalisateur malchanceux divertissent et finalement la mort de l'homme qui survient au début du livre n’importent que peu à qui prête oreille à ce drame fantaisiste. Car ne serait-ce pas du récit lui-même, l’art romanesque et la manière dont on le mène, dont on peut jouer avec le lecteur, qu’il s’agit surtout dans Bristol ?
De digressions entomologistes au déroulé du pitch du roman de Marjorie des Marais, version drôlissime de Barbara Cartland, mises en abyme scénaristiques – littéraires, cinématographiques – et hommage à la description comportant moult trouvailles linguistiques se succèdent, pour former une oeuvre composite qui n’a d’autre sujet que la manière de savoir faire oeuvre.
Comme à l’origine de l’art romanesque moderne en France (on ne peut s’empêcher de penser au Roman comique de Scarron, ou au Neveu de Rameau de Diderot, au siècle suivant), certains passages s’octroient la liberté d’être même directement métatextuels, quand le texte lui-même devient l’objet du texte.
Changer le quotidien
Ceux-ci ne sont jamais dénués d’autodérision. « Dans les romans comme dans les films, ce qu'on appelle un coup de foudre est toujours difficile à représenter. Un professionnel saurait très bien le faire mais quand on n'est qu'un amateur, l'entreprise est décourageante et donc le mieux, dans ce cas, aurait peut-être été de ne rien décrire du tout. Mais bon, nous aurons essayé. »
Comme souvent chez Echenoz, le style remporte la partie. C’est lui qui nous sert de guide, quelles que soient les péripéties dans lesquelles le romancier nous embarque. Rocambolesque, l’action paraît servir par contraste un scénario parfois à la limite de la cohérence, mais Echenoz parvient à changer le quotidien, le décor du réel (ici Paris, un bout de XVe arrondissement puis une Afrique onirique, au bord du fleuve Limpopo) en terrain de jeux littéraire, pour notre plus grand plaisir.
Le Monde, Raphaëlle Leyris, 3 janvier 2025
Télérama, Nathalie Crom, 1er janvier 2025
Le Point, Valérie Marin La Meslée, 2 janvier 2025
L'École des lettres, Norbert Czarny, 20 janvier 2025
Bristol de Jean Echenoz : série Z à Juvisy
Le dernier roman de Jean Echenoz s’attache à un personnage de cinéaste qui porte le nom d’une ville anglaise et vit son premier coup de foudre avant un tournage qui l’entraîne en Afrique du Sud-Est. Autour d’eux, une galerie de portraits s’ébroue dans une drôle de pantalonnade.
Bristol, deux syllabes, comme Ravel, comme Fulmard, un nom sobre, sans éclat. Sans lien avec la ville anglaise ni la fiche du même nom. Bristol est le titre du nouveau roman de Jean Echenoz. Le nom du héros, un cinéaste, n’ayant rien tourné de bien notable. Le film qu’il prépare n’aura pas forcément l’audience de sa série de spots publicitaires pour la boisson Bulloz. Mais enfin, il a l’accord de Marjorie des Marais, romancière à succès, pour adapter Nos coeurs au purgatoire. Le titre du film, L’Or dans le sang, lui donne une autre allure.
Pas grand-chose ne transparaît de ce film dans le roman, sinon qu’on peut le voir un mercredi sur deux, au Family d’Arpajon. Mais le roman fait rire et, à l’instar de tous les romans d’Echenoz, il est sans cesse en mouvement, inventif et joueur. Le narrateur ne lâche jamais le lecteur qui est comme son partenaire principal. Lire ce roman, c’est en être totalement complice.
Le quatrième de couverture le chuchote, il y a une femme dans l’histoire. Elle est blonde (comme dans Les Grandes blondes, comme les héroïnes hitchcockiennes) et s’appelle Céleste Oppen. Son nom de famille (deux syllabes encore) ne doit pas grand-chose au hasard. Outre que c’est celui d’un poète objectiviste américain, il compte comme tous les noms propres pour l’écrivain. Avec Yves Ravey et Patrick Modiano, Jean Echenoz est de ces romanciers qui ne peuvent écrire s’ils n’ont pas trouvé les noms des personnages et ceux des lieux. Il travaille les rythmes et les sonorités, décrivant un canapé à « gros-grain grenat » ou un éléphant « ivre de rage et de rut ». Tout importe dans la langue inventée par Echenoz.
Six secondes ou l’éternité
Céleste n’est pas le premier choix du metteur en scène de L’Or dans le sang. C’est Marjorie qui l’impose. La riche romancière aidera la production du film dont une partie est tournée en Afrique du Sud-Est. Même si on la voit moins que d’autres personnages, Céleste joue un rôle clé. Sa rencontre avec Bristol est déterminante : « Bristol lève les yeux de ses fiches pour les porter distraitement sur Céleste, et ils se regardent alors. Cela ne s’était jamais produit, du moins jamais de cette façon car ce regard se prolonge : un échange muet associant la distance à la proximité, la confiance à la suspicion, le hasard à la nécessité, l’inquiétude à la certitude et quelques autres oxymores du même tabac. Tout cela le temps d’un regard qui ne doit pas excéder six secondes mais qui semble durer mille fois plus, l’éternité ou quelque chose dans ce genre. »
Difficile de représenter un coup de foudre, glisse Echenoz. « Un professionnel saurait très bien le faire, mais quand on n’est qu’un amateur, l’entreprise est décourageante, et donc le mieux, dans ce cas, aurait peut-être été de ne rien décrire du tout. Mais bon, nous aurons essayé. »
Ronde de personnages
Si le duo Bristol-Oppen prime, d’autres personnages comptent dans le roman. Ainsi cet homme qui tombe du cinquième étage, rue des Eaux, au moment où Bristol sort de l’immeuble. Dans Vie de Gérard Fulmard, roman écrit par Jean Echenoz en 2020, une célébrité tombait aussi de haut, rue Erlanger, dans ce même seizième arrondissement que l’écrivain semble connaître comme personne.
Le tournage donne sa trame principale au roman ; le sort de cette anonyme, Michèle Severinsen, que l’on tarde à identifier, en donne la seconde. Quand elle voit le cadavre, ce témoin principal « gémit en se tordant les mains comme une suivante assiste au suicide de sa reine, emploi qu’elle incarna jadis dans la scène 7 d’un acte V ». Michèle ouvre souvent sa porte, « corps majestueux d’ancienne actrice contenu dans un peignoir à motifs de lilas, corps président du syndicat de copropriétaires ».
La suite du portrait est à l’avenant, qui rappelle certaines silhouettes de Tex Avery. De celles qui attirent les loups dans les dessins animés du maître états-unien. L’un des loups ne paie pas de mine, avec sa moustache « diaphane » et ses soucis très domestiques : c’est Claveau, policier qui enquête sur l’homme tombé du cinquième étage. Un autre visiteur sera le commandant Parker, un chef de milice passionné par le cinéma allemand des années soixante-dix. Avant de s’installer chez Bristol, à Paris, il assure en Afrique la figuration de manière quelque peu contrainte puisque personne ne l’y a engagé. Mais son groupe armé a la façon pour s’imposer.
C’est une ronde de personnages, une galerie de portraits de tous les styles, de la silhouette esquissée au C.V. complet, ou au récit de vie au passé simple. Cela tourne parfois à la « pantalonnade », un peu comme dans Maître Bolbec et son mari, la pièce qui a assuré à Michèle un petit succès auprès du public.
L’ellipse plutôt que l’hypotypose
Une mort suspecte, un tournage compliqué sous un climat assez défavorable : « On y est et l’air est si brûlant qu’il n’est plus vraiment de l’air : c’est une matière solide aussi compacte qu’un pudding, quoique différemment incomestible mais qu’on aura autant de mal à déglutir ». Le roman est également traversé d’amours volatiles, des voyages soit pour aller négocier à Nevers avec Marjorie, soit pour fuir ou se faire oublier. Le romancier aménage un tourbillon dans lequel il préfère souvent « l’ellipse à l’hypotypose ».
Il accélère, puis ralentit, ou s’arrête comme, par exemple, pour entendre sur un bateau « en apnée » dans son port à sec, « les anneaux rouillés du rideau (produire) un jappement de chiot sous-alimenté ». Il sait comment distinguer des « acacias malingres, célibataires et parfois morts » ou noter la présence de « hyènes qui ricanent en jetant des regards jaunes vers les fenêtres ouvertes derrière quoi, on ne sait jamais, peuvent se trouver d’alléchants nourrissons sans surveillance, riches en protides et en sels minéraux ».
Aucune phrase n’est commune chez Echenoz où les personnages peuvent « convoquer un tableau Excel » pour préparer le film ou bien constater que « la femme de ménage est en dérangement ». Le romancier joue de tous les lieux communs. Son Afrique ressemble à celle qu’on peut voir sur les chaînes de télévision au café : « Le Narval est gouverné par deux femmes : entre une falaise de cigarettes et une plage de jeux à gratter, sa gérante mûrit derrière un vitrage pendant que s’affaire une esclave du percolateur à l’évier ».
De même, les dialogues, qu’ils soient en style direct ou rapportés, usent de ces procédés que l’on trouve dans les séries Z ou dans les romans, et vivent l’espace d’un instant, comme des clips publicitaires. Entre Claveau et Michèle, « un espoir que je ne vous dérange pas s’échange contre un enchantement de vous revoir ».
Dans Un an, roman écrit peu avant le nouveau millénaire, le narrateur suivait le personnage de Victoire dans sa fuite vers le Sud-Ouest en TGV. Le narrateur de Bristol décrit aussi les sensations d’un trajet : « Dans les trains, quand il en prend un, Robert Bristol se propose toujours de regarder le paysage pour observer comment s’opère le passage de la ville à la campagne. Or, ce glissement n’est pas si simple : on se croit chaque fois sorti de l’une sans avoir pour autant pénétré l’autre. C’est que la banlieue complique ce projet, la transition n’est jamais nette, des lotissements contredisent des silos, les parkings d’entreprise réfutent les fourragères, un supermarché discount désavoue un épandeur d’engrais. On ne sait pas trop où l’on en est avant qu’enfin se déploie la campagne authentique : champs sillonnés en attendant qu’y pousse va savoir quoi, forêts, bosquets, boqueteaux serrés les uns contre les autres et qu’envie à distance un petit arbre solitaire en bord de route, dépressif et compassionnel. ». Dépressif et compassionnel : l’inverse de ce que promet Bristol.
Libération, Philippe Lançon, 4 janvier 2025
Politis, Christophe Kantcheff, 9 janvier 2025
Les Lettres françaises, Didier Pinaud, décembre 2024
Le cinéma d’Echenoz
Jean-Patrick Manchette lui avait écrit, le 13 juillet 1979 : « Cher Jean Echenoz, je veux vous remercier de l’aimable envoi que vous m’avez fait de votre Méridien de Greenwich. Je viens seulement de le lire, parce que j’avais d’abord été rebuté par son appartenance manifeste à la littérature d’Art. Or j’ai passé deux soirées intéressantes, et notamment à rire comme un bossu » (Lettres du mauvais temps, correspondance 1977-1995, Éditions de La Table Ronde, 2020). Et ce sera vrai encore pour Cherokee (1983), pour L'Equipée malaise (1987), pour L'Occupation des sols (1988), pour Lac (1989) ... Au fond, Manchette est mort de rire, en 1995 — quand Echenoz publiait Les Grandes blondes, et il publie aujourd’hui un nouveau roman où il raconte notamment une petite blonde du nom de Céleste Oppen, en train de lire un roman de Georges Bernanos, dans un avion...
On ne parlera pas pour autant du chrétien Echenoz comme du chrétien Bernanos... Mais Jean Echenoz est catholique à ses heures quand il traduit les deux Livres de Samuel, celui de Daniel – et Josué, Jacques – dans la Bible de Frédéric Boyer (Bayard, 2001). Reste que son héros – le dénommé Bristol – n’est pas très « catholique » quand on le voit sortir de son immeuble sans même prêter attention au corps de l’homme nu qui vient de tomber à ses pieds, comme Jean-Patrick Manchette lui avait écrit, le 13 juillet on le lit dès l’incipit du roman, intitulé précisément Bristol. Il paraît évidemment chez Minuit – dont Echenoz est à lui tout seul « une archive » ; une archive et un grand succès de la maison d’édition : prix Goncourt en 1999 pour Je m’en vais et prix Médicis en 1983 pour Cherokee. Jérôme Lindon l’avait d’ailleurs tout de suite considéré comme « un auteur d’envergure », comme le dit son fils Mathieu Lindon qui réédite aujourd’hui le récit où il raconte son père à l’œuvre aux éditions de Minuit – dans le récit précisément intitulé Une archive (Folio Gallimard).
En 1989, Jérôme Lindon avait réuni Toussaint, Deville, Oster et Echenoz sous le terme de « romanciers impassibles », qui n’aurait cependant pas le même écho que celui de « Nouveau Roman ».
Mais Manchette avait raison : Echenoz n’appartient pas seulement à la littérature d’Art, car il frôle également le polar – le méta-polar référentiel (dans Un an, l’héroïne Victoire s’éveille un matin de février sans rien se rappeler de la soirée, puis découvre Félix mort près d’elle dans leur lit ; elle fait sa valise avant de passer à la banque et elle prend un taxi vers la gare Montparnasse).
Sommes-nous là pour jouer ou pour être sérieux ? C’est une vieille question, celle de l’homo ludens, comme le disait le grand historien Johan Huizinga – « Si l’on analyse à fond la teneur de nos actes, il se peut qu’on en vienne à concevoir tout agir humain comme n’étant que pur jeu. » C’est bien ce que l’on voit dans chacun des romans de Jean Echenoz – et plus que jamais dans Bristol, qui nous fait encore beaucoup voyager, en avion, en auto, sur les lieux du tournage d’un film – « à Bobonong, chef-lieu du sous-district de Bobirwa, dans le bassin versant de Limpopo », où un éléphant surgit pour se ruer vers la place du village – « ivre de rage ou de rut, peut-être aussi du vin de palme dont il vient de vider trente jarres disposées par un malafoutier à l’entrée du hameau »...
C’est l’histoire du tournage de L'Or dans le sang – titre que la production a jugé plus vendeur que Nos cœurs au purgatoire, roman majeur d’une certaine Marjorie des Marais. Mais c’est peut-être plutôt Rudyard Kipling qui est en vérité derrière tout ça – pour qui, à l’origine, « les éléphants étaient dotés comme vous et moi d’un simple nez qui n’était pas du goût des crocodiles » – et « ceux-ci, en tirant de toutes leurs forces sur cet appendice, l’ont élongé au point de transformer le nez en trompe par un effet de distension ligamentaire » ...
Après quoi, vous avez le roman de Jean Echenoz – Bristol – qui est donc aussi un film en train de se faire, qui sortira en salles, mais qui sera rapidement retiré du circuit commercial ; et qui est donc un peu aussi un polar, car qui est cet homme qui a enlevé ses fringues avant de se balancer par la fenêtre ? (ce qui ne sera peut-être pas non plus un grand succès pour l’inspecteur Julien Claveau, qui au lieu d’être promu sera muté à Belfort). Car Jean Echenoz, c’est quand méme d’abord la littérature d’art (ingénieuse) –et « c’est épatant » (dirait Manchette)...
En attendant Nadeau, Claire Paulian, 7 janvier 2025
L’intrigue du nouveau roman de Jean Echenoz, Bristol, est mince comme un papier à cigarette. L’auteur nous balade, pauvres fétus de paille que nous sommes. Mais, tout baladés que nous sommes, la magie opère. Est-ce parce que l’année 2024 fut si lourde, si pleine de ruptures politiques ? Toujours est-il qu’on lit Bristol avec une sorte de reconnaissance au double sens du mot. D’une part, on reconnait les thèmes echenoziens, comme on reconnait un classique ; et d’autre part, on est reconnaissant à l’auteur de nous offrir ce nouvel opus. On y trouve du réconfort, et même une forme de reconnexion. Mais à quoi ?
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Le Nouvel Obs, Jérôme Garcin, 2 janvier 2025
Jean qui rit
Je me souviens avoir réuni en 2012, au « Nouvel Obs », pour un entretien croisé, deux grands écrivains chers à mon cœur, qui s’estimaient, mais ne se connaissaient pas : Patrick Modiano et Jean Echenoz. À la fin de cette rencontre, le second demanda au premier comment il trouvait les noms de ses personnages : « Ils sont toujours si bien choisis qu’à leur seul énoncé ils suffisent à les décrire physiquement. » « Oh, c’est très simple, lui répondit Modiano, j’utilise les noms de personnes réelles, dénichés dans un annuaire ou dans ma mémoire, et que je détourne... » On renvoie le compliment à Jean Echenoz. Dans son quinzième, savant et hilarant roman, Marjorie des Marais est la « femme aux trois cents best-sellers », parmi lesquels « Nos cœurs au purgatoire », une sorte d’Harlequin en terre africaine, que le réalisateur Robert Bristol s’apprête à porter à l’écran avec la fameuse Nadia Saint-Clair, bientôt remplacée par la jeune Céleste Oppen. On rencontrera aussi Micheline Sévère, dite Michèle Severinsen, une actrice de théâtre remarquée autrefois dans « la scène 7 d’un acte V » ; un rebelle botswanais lourdement armé, le commandant Milton Parker, incollable sur le cinéma allemand des années 1970 ; et l’officier de police Julien Claveau, qui enquête sur le suicide d’un homme tombé, nu, du 5e étage d’un immeuble parisien de la rue des Eaux, d’où sortait alors Robert Bristol. Mais, indifférent au drame, il continua sa marche vers la Seine. C’est le début d’une histoire loufoque, au cours de laquelle le cinéaste va échouer dans tout ce qu’il entreprend. « Bristol » est un roman très réussi sur un raté exemplaire et une variation virtuose sur la scoumoune. Une fois encore, l’auteur de « Je m’en vais » excelle dans l’art de la fuite et du coq-à-l’âne. On apprend ici qu’il existe 1579 espèces de drosophiles, que le Séneçon blanchâtre est une espèce menacée, que le fleuve Limpopo est bordé d’arbres à fièvre, que l’abus de vin de palme est dangereux pour la santé des éléphants et que si la tortue luth se nourrit de grosses méduses céruléennes, elle goûterait volontiers aux muscles scalènes de Robert Bristol. Et c’est ainsi qu’Echenoz est grand.
Territoires romanesques, Jean-Claude Lebrun, 2 janvier 2025
« Bristol », le vingt-et-unième livre de Jean Echenoz, se présente comme une façon de quintessence de l’œuvre qui, à la fin des années 1970, a fait souffler un vivifiant air de nouveauté dans une littérature de langue française alors tétanisée par les injonctions les plus contradictoires. Depuis celles des théoriciens de la mort du roman et de l’auteur jusqu’à celles des tenants de l’absolue fidélité au modèle balzacien. On l’aura compris : dans « Bristol » Jean Echenoz se montre à son tout meilleur. Régal de lecture assuré.
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- Le Méridien de Greenwich, 1979
- Cherokee, 1983
- L’Équipée malaise, 1987
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- Nous trois, 1992
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- Je m'en vais, 1999
- Jérôme Lindon, 2001
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- Vie de Gérard Fulmard, 2020
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- Bristol, 2025
Poche « Double »
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