Jean Echenoz
14
2012
128 p.
ISBN : 9782707322579
13.80 €
99 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille.
Version audio lue par l'auteur (extrait)
Cinq hommes sont partis à la guerre, une femme attend le retour de deux d’entre eux. Reste à savoir s’ils vont revenir. Quand. Et dans quel état.
ISBN
PDF : 9782707349705
ePub : 9782707349699
Prix : 7.49 €
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Nathalie Crom, Télérama, 26 septembre 2012
Si l'on s'en tient aux simples faits, les quelques lignes figurant sur la quatrième de couverture de 14 suffisent à les résumer : « Cinq hommes sont partis à la guerre, une femme attend le retour de deux d'entre eux. Reste à savoir s'ils vont revenir. Quand. Et dans quel état. » Qu'attend-on aujourd'hui de lire et d'apprendre sur l'expérience de ceux qui vécurent cette guerre, qu'on a coutume de qualifier de « grande », que n'auraient déjà raconté Maurice Genevoix, Blaise Cendrars, Henri Barbusse, Louis-Ferdinand Céline, tant d'autres encore qui en furent les acteurs et les victimes ? Qui dira, plus justement que ceux-là, le massacre et l'effroi, qui méditera sur « la mort de près » plus intensément que le fit Genevoix ? On lit d'ailleurs, dans 14, sous la plume de Jean Echenoz, cet aveu qui n'est pas d'impuissance, mais de raison et d'acuité : « Tout cela ayant été décrit mille fois, peut-être n'est-il pas la peine de s'attarder encore sur cet opéra sordide et puant. Peut-être n'est-il d'ailleurs pas bien utile non plus, ni très pertinent, de comparer la guerre à un opéra, d'autant moins quand on n'aime pas l'opéra, même si, comme lui, c'est grandiose, emphatique, excessif, plein de longueurs pénibles, comme lui ça fait beaucoup de bruit et souvent, à la longue, c'est assez ennuyeux. »
Décrire les tranchées, la boue, le froid, les gaz, les obus, les corps déchiquetés, Jean Echenoz ne s'y attarde certes pas. N'éludant pas la violence et l'épouvante, mais composant, pour les dire, une partition resserrée et laconique, tout sauf hyperbolique. Fulgurant, précis, grave est ainsi le roman qu'il donne, où la guerre s'inscrit comme une circonstance cruciale et bouleversante, dans le destin annoncé des individus auxquels il a choisi de s'attacher.
Ils sont cinq hommes, donc. Cinq jeunes gens nés et grandis dans le même bourg, quelque part en Vendée, rassemblés en ce matin d'août 1914 dans la caserne, avec tous les réservistes du village. Il y a là le discret Anthime, 23 ans, le fringant Charles, qu'on devinera bientôt être le frère aîné du précédent ; avec eux, Padioleau, Bossis, Arcenel, « camarades de pêche et de café » d'Anthime. Tous intégrés au 93e régiment d'infanterie. Dans quelques jours, nous assisterons à leur départ en grand uniforme et en fanfare pour la ligne de front. Comme y assistera, en robe du dimanche, la douce Blanche, fiancée et amante de Charles, qui l'enserre dans ses bras, tandis que du regard elle adresse à Anthime un adieu furtif.
C'est lui, Anthime, « sujet de taille moyenne et au visage commun », le vrai personnage principal du roman. Lui sur qui se concentrera Echenoz. Lui sur qui ouvre le livre, le temps de quelques pages presque élégiaques, limpides et éblouissantes — des pages qui composent le premier d'une série de quinze chapitres, comme quinze tableaux au fil desquels l'écrivain fait évoluer sa palette, passant du bleu au gris, cette teinte-ci déclinée en une gamme subtile, acier, orage, opaque, couleur de cendres ou de ténèbres. Echenoz conservant toujours, tandis que varie la lumière, que fluctue aussi la distance avec laquelle il regarde se mouvoir ses personnages — tantôt en surplomb, tantôt à leurs côtés, littéralement parmi eux —, le trait impeccable et net qu'on lui connaît, cette sorte de ligne claire qui stylise et intensifie les silhouettes, les décors, les moindres gestes et détails.
On ignorait, au terme du triptyque remarquable des « vies imaginaires » qu'il a composé autour de Maurice Ravel (Ravel), d'Emil Zátopek (Courir) et de l'ingénieur Nikola Tesla (Des éclairs), vers où s'avancerait Jean Echenoz. Où le conduirait la pente mélancolique sur laquelle il tient depuis toujours, dissimulant de moins en moins cette trouble gravité derrière le mélange d'ironie, de vivacité, d'élégance qui est le ton qu'on lui connaît. Refusant l'emphase tragique, mais imprégné d'un indicible chagrin, un fatalisme énoncé à mi-voix, 14 est, à cette interrogation, l'admirable réponse. Une méditation sur la destinée de l'individu, celui aussi des générations. Portée par une phrase qui atteint aujourd'hui sa perfection. Maîtrisée, renversante, superbe jusque dans ses feints relâchements, ses moments d'apparente et grisante désinvolture — lesquels évoquent cette description que, dans 14, Echenoz donne du silence d'un après-midi de printemps que viennent troubler des cris d'oiseaux, agissant « comme un amendement mineur donne sa force à une loi, un point de couleur opposée décuple un monochrome, une infime écharde confirme un lissé impeccable, une dissonance furtive consacre un accord parfait majeur ».
Bernard Pivot, Le Journal du Dimanche, 30 septembre 2012
Jean Echenoz, rescapé de la Grande Guerre
Pour les bons romanciers, il n'y a pas de mauvais sujet. Pas de sujet rebattu. Même la guerre, pourtant si souvent sollicitée. Combien de romans ai-je lus sur les guerres, anciennes ou récentes, longues ou courtes, mondiales ou locales, toutes étant redondantes dans l’horreur. Un peu fatigué des guerres. Et puis voici que Jean Echenoz s’y met. Il a choisi celle de 14, la préférée de Brassens. La plus meurtrière. Une guerre est toujours la plus quelque chose. Il y a toujours des records à battre. Et des romans pour revisiter ce temps où la mort ne respecte plus l’ordonnance des générations.
Qui a un peu lu Jean Echenoz (Cherokee, Je m’en vais, prix Goncourt 1999, Ravel, Courir, Des éclairs…) se doute bien qu’on ne va pas tomber dans l’effervescence, le pathos, les digressions sentimentales, la leçon de morale ou la thèse philosophique. Les faits, rien que des faits, leur enchaînement, leur rigoureuse logique ou leurs surprenantes embardées. Comment ça s’est passé, comment on a vécu ça, comment en est-on arrivé là. L’écriture de Jean Echenoz est tranquillement implacable. Inutile d’en rajouter, d’expliquer, d’ergoter. L’histoire se suffit à elle-même. Libre à vous, ensuite, lecteur, de vous laisser aller à l’émotion et de tisser des commentaires que vous jugerez nécessaire d’ajouter au récit, ne serait-ce que pour qu’il continue de vibrer en vous. Mais pour ce qui est de l’admiration ou de l’indignation, ne comptez pas sur Echenoz. Il vous laisse faire. Vous êtes assez grand.
Cette retenue est particulièrement impressionnante dans 14. Appliquée à la guerre, cette froide objectivité ajoute au tragique et à la férocité. Pourtant, quand Jean Echenoz en vient à raconter en détail l’abomination des tranchées, il remarque justement que "tout cela [a] été décrit mille fois" et qu’il n’est peut-être pas nécessaire de s’attarder. Sur quoi il compare la guerre à un "opéra sordide et puant". Comparaison qu’il regrette aussitôt. "Peut-être n’est-il d’ailleurs pas bien utile non plus, ni très pertinent, de comparer la guerre à un opéra, d’autant moins quand on n’aime pas tellement l’opéra, même si, comme lui, c’est grandiose, emphatique, excessif, plein de longueurs pénibles, comme lui cela fait beaucoup de bruit et souvent, à la longue, c’est assez ennuyeux." Mais non, la guerre n’est jamais ennuyeuse, et, longtemps après, elle continue de fasciner. D’où son succès chez les écrivains.
Cinq hommes, dont quatre "camarades de pêche et de café", partent de Nantes. On pourrait croire le début des Copains, de Jules Romains. Mais il y a eu le tocsin, la caserne, la distribution des vêtements, le train pour les Ardennes. Certains pensent qu’ils reviendront vite. Anthime, le personnage principal, ne croit pas à cette version optimiste de l’histoire. Mais lui, comme les autres, ne pressent pas que leurs chances de rester vivants seront minces. La loterie est lancée, la roue tourne, qui sauvera sa peau ? Et si l’on en réchappe, ce sera dans quel état ? L’écrivain est le dieu de la guerre. C’est lui qui choisit les destins. Il n’y en aura pas deux semblables.
Un mot sur Charles. Des cinq le plus nanti, le plus sûr de lui, le plus moderne. Avec son appareil Rêve idéal de chez Girard & Boitte (toujours précis, Jean Echenoz !), pendu à son cou, il ne cesse de prendre des photos. Blanche est enceinte de lui. Elle est allée trouver un notable du pays pour qu’il soit retiré du front. Trop exposé. L’aviation utilise ses compétences. À bord d’un Farman F 37, il prend des photos aériennes. Survient dans le ciel un Aviatik ennemi. Charles ne volera plus.
N’espérez pas non plus que Jean Echenoz vous tienne un discours sur l’absurdité de la guerre. Toujours avec le flegme du narrateur scrupuleux, il se contente d’en accumuler des preuves. L’orchestre qui joue La Marseillaise pendant le premier assaut ("la flûte et l’alto sont tombés morts") ; les premiers casques peints en bleu brillant, parfaites cibles sous le soleil ; les "bonnes blessures", comme un bras coupé ou une jambe en moins…
Il était très risqué pour Jean Echenoz, après tant d’autres, de s’engager dans la Grande Guerre. Eh bien, il l’a gagnée et il en est revenu entier.
Philippe Lançon, Libération, jeudi 4 octobre 2012
Echenoz, tranchées dans le vif
Cinq vendéens envoyés à la guerre dans « 14 », une miniature de la grande boucherie
Le livre est comme le titre, un impeccable obus chromé. Il suit son elliptique trajectoire de papier pour atterrir dans la tranchée, puis au musée - par exemple à l'exposition 1917, visible au centre Pompidou-Metz, où une vitrine de l"artiste Jean-Jacques Lebel expose exactement ça : «Bossis s’était intéressé à la fabrication de bagues, breloques, coquetiers avec l’aluminium récupéré sur les fusées d’obus des ennemis, le cuivre et le laiton sur leurs étuis de munition, la fonte sur leurs grenades-œuf et leurs grenades-citron.» Bossis crée dans la boue et 14 est un bijou de récupération.
On est donc en 1914, en Vendée, dans les tranchées, de nouveau en Vendée. C’est la province, c’est la guerre. Tout est lent et tout va vite. Echenoz utilise les matériaux de l’époque, de l’événement, pour en tirer la chose la plus nette, la plus dense, la plus concise. Dans un monde où le bruit s’installe, cette chose est silencieuse. C’est la didascalie d’un film muet, ou laconique. Chaque scène est un gros plan, un travelling, un panoramique. Parfois, une description de massacre, d’une violence enluminée par l’ironie, rappelle les fantassins troués de Barry Lyndon. Parfois, une scène de province évoque un film américain. Apprenant chez le médecin qu’elle est enceinte d’un homme qui n’est pas son époux et ne reviendra pas, «Blanche n’a rien dit, elle a regardé la fenêtre, dans le cadre de laquelle rien n’est passé, ni le moindre oiseau ni rien - puis ses mains qu’elle a posées sur son ventre». On dirait un plan métaphysique de Michael Mann. La bande-son, si elle existait, serait de Ravel ou Debussy.
Manchot. Bossis le récupérateur n’est pas l’admirable et flegmatique Maxime Bossis, dit le grand Max, ancien défenseur du FC Nantes et de l’équipe de France. C’est l’un des cinq Vendéens qui, dans 14, partent au front, croient-ils (quoique pas tous) pour deux semaines. Leurs métiers font tapisserie dans la vie de province : bourrelier, garçon boucher, sous-directeur d’usine. «Bossis, non content de détenir quant à lui un physique d’équarrisseur, l’était authentiquement.» Bientôt, en une incise, un percutant de 105 le cloue «par le plexus à un étai de sape.» La phrase, on y meurt ou l’on s’y blesse, salement, mais en beauté. Fin de Bossis, de deux autres également. Un quatrième revient aveugle ; un cinquième manchot. C’est Anthime, sans bras droit, qui devient celui du père de Blanche, patron d’usine. Il finira dans Blanche, où l’on s’oublie.
Le livre commence par un plan large, en caméra subjective. Anthime, prénom gidien d’époque, passe à vélo dans le paysage. Il s’arrête, le contemple du haut d’une butte : «Arrivé sur cette éminence, un coup de vent tapageur s’est brutalement levé qui a manqué faire s’enfuir sa casquette puis déséquilibrer sa bicyclette - un solide modèle Euntes conçu par et pour des ecclésiastiques, racheté à un vicaire devenu goutteux.» Goût encyclopédique, chromo déboîté par l’adjectif, sens flaubertien de la grammaire et du rythme : Echenoz, c’est Bouvard et Pécuchet ayant réussi.
Anthime repart, un livre fixé au porte-bagages : «Un cahot brusque, et sans qu’Anthime s’en aperçût, le gros est tombé du vélo, s’est ouvert dans sa chute pour se retrouver à jamais seul au bord du chemin, reposant à plat ventre sur l’un de ses chapitres intitulé Aures habet, et non audiet.» Ce chapitre se trouve dans Quatrevingt-treize, de Hugo. La république y sonne le tocsin pour prévenir qu’un émigré, le marquis de Lantenac, est rentré dans le Cotentin pour conduire la révolte royaliste. Anthime voit les cloches bouger, comme le marquis, avant d’entendre et de comprendre. Echenoz est plus bref que Hugo.
Cubiste. Anthime et ses compagnons partent donc au front. Il a un lien particulier avec Charles, l’élégant et méprisant sous-directeur d’usine, photographe amateur, mais il faut attendre la page 70, et le détour d’une phrase, pour en saisir la nature : bel effet de récit. Quand on l’apprend, l’avion de Charles s’est écrasé depuis treize pages à Jonchery-sur-Vesle, en une scène qui évoque tantôt un film muet, tantôt un tableau cubiste.
L’esprit de 14 est un antimilitarisme détaillé, absolu, et, aussi, cette familiarité distante qu’Echenoz aime installer entre ses personnages, entre ses lecteurs et lui, comme ce pourrait être en démocratie civilisée - ou en amitié. La guerre détruit ce que le livre soude. Quelle connerie, disait Prévert. Echenoz ne l’écrit pas. Mais son talent de miniaturiste s’acharne à le montrer. En ce sens, l’exercice de style est, comme la mort, un acte du cœur.
Eléonore Sulser, Le Temps, samedi 6 octobre 2012
«14», cinq hommes jeunes passés au laminoir
Non pas historien, mais entièrement romancier, Jean Echenoz peaufine sa machine à fiction
Anthime, Padioleau, Bossis, Arcenel et Charles s'en vont en guerre. Demeure Blanche, une jeune femme, fille d"un industriel de la chaussure. A Charles et à Anthime, elle a réservé ses derniers regards avant que le train ne s’en aille sous les vivats de la foule. «Reste à savoir s’ils vont revenir. Quand. Et dans quel état», note justement la quatrième de couverture à propos des cinq personnages de 14.
Jean Echenoz plonge ses héros modestes dans la Grande Guerre qui commence comme une excursion pour continuer, durer et s’épanouir en boucherie grandiose et atroce.
A aucun moment, l’écrivain ne prétend se muer en historien: «Tout cela ayant été décrit mille fois, peut-être n’est-il pas la peine de s’attarder sur cet opéra sordide et puant», remarque-t-il d’ailleurs. C’est pourquoi Jean Echenoz évite les considérations trop générales et s’attache à ses personnages, suivant leurs cheminements propres à travers l’histoire et la géographie de cette guerre, notant pas à pas leurs étonnements, leurs petits gestes, leurs combats, leurs fraternités, mettant en lumière leur très grande impuissance, surtout, face à la machine qui s’est mise en marche et qui écrase tout sur son passage. «Or, précise Jean Echenoz, on ne quitte pas cette guerre comme ça. La situation est simple, on est coincé: les ennemis devant vous, les rats et les poux avec vous et, derrière vous, les gendarmes. La seule solution consistant à n’être plus apte, c’est évidemment la bonne blessure qu’on attend faute de mieux, celle qu’on en vient à désirer.» La force du romancier est de donner à voir du conflit les aspects qui l’ont frappé, lui, au cours de ses explorations autour de la Grande Guerre. Qu’advient-il des animaux dans un conflit de ce genre? Que traîne-t-on avec soi le long des routes et des tranchées (description minutieuse et cocasse du matériel qui se dégrade et se transforme au fil des années)? Y a-t-il moyen de faire un pas de côté? Comment échapper à la boucherie? Qu’advient-il des amputés et de leurs membres fantômes? Et des enfants des pères morts? Et des femmes des fiancés disparus? Toutes questions qu’il détaille, en plus de beaucoup d’autres, dans un foisonnement dicté par la fiction et la curiosité.
Tendresse triste
Et bien que toujours il considère ses personnages de l’extérieur, bien qu’il s’interdise de plonger dans leur psyché, les suivant dans leurs cheminements, tantôt caméra à l’épaule, tantôt en plan large, une sorte de tendresse triste pour ces hommes sacrifiés monte peu à peu des pages de 14.
Jean Echenoz a écrit, dans les années 1980, des romans de genre - romans noirs, d’espionnage ou d’aventures –, travaillant la parodie (Cherokee, L’Equipée malaise, Lac). Puis il a lâché l’hommage pour se lancer dans la fiction pure (Nous Trois, Je m’en vais, notamment). Enfin, par hasard, alors qu’il comptait au départ n’en faire qu’un personnage secondaire, il est tombé sur Maurice Ravel, s’est passionné et s’est mis à écrire des romans de vies (Ravel, Courir, Des Eclairs). Aujourd’hui, alors qu’il retrouve la pure fiction, c’est vers l’histoire que l’a entraîné sa curiosité.
Mais toujours, quels que soient la forme ou le sujet, et pour ce roman 14 tout autant que pour les précédents, c’est l’écriture elle-même qui est le cœur du livre. Subtile, drôle, habile, elle crée des échos et des correspondances à l’intérieur du texte, lui conférant des dimensions multiples; créant un espace en plusieurs dimensions où le sens peut rebondir. L’écriture donne au récit son énergie, sa force, son ironie, sa chaleur. Jean Echenoz sait comme personne se jouer de la langue: il tire les objets du côté des êtres animés – «paysage de conflit débutant» – et les humains du côté des choses – «de petites grappes rurales acclamaient les soldats». C’est ainsi qu’il parvient, avec virtuosité et élégance, à parler de tout, même d’un conflit aussi dramatique, créant, cette fois encore, une formidable petite machine littéraire.
Norbert Czarny, La Quinzaine littéraire, 1er octobre au 15 octobre 2012
14 en 15 chapitres
14 prend fin après « 1'affaire spécialement meurtrière du Chemin des Dames », tandis que les soldats remontent au front sans 1'enthousiasme patriotique qui les animait quatre ans plus tôt. Entretemps, pour Anthime, Charles et leurs compagnons, pour Blanche aussi, bien des choses se sont passées.
De la guerre de 14 dont il est question dans le nouveau roman de Jean Echenoz, on sait tout. On a pu lire chez les témoins comme Genevoix, Barbusse ou Remarque ce qu'a été cette expérience, on l'a retrouvée dans des films, documentaires ou de fiction et, comme l'écrit le narrateur pour résumer les offensives de printemps, « on connaît la suite ». Bref, et l'adverbe convient ici, Echenoz ne raconte pas la guerre de 14 ; il la traverse, jouant sur les ellipses et sur d'autres effets d'accélération : il en dit l"essentiel et réduit en 128 pages et 15 chapitres ce qui ferait la matière de plusieurs volumes ou d'une épopée immense.
De l'épopée, 14 a les ingrédients : cinq jeunes hommes quittent la région nantaise pour l'est de la France. Deux d'entre eux, Charles et Anthime, laissent derrière eux la même jeune femme qu'ils aiment. Charles est le promis. Anthime aime Blanche en secret. Nous tairons une partie de l'intrigue, même si le narrateur ne cherche guère à surprendre. Le coup de théâtre n'est pas son fort et il traite de certains faits avec la désinvolture qui sied. On rencontre aussi Padioleau, garçon boucher, Bossis, équarisseur, et Arcenel, bourrelier. Tous défilent dans Nantes, Charles en tête et se distinguant. Il est souvent à la pointe, soit de la technique, comme passionné de photo, soit socialement, puisqu'il n'appartient pas à la même classe que ses compagnons ouvriers. Et il le marque lorsqu'on lui attribue un uniforme mal ajusté. Assez vite, tandis que les autres porteront le lourd barda, il deviendra observateur à bord d'un biplan Farman et verra tout de haut.
Cette vision de haut n'est pas anodine. C'est l'un des angles que choisit le narrateur, montrant ce conflit à différents niveaux et usant de diverses focales. Chez Echenoz, on est souvent en mouvement, soit que le thème l'impose, comme dans Nous trois ou Un an, soit que le narrateur le crée pour mieux cerner son objet. La Première Guerre mondiale peut se raconter en longs plans fixes pour l'enfouissement dans les tranchées, avec travellings sur les champs de bataille pour montrer les flux et reflux des assaillants. Ces plans fixes existent : lorsque les soldats creusent et aménagent ces boyaux qu'ils quitteront peu. Des mots de plusieurs syllabes traduisent la lente et méticuleuse construction : « Oui, Anthime s'est plutôt fait aux travaux quotidiens de nettoyage, de terrassement, de chargement et de transports de matériaux, aux séjours en tranchée, aux relèves nocturnes et aux jours de repos. »
Chez d'autres écrivains, on resterait au ras du terrain. Mais paradoxalement cette guerre porte aussi le mouvement et la vision en surplomb. Le vol éphémère de Charles rappelle ce qui adviendra près de vingt ans plus tard, quand l'aviation prendra le pouvoir. Ce qui vaut pour le point de vue vaut donc aussi pour les focales. Les gros plans abondent, mettant en relief la pourriture, la saleté, la présence parasite des animaux, les blessures et les destructions. Tout s'anime. Les bêtes racontent les phases de la guerre autant que les combattants, dans quelques pages à la fois drôles et pathétiques, montrant les territoriaux tentant de « regrouper les moutons partis vagabonder sur des restants de routes, les porcs à la dérive, les canards, poules, poulets et coqs en voie de marginalisation, les lapins sans domicile fixe ». Plus tard, on retrouvera « les pigeons promus au rang de messagers » et le pou qui donne lieu à une mini-fable : « Principal et proliférant, de ce pou et de ses milliards de frères on serait bientôt entièrement recouverts. »
Certaines descriptions, plus violentes, ressemblent aux visions d'écorchés de l'anatomiste Honoré Fragonard, sans la froideur scientifique qui nous permet de regarder avec distance. Dès le premier assaut, mené dans une sorte d'innocence à l'automne, la violence extrême de cette guerre apparaît. Un orchestre menait la troupe ; il est soudain décimé. L'évocation précise d'une attaque aux gaz, a des accents céliniens. Mais peut-on encore écrire la guerre comme l'auteur de Casse-pipe ? : « Tout cela ayant été décrit mille fois, peut-être n'est-il pas la peine de s'attarder sur cet opéra sordide et puant. Peut-être n'est-il d'ailleurs pas bien utile non plus, ni très pertinent, de comparer la guerre à un opéra, d'autant moins quand on n'aime pas tellement l'opéra, même si comme c'est grandiose, emphatique, excessif, plein de longueurs pénibles, comme lui cela fait beaucoup de bruit et souvent, à la longue, c'est assez ennuyeux. »
14 porte en lui le récit de guerre et la critique d'un genre, le roman de guerre. On songe davantage au film de guerre et à des « opéras » comme Apocalypse Now que semble viser le romancier. Echenoz est plus proche du documentaire, livrant presque avec ce roman une biographie des années 14-17, comme Des éclairs racontaient Tesla, et Courir Zatopek. Les divers temps du conflit, le rôle dévolu à l'alcool, la place prise par les animaux ou certaines innovations techniques comme les gaz de combat « scandent » le roman comme certaines inventions du physicien rival d'Edison donnaient son rythme à Des éclairs.
Mais laissons la guerre de côté, ne donnons pas à penser que 14 est un roman « sur » la guerre : C'est aussi l'histoire d'une époque dont les signes constellent les pages. Le goût de la décoration de Louise, la façon dont elle organise sa vie sans les hommes puis avec Anthime, revenu du front, les mésaventures d’Anthime, mutilé, se débrouillant avec les moyens du bord, tout pourrait rappeler des images de films burlesques, tout dit un temps qui bascule. Le fait est déjà sensible au début du roman, quand le glas qui annonce la mobilisation générale dans la campagne vendéenne est « alternance régulière d'un carré noir et d'un carré blanc » comme le « clapet automatique de certains appareils à l'usine », dans laquelle travaille Anthime. L'image-mouvement prime sur le son ancestral. Plus tard, la guerre sera affaire de brodequins, plus ou moins bien finis, enrichissant certains industriels pendant que les jeunes recrues qui les portent souffrent du manque de robustesse et d'étanchéité. Ainsi commence l'après-guerre, différenciant les vainqueurs des vaincus.
Jean Echenoz n'écrit jamais deux fois le même roman. Chacun rompt avec le précédent, même si on reconnaît un style, on retrouve des procédés (son goût pour l'énumération, génératrice presque infinie de poésie). Ce court roman - aux échos de Jules et Jim, la guerre en plein plutôt qu'en creux – est un nouveau condensé de son art. On croit le saisir à la première lecture ; il cache ses secrets dans les replis de la phrase. Et il est d'une émouvante simplicité.
Du même auteur
- Le Méridien de Greenwich, 1979
- Cherokee, 1983
- L’Équipée malaise, 1987
- L’Occupation des sols, 1988
- Lac, 1989
- Nous trois, 1992
- Les Grandes blondes, 1995
- Un an, 1997
- Je m'en vais, 1999
- Jérôme Lindon, 2001
- Au piano, 2003
- Ravel, 2006
- Courir, 2008
- Des éclairs, 2010
- 14, 2012
- Caprice de la reine, 2014
- Envoyée spéciale, 2016
- Vie de Gérard Fulmard, 2020
- Les éclairs, Opéra, 2021
- Bristol, 2025
Poche « Double »
- L’Équipée malaise , 1999
- Je m'en vais , 2001
- Cherokee , 2003
- Les Grandes blondes , 2006
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- Un an, 2014
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