Ce roman est la biographie exemplaire d'une célèbre vedette de la chanson de ce siècle. Ce chanteur, au cours du livre, ne sera pourtant jamais nommé explicitement. Mais il s'agit d'une malice-cousue de fil blanc, puisque l'ouvrage est dédié “ à la mémoire d'Elvis Presley ”. C'est aussi que l'auteur, quelque peu iconoclaste, ne respecte guère les lois du genre. Il trans-forme certains épisodes réels, il ajoute des détails inexistants et saugrenus, il affabule, il ment. Et pourtant, ce roman, paradoxalement, ne contient que du vécu, c'est-à-dire l'évocation de gestes précis, d'habitudes vraisemblables. L'auteur entraîne le lecteur à la découverte d'un univers à la fois dérisoire et mythique. D'une certaine, manière, ici, rien n'est inventé ; à partir d'innombrables documents, à partir de l'immense rumeur publique, l'auteur sait rendre passionnante cette courte vie pleine de “ bruit et de fureur ” en proie, pourtant, la solitude la plus totale, et qui se termine trop tôt, par une mort tout à la fois sereine et misérable. La vie de ce chanteur illustre, qui fit courir les foules, fut obèse comme lui-même le devint, c'est-à-dire envahie de luxe et de dilapidation. Mais derrière le strass, les automobiles de luxe et les paillettes, c'est d'un cœur pur qu'il est ici finalement question.
André Laude (Le Monde, 6 octobre 1978)
“ Le roman ” est dédié à la mémoire d'Elvis Presley. D'une certaine façon, c’est un piège que dès le départ Eugène Savitzkaya tend au lecteur, piège d'autant plus dangereux qu'il s'agit d'un lecteur passionné par le personnage du roi du rock'n'roll qui, il y a encore quelques semaines, dans un Memphis perturbé par des grèves de services municipaux, plusieurs milliers d'adolescents et d'adolescentes célébraient en se recueillant sur sa tombe. Un jeune homme trop gros, c'est d'abord et avant tout un édifice littéraire, une machine à mots, une écriture en mouvement. C'est – et je le dis d'emblée – un beau livre en cela qu'à une construction maîtrisée s'ajoutent un style, une “ respiration ” qui font surgir l'émotion, le trouble.
On commence à connaître ici Eugène Savitzkaya, qui vit en Belgique où notamment il anime, avec le poète Jacques Izoard et le peintre Robert Varlez, L’Atelier de l’Agneau, et qui n'a guère plus de vingt ans. Il a déjà publié plusieurs ouvrages dont un recueil de textes Mongolie plaine sale (Éditions Seghers), étonnant collage de séquences nourries de réalités et de fantasmes où on pouvait déchiffrer une sorte de bestiaire à la Michaux et un premier roman, Mentir (Éditions de Minuit) qui soulignait l'intérêt de son auteur pour les effets de langage qui “ font ” le récit.
Un jeune homme trop gros prolonge ces perspectives et se présente comme une apparente biographie dont, incontestablement, Elvis Presley est la figure centrale. Mais celui-ci n'y est jamais précisément nommé. Il demeure jusqu'à la dernière page ce “ il ” obsessionnel qui occupe tout l'espace de l'écriture, à propos duquel Eugène Savitzkaya travestit les faits mêmes et mêle subtilement épisodes réels et détails “ faux ”. Sans hésitation, L’écrivain s'est abandonné à l'affabulation, au “ mensonge ”, à la rêverie saugrenue, aux diaprures du stress et du strass.
On fait donc connaissance avec un jeune .homme qui vit près d'un père vieux, d'une mère qui devient toujours plus grosse, d'une ville américaine où repose le frère jumeau. Ce jeune homme commence à chanter alors qu'il est devenu livreur, camionneur. Il rencontre des filles qu'il aime et puis abandonne ou qui le quittent. Il se met alors à donner les premiers signes d'une insatiable boulimie. Il va se goinfrer de lait, de bonbons, de friandises. La célébrité étant venue, il va habiter de grandes maisons superbes, rouler dans de grandes automobiles noires sans jamais cesser de manger. Il va dormir beaucoup sur des canapés, des sofas, Il va étonner les foules puis disparaître dans la nuit, revenu à sa mère qui vieillit, le rabroue gentiment puis le dorlote. Il va être malade, solitaire, triste. Il collectionne des oursons, des poupées. Puis il va élever des lapins et enfin il va mourir, épais, étouffé par la graisse, “ embaumé ”...
Ah ! c'est ça Un jeune homme trop gros, allez-vous rétorquer. C'est ça, oui, bêtement “ résumé ”. Mais c'est aussi autre chose : cent cinquante pages, qu'on ne lâche pas, une entreprise magique. Ce “ il ” si fortement présent, et pourtant si difficile à capter – seuls quelques détails : yeux, vêtements, cheveux nous aident à l'approcher physiquement – ne cesse de nous hanter. La voix de l’écrivain ressasse. Elle reprend comme autant de leitmotiv des bribes de phrase, des indications de formes, de lieux, de couleurs. Elle parle en phrases plutôt brèves, très cinématographiques. Elle parle au “ futur ” : “ Un jour le garçon s'achètera des souliers en daim bleu. Il sera ainsi bien chaussé pour se promener en ville ou dans les champs, pour courir, pour conduire sa moto. Il possédera une énorme moto anglaise, lourde et luisante, qu'il conduira brutalement, tout habillé de cuir noir et souple, sur le bitume ou dans les boues de la berge. ”
Ce temps du verbe modifie à coup sûr notre rapport à l'ouvrage. Il – comment dire ? – “ ouvre ” une sorte de béance dans laquelle nous nous engouffrons, cernés par une lumière glauque, rauque aussi. Une lumière où errent des visages de femmes : Vera, Debora, Maria Mona, figures presque dissoutes déjà à peine nommées.
Il y a dans Un jeune homme trop gros d'éblouissantes “ séquences ”, le terme convient car Eugène Savitzkaya procède par montages saccadés, va-et-vient. Par exemple, la séquence des lapins qu'“ il ” collectionne, affectionne, visite la nuit explorant de ses doigts le ventre d'une future mère lapine. La séquence des enfants qui envahissent le jardin au. moment de sa mort. La séquence des longues balades en camion dans la neige.
Je ne suis pas loin de croire que l'auteur a eu recours au personnage d'Elvis Presley pour débusquer, exorciser, délivrer un certain nombre de peurs, d'obsessions qui sont les siennes et nourrissent tous ses écrits.
Du même auteur
- Mentir, 1977
- Un jeune homme trop gros, 1978
- La Traversée de l’Afrique, 1979
- La Disparition de Maman, 1982
- Les Morts sentent bon, 1984
- Bufo bufo bufo, 1986
- Sang de chien, 1989
- La Folie originelle, 1991
- Marin mon cœur, 1992
- En vie, 1995
- Cochon farci, 1996
- Célébration d'un mariage improbable et illimité, 2002
- Exquise Louise, 2003
- Fou trop poli, 2005
- À la cyprine, 2015
- Fraudeur, 2015
- Au pays des poules aux oeufs d'or, 2020
- Fou de Paris, 2023
Poche « Double »
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