Romans


Eugène Savitzkaya

Fou de Paris


2023
144 pages
ISBN : 9782707349385
17.00 €


« Ici, à Paris, au bord du canal, à deux pas du grand palais indien aux fresques colorées, il pense à vous, le fou qui marche, le fou qui sue, le fou qui boit l’eau fraîche de la fontaine d’Aubervilliers, l’eau filtrée par les sables du sous-sol d’Aubervilliers, l’eau vivante, l’eau habitée, froide et fluctuante. Il pense à vous, le fou, à vous qui chantez l’après-midi lumineux dans vos appartements étroits en regardant une fleur du papier peint qui recouvre les vieux murs humides ou bien une fleur épanouie dans un petit vase de zinc vieilli, de verre dépoli ou de porcelaine fine, ou en épluchant un oignon rouge, cet oignon qui fait pleurer vos yeux, vos yeux de chatte ou de renarde, vos jeunes yeux ou vos vieux yeux de chien battu, en allumant des bougies, les sept bougies du chandelier ou les deux bougies flanquant le portrait fané de votre grand-mère qui vous fait un signe depuis le paysage enneigé d’un lointain passé. Et ce fou vous écrit qu’il faut peut-être changer de terre, de globe, de famille ou de pays. Il vous aime tant tous les trois, tous les dix-sept, tous les milliards, comme féerie indispensable au bon cours des choses, comme fantôme bienveillant. »

ISBN
PDF : 9782707349415
ePub : 9782707349408

Prix : 11.99 €

En savoir plus

Valérie Marin La Meslée, Le Point, 21 décembre 2023

Ce roman qui a tout l'air d'un poème en prose s'avale goulûment, quitte à refaire encore et encore cette promenade du Fou de Paris guidée par Eugène Savitzkaya sur les bords de Seine, à partir du canal de l'Ourcq où les Africains chantent et les tricoteuses... tricotent. "On aurait dit que Paris se lissait les plumes ou les poils, ses plumes d'élégante corneille, ses poils de beau bièvre." Cette errance émerveillée, fantasque, légère, dans quel calendrier s'inscrit-elle ? Dans un temps qui ressemble à celui du confinement et de l'éclosion qui le suit. Dans ce ballet de mots s'invite Hégésippe Moreau (1810-1838), poète de Provins portant au cou le foulard de sa bien-aimée disparue. La vision de Savitzkaya n'est pas un rêve hors sol, Donald (Trump) et Vladimir (Poutine) sont aussi de ces pages. Ainsi, quand il joue sur les mots de masque, massacre et massage, cette triade renvoie à e qui traverse la société. Voilà la marque du poète : un fou de pari permanent.



Johan Faerber, Diacritik, 27 novembre 2023

 

 

 

 


























Fabrice Gabriel, Le Monde, 10 novembre 2023

La Fantaisie poétique du promeneur parisien

Avec le formidable « Fou de Paris », Eugène Savitzkaya habite la capitale de sa langue à part comme de son attention au temps présent

Il faudrait de temps en temps, comme une mesure de simple salubrité, lire un livre d’Eugène Savitzkaya. De salubrité ? Oui, car on y est immédiatement plongé dans une poésie lustrale et malicieuse, d’une originalité assez radicale et qu’on dirait volontiers désintéressée : dégagée des lourdeurs de l’intentionnalité ou de cette sursignifiance qui encombre tant de proses ordinaires, dont l’écrivain nous libère en riant. Eugène Savitzkaya est étymologiquement extra-ordinaire : il a inventé, depuis ses premiers livres, à la fin des années 1970, une langue à part, à soi, qui semble toujours improviser le relevé pointilleux de phénomènes très singuliers, dérivant comme si de rien n’était un bestiaire parfois délirant et l’univers familier, proliférant, de ses folies douces ou plus corsées.
Le fou est en tout cas une figure récurrente de son œuvre, ainsi qu’en témoignent des livres parfois anciens comme Fou civil (Flohic, 1999), La Folie originelle ou Fou trop poli (Minuit, 1991 et 2005)… On retrouve aujourd’hui dans Fou de Paris, titre qui peut désigner à la fois un personnage appartenant à la ville qu’il arpente (comme il y eut Le Piéton de Paris, de Léon-Paul Fargue, en 1939, par exemple, ou Le Paysan de Paris, d’Aragon, en 1926) et un amoureux… fou d’une capitale investie dès les premières lignes par la fantaisie animalière de Savitzkaya : « On aurait dit que Paris se lissait les plumes ou les poils, ses plumes d’élégante corneille, ses poils de beau bièvre. »
Nous voici donc embarqués pour un voyage poétique qui débute sur la Seine et sera constitué de courtes séquences, comme autant d’étapes d’une pérégrination où ne cesse de se réinventer le paysage urbain, du canal de l’Ourcq au Jardin des plantes, tandis que se brouillent les repères d’une géographie – et d’une histoire – bien réelle combinée aux détails de la plus parfaite rêverie. Le fleuve est ici comme l’origine et la veine battante d’un récit où l’élément liquide irrigue continûment le texte, sang et eau, canal ou fontaines, salive ou encre d’un stylo à plume d’or… le fou flâne, se dédouble, croise parfois un silure et souvent un certain Hégésippe Moreau, lequel pourrait bien être le poète parisien méconnu du Myosotis, mort en 1838, à 28 ans, qui a sa rue dans le 18e arrondissement.
C’est que notre promeneur, si amateur soit-il de ménageries imaginaires (sa ville est traversée de zèbres, roitelets, hongres, louves, koalas, vaches à lait…), n’en est ps moins attentif à une certaine toponymie parisienne, lui qui déchiffre au début de la petite rue Rollin la plaque en souvenir du poète Benjamin Fondane, assassiné à Auschwitz en 1944 : « Souvenez-vous seulement que j’étais innocent et que tout comme vous, mortels de ce jour-là, j’avais moi aussi un visage marqué par la colère, par la pitié et par la joie. » Il suggère par là les violences de l’histoire, qui font vibrer le texte – et la ville – à maints endroits du parcours, mais les relie surtout à celles du présent, dont les échos se multiplient comme en sourdine, créant le sentiment diffus d’une menace, apocalypse chantante, révolte à peine grondée… Et c’est la magie de ce livre vraiment formidable que de rejoindre de la sorte, sans jamais renoncer à son inspiration férocement littéraire, des enjeux d’aujourd’hui.
Fou de Paris n’est évidemment pas un livre sur le confinement ou les violences policières, mais quelque chose y passe des épreuves contemporaines, d’autant plus fortement que la langue qui les évoque semble de pure fantaisie poétique. Le constat n’en est pas moins rude : « les miracles sont désormais interdits, les manifestations proscrites par la préfecture et les théophanies condamnées par décret présidentiel. » Dans ce monde décidément avare de révélations heureuses, où « vous devrez tous vous masquer pour sortir en plein air, puis vous serez tous et toutes massacrés… », la tentation peut pointer de « renoncer au genre humain », écrit Eugène Savitzkaya, qui pourtant poursuit sa marche et continue sans faiblir d’être infiniment drôle : il faut insister, en effet, sur les réserves de rire, autant que de beauté, de ce texte si merveilleusement fou. « La folie est contagieuse, ajoute-t-il, autant que la lèpre couronnée, le Covid-19, le choléra, le typhus, les convulsions, les collapsus, les syncopes, le tétanos, la fièvre paludique et les révolutions de palais. » Puisse la poésie l’être également !



Christian Rosset, Diacritik, 4 octobre 2023

Fou de Paris est, selon le prière d’insérer des Éditions de Minuit, le treizième roman d’Eugène Savitzkaya depuis Mentir(1977). Il paraît trois ans après Au Pays des poules aux œufs d’or (2020). Mais pour qui suit son parcours depuis belle lurette (ça fait cinquante-et-un ans, dont quarante-six chez Minuit, que ce natif de Saint-Nicolas-les-Liège publie des livres, en général peu épais), ce qu’écrit Savitzkaya relève en premier lieu de ce qu’on entend par poésie : celle qui, débarrassée des scories du poétisme, se frotte au conte, et fait craquer les tréteaux du songe plus ou moins éveillé.

Fou de Paris fait suite à Fou civilFou trop poliFraudeur et autres titres en « F » de notre fabuleux fabuliste (dont Flânant). Et se déroule en temps de confinement : « Dans le pur silence de la ville, le fou est à l’écoute d’une machine à coudre que manipule avec souplesse et dextérité une habile couturière confectionnant des masques pour le personnel médical subissant la pénurie de masques, pénurie due à l’impéritie des arrogants gouvernements de pacotille, despotes et paltoquets de service. » Et pourtant, ça respire, ça remue, ça chante, ça s’anime avec allégresse : « Ici, à Paris, au bord du canal, à deux pas du grand palais indien aux fresques colorées, il pense à vous, le fou qui marche, le fou qui sue, le fou qui boit de l’eau fraîche de la fontaine d’Aubervilliers, l’eau filtrée par les sables du sous-sol d’Aubervilliers, l’eau vivante, l’eau habitée, froide et fluctuante. » Ayant vécu entre 1979 et 1991 non loin de ce canal, j’ai sillonné quasi-quotidiennement, et en tous sens, une large partie des lieux de Fou de Paris. Je me souviens de l’édification, sur le terrain des anciens abattoirs, de ce « palais de la découverte des temps futurs », par moi aussitôt rebaptisé « cité du sang », que je suis frappé de retrouver dans ce livre : « Passé le canal, c’est la cité du sang, le sang qui parcourt les artère et gonfle les veines, le joli sang qui sort après la chute d’une dent de lait, le sang qui perle sur la peau après une piqûre d’épine de rosier, le sang rosé des petits vaisseaux qui se rompent dans les douces fosses nasales, le sang des premières écorchures, le sang qu’on donne, le sang qu’on prend, le sang cataménial, le sang des parturientes qui gicle à la face des nouveaux pères et qui barbouille le corps des nouveau-nés, le sang vif d’une plaie au couteau, le sang humain. C’est la cité du sang et le sang court les rues comme l’amour ou la mort et coule dans le canal pour nourrir les poissons rassemblés à la sortie des bouches d’égout. / Les bœufs et les chevaux portent leur masque Bruneau au boulon meurtrier. Une population masquée assiste aux tueries […] »
J’ai compté (avec l’intuition que ce nombre non écrit aurait quelque chose de remarquable) les « moments de proses » qui composent Fou de Paris : 49, soit 72. Celui placé au centre, le 25e, est l’un des plus courts : « À Rosa, je veux écrire aujourd’hui, à celle qui aimait tant les vents d’octobre et la fine bruine du printemps et pour qui une fleur de scabieuse était le reposoir de toutes les merveilles du monde. // Chère Rosa, amie vénérée et lointaine, je me réveille ce matin avec un bracelet au poignet gauche, un joli bracelet en carton fort. Sur ce bracelet, un nom est écrit en noir ainsi qu’une série de chiffres dont l’ensemble doit correspondre à quelque chose de précis que je ne puis comprendre, moi qui ne suis qu’un simple bièvre lustrant mon poil sous les saules, les aulnes et les peupliers. Suis-je déjà à la morgue parmi les cadavres des humains ? Mais les cadavres ne peuvent se rappeler leur nom ni connaître le secret des chiffres. // Ensuite, je me suis rendu auprès du cerisier rampant pour cacher ma tristesse. »
Se mettant dans les pas du fou, on fait de longues promenades où l’on exerce « l’observation attentive des castors », ou des tricoteuses, de « la louve élégante [qui] erre dans la forêt, la profonde forêt qui borde Paris, cette forêt pleine de vipères péliades, de crapauds magnifiques, de salamandres royales ». On se dirige, non pas en ligne droite, mais là où « l’amour court les rues qui zigzaguent et les rues qui n’en peuvent plus de tant d’étreintes, de bouche-à-bouche, et d’abouchements humides et visqueux, de salive de cyprine et de glaire. Et moi, je peine sur la chaussée, seul comme dans un désert ou dans le boyau obscur, cloaque d’une monstrueuses bestiole. » Ou encore là où « Le fil blanc des couturières se mêle au fil noir de l’encre fabriquée avec la suie des cheminées. […] La région du cœur est la seule qui importe au fou et le tissu pulmonaire et glandulaire, il l’élève au rang supérieur. […] À la cadence de six machines à coudre maîtrisées par six couturières habiles, la vie va, fil blanc et fil noir, la vie s’étire et tue le temps. »
Il est grand temps d’opérer un dernier coup de ciseau, avant de tirer le rideau : « Il ne faut pas oublier de regarder le ciel, ne pas oublier de poser l’échine, de déployer l’échine sur la croupe arrondie de la terre. Il faut être le géant qui dort sa sieste après quelques litres d’un vin stupéfiant, être ce géant qui fait des rêves stupéfiés. » Aujourd’hui, nous sommes le premier mardi de l’automne 2023. Un autre jour, auraient été taillés et assemblés d’autres fragments de ce livre : la combinatoire est presque infinie. De toutes façons, même en sollicitant le hasard, ça sonnerait toujours aussi bien. Fou de Paris est une suite de proses somptueuse, une partition sans pareil… Pour moi, le plus beau livre – je ne dis pas « le meilleur », mais bien « le plus beau » – de cette « rentrée littéraire », comme Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki est le plus beau film de cette « rentrée cinématographique ».


Richard Blin, Le Matricule des anges, octobre 2023

Un fou pas si fou

Avec sa façon, unique, de s'engouffrer au coeur du désordre rythmique et charnel des choses, Eugène Savitzkaya nous conte l'errance poético-fantasmatique de son Fou de Paris.

Si la figure du fou narrateur et personnage est un des modes d'apparition de Savitzkaya dans ses textes - comme dans Fou civil, Fou trop poli ou encore Fraudeur -, elle est surtout - comme celle de l'enfant - une façon de donner corps au parti pris de l'altérité, une manière de faire du principe de déraison une données première de la création. Disponible à ce qui s'offre, le fou de Paris a la bougeotte, et le livre éponyme se construit de lui-même au fil des déplacements de ce "fou", que ce soit sur la Seine, le bord du canal de l'Ourcq ou dans les rues de la capitale. Au rythme surtour de ce que sonregard nous donne à voir, un regard qui nous montre la ville telle qu'elle ne nous aparaît jamais d'ordinaire, et qui est tributaire d'une façon d'être qui, inventant de nouveaux modes de sentir et de signifier, fait sortir le réel de sa gangue.
Composé d'une cinquantaine de tableaux, le livre est porté par un flux, une houle, un engendrement modulé de visions, de transmutations, de figures qui perdent et reprennent forme. On est transporté dans un Paris confiné vivant au rythme des lois du grand marché et où règne une sorte de fole contagieuse. Assemblage en mouvement de pensées, d'impressions, de visions quasi chamaniques, le livre vibre d'une sorte de palpitation physique ininterrompue, progressant par vagues, ne cessant de bousculer les représentations, de les emporter dans le souffle d'une écriture fiévreuse et d'une sensibilité suractive.
"Un pied sur les paves en grès de Fontainebleau, un autre pied en un pays où tout est permis", le "fou" recueille les sécrétions phénoménales des apparances, saisit et fixe ce qui de l'autre versant du réel toujours se dérobe. "Le tems s'est distendu avec allégresse et des voix ancestrales se mélangent à la fraîcheur des fruits et des légumes." Il nous donne à entendre le chant des bêtes en route vers l'abattoir, les miaulements des extatiques jansénistes, "jeunes folles aux poitrines dénudées", gémissant, implorant, appelant l'amour mystique. Un livre où les identités fluctuent, sont provisoires, où le "fou" est glaneur de "bagatelles prestigieuses", domestique d'un "voyageur voyageant sans bagage" où encore avatar d'Hégésippe Moreau, un poète mort jeune (1810-1838) qui "incrivait ses poèmes dans l'air, le foulard de sa belle aimée au doux cou blanc lui servant d'écritoire". Parfois il prend des traits du "fou aux dictionnaires" qui ne peut que constater, patinant entre les mots, combien il est "périlleux de marcher de masque à massage, impossible sans passer par  massacre". Ce vierge territoire verbal, il va cependant l'investir. "Vous devrez vous masquer pour sortir en plein air, puis vous serez tous et toutes massacrés, puis on vous massera le visage, le front, le nez (...). Vous serez massés à l'extérieur puis à l'intérieur. A l'intérieur, de longs doigts vous masseront le méninges, la langue et le palais..." A la fois maître et initiateur du désordre, le "fou" pose la question de savoir "que devenir dans cett humanité masquée ?"
Ne pouvant se résoudre à entériner l'ordre du monde tel qu'on veut nous l'imposer, se sentant "incarcéré à vie dans ce monde étriqué", et refusant de partager cette humanité devenue folle, c'est-à-dire essentiellement déraisonnable, il veut s'en désolidariser et rêve d'un nomadisme ontologique, d'un devenir animal. Il se voit bien "un pied en tant qu'homme et l'autre en tant que bièvre." - bièvre étant l'ancien nom du castor. Et il se disait bièvre, "tendant le toutes ses forces vers cette métamorphose afin d'échapper pour toujorus au fameux statut d'être humain". Lui qui, "dans le pays des sourds", avait voulu chanter, n'aspirer plus qu'à s'endormir "au bruit des roseaux de (sa) rivière."
Un roman qui mêle le fil blanc des couseuses de masques au fil noir de l'écriture et au "fil d'araignée" dont seront faits les vêtements dans l'avenir. Un livre qui conjure sans cesse la tentation du définitif, du fixe et de l'ordonné, perçus par Savitzkaya comme source de réification. Qui est une ode aux joies de la métamorphose, à la liberté absolue, et à tout ce qui disquaifie les comportements ou les décisions réputées sages. Qui incite à vivre dans le multiple mouvant, à jouir d'une autre façon de vivre le réel, autrement dit invite à se réinventer sans cesse, à fermer les yeux et à partir. "On aurait di que Paris se lissait les plumes ou les poils, ses plumes d'élégante corneille, ses poils de beau bièvre."


Eric Loret, Libération, 4-5 novembre 2023

Savitzkaya, jamais seul en Seine
Paris sous un flot de sensations

Avant, vers 1830, Hégésippe Moreau était un poète de Provins, ville médiévale proche de Paris (sa tour César, son prieuré, ses cages et sa présence de Jeanne d’Arc). Il était imprimeur chez Didot, appelait son amoureuse « ma sœur » et fit la révolution de Juillet. Maintenant, il arpente Paris, croise un carrousel dans un parc, « voit défiler les animaux du monde. Le parfum du pommier en fleur lui parvient lentement à travers le feuillage du cerisier rampant ».
Il n’est pas le seul personnage de ce recueil de proses. On y croise aussi Matoub Lounès, musicien algérien et militant assassiné, le poète roumain Benjamin Fondane, mort à Auschwitz, ou encore Nicolas Kozakis, plasticien belge et ami de Savitzkaya – plus quelques révoltés : « Nous voulons du blé, crient et chantent les femmes et les hommes marchant sur les quais. » Sont-ce eux le « fou » du titre, sous différentes incarnations assurément poétiques ? On penserait volontiers, par la forme, au Spleen de Paris de Baudelaire et à la flânerie, si le principe de Fou de Paris n’était le contraire : non pas la révélation d’une ville quotidienne, mais plutôt son voilement sous un flot de sensations et de rêveries historiques (le « fou aux dictionnaires » de la page 96 y est-il pour quelque chose ?).
Le mot « bièvre » est à l’ouverture du livre : s’il y désigne un type de castor, c’est aussi le nom d’une rivière qui coule sous la capitale, et dont la dernière partie à l’air libre fut recouverte en 1912, pour cause d’insalubrité. Aussi bien sommes-nous ici plutôt dans l’évocation souterraine, le champ magnétique, comme si chacun des textes marchait avec les autres vers un même patchwork démocratique et fantasmagorique, conspiration vers une reconfiguration totale du réel : « On dit que la lézarde qui passe sous la cité grandit chaque nuit de quelques centimètres. » Le texte lui-même est loin d’être fêlé. C’est une symphonie presque hyperesthétique, un réalisme flaubertien en fusion coruscante, qui déborde et caresse à la fois : « Des mains nerveuses tâtent des étoffes chatoyantes et d’autres mains sensibles touchent des tissus enflammés dont seule une oreille attentive peut capter l’incessant crépitement. »
Eugène Savitzkaya, né à Liège en 1955, ami d’Hervé Guibert et un temps affilié au « nouveau roman » de Minuit, avait déjà parsemé son œuvre d’un Fou civil (Flohic éditions, 1999)) et d’un Fou trop poli (Minuit, 2005). Dans le premier, le narrateur était un merle bègue engagé « contre la pesanteur […] un fou d’une grande civilité aimant la plaisanterie qui fait long feu ». Le second, plus ouvertement autobiographique, était « trop poli ». Il s’achevait sur une « travailleuse » (une boîte à ouvrage) contenant un trésor. On retrouve cette « travailleuse » précieuse ici, mais « ayant porté dans son ventre cinq garçons plus irritants les uns que les autres ». Elle s’est faite nombreuse et humaine, souffrante. La folle a essaimé », et la politesse a laissé place au politique, qui lui n’est jamais « trop ».



 


 




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