Romans


Eugène Savitzkaya

Sang de chien


1989
88 pages
ISBN : 9782707311993
Epuisé

20 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille


Si Sang de chien avait été un journal, il aurait été écrit au jour le jour, chronologiquement, calmement. Si Sang de chien avait été la biographie de l'auteur, il aurait été plus précis, plus bref. S'il avait été écrit dans le but de vous stupéfier, l'auteur se serait appliqué à être encore plus bref et, en tout cas, plus sectaire. Si son but avait été de vous édifier, il s'y serait pris différemment et ce livre aurait été, écrit comme un pensum, un manuel à l'usage de tous. Mais Sang de chien n'est ni un manuel didactique, ni un recueil de psaumes, encore moins une biographie de l'auteur. Sang de chien n'est qu'un roman, dont l'usage, c'est bien connu, reste à découvrir.

René de Ceccatty (Le Monde, 7 avril 1989)

Eugène Savitzkaya, de la nausée au plaisir
Sang de chien : des fantasmes à la fois violents, cruels et sereins.
 
 Lorsque parut, en 1977, le premier roman d'Eugène Savitzkaya, Mentir, un événement s'était produit : ce qui, jusque-là, n'appartenait qu'à la poésie entrait dans un univers romanesque élaboré. Ce poète belge de vingt-deux ans, aussi économe, mystérieux et sensuel que son aîné Jacques Izoard – avec lequel il devait cosigner quelques recueils précieux de proses poétiques –, décidait d'opter pour une narration continue, mais capricieuse, où les repères romanesques, noms de personnages, de lieux, marques chronologiques, s'éclairaient et s'éteignaient alternativement, comme des faisceaux de phares, voilés par la brume et la tempête.
Depuis ce livre, consacré à sa mère, Eugène Savitzkaya, au nom mystérieusement féminin (c'est le nom de la première “ marcheuse de l'espace ”, la cosmonaute soviétique Svetlana Savitzkaya), a publié une surprenante biographie d'Elvis Presley, Un jeune homme trop gros et trois romans, en quelque sorte “ collectifs ”, dans la mesure où leurs personnages multiples et enfantins ne semblent agir et parler qu'en groupe. L'enfance, la mort, le voyage, le jeu, le désir diffus et indifférencié sont, pour simplifier, les thèmes principaux de son monde.
Publiée, à l'exception de quelques infidélités, aux Éditions de Minuit, L’œuvre de Savitzkaya porte la marque de l'avant-dernière génération de cet éditeur : elle fait le pont entre Tony Duvert et Marie Redonnet. Hervé Guibert et Mathieu Lindon sont ses actuels camarades de promotion à la Villa Médicis, ce qui n’étonnera pas : ils font partie de la même famille littéraire. Tous les trois obsédés par une enfance détournée de l'innocence, ils décrivent, avec minutie et obstination, leurs fantasmes à la fois violents, cruels et sereins.
Sang de chien est un roman plus concentré que les précédents et en cela renoue avec Mentir. Calcutta et Santander étaient les destinations exotiques et idéales d'une mère voyageuse et onirique. Comme plus tard le serait l'Afrique. Ici, il s'agit du Mexique. Non pas celui de Le Clézio, de D. H. Lawrence ou de Malcolm Lowry, encore moins celui des écrivains mexicains, mais le pays tel qu'il peut, à partir de la seule sonorité de son nom, se constituer dans l'imagination d'un enfant.
Ce roman avait pu être un recueil de réminiscences familiales. Or, tout en s'appuyant sur des hantises de la mémoire, il ne se complaît jamais dans l'autobiographie. Le narrateur a une amie, qu'il surnomme Mille Peaux, qu'il ne présente que par “ ses peaux ” et à laquelle il donne pour quelques pages la parole, ce qui lui fournit l'occasion d'écrire un autoportrait particulièrement peu flatteur. Mais c'est surtout sur le père et la mère du narrateur que le roman insiste. De la mère, on voit surtout les insomnies terrifiées et les gestes de garde-malade auprès du père. Et du père, on connaît les promenades dans les bois, en compagnie du narrateur et d'un chien.
Le chien, qui paraît dans le titre, est là : symbole du lien qui unit l'auteur au monde de la nature, mais aussi d'une haine rentrée et impuissante contre ses “ semblables ”. Il y a du Lautréamont dans Savitzkaya, mais un Lautréamont embrumé, où l'invective aurait cédé la place à la vision furtive, aux aphorismes hallucinés qui passent comme des comètes.
Sang de chien est le roman du dégoût, de la puanteur, de la nausée, mais aussi du plaisir que recèle la répugnance. Il suffit de lire les deux pages étonnantes consacrées aux cheveux, qui sont, au fond, un résumé de la phénoménologie de la perception romanesque, si cette expression pédante ne paraît pas trop déplacée pour un roman aussi subtil, racé et singulier. 

Antoine de Gaudemar (Libération, 20 avril 1989)

L'état de ma chair
Eugène Savitzkaya, écrivain minéral.
 
 Quand il n'écrit pas, Eugène Savitzkaya doit ausculter le ciel, gratter la terre (et peut-être la goûter), attraper des crapauds, et ramasser des pierres (et peut-être les sucer). II doit collectionner les rognures d'ongles, les médaillons de cheveux, les peaux de serpents, les squelettes d'oiseaux, les os de seiche, les champignons séchés et les silex de granit. Il doit lire des atlas et des manuels de sciences naturelles, parler aux zèbres et aux dauphins, plonger dans les étangs immobiles, narines ouvertes, et ramener l'odeur de vase jusque dans son encrier.
Rarement en effet on aura lu écrivain si organique, récit si minéral : le narrateur de Sang de chien, le sixième roman d'Eugène Savitzkaya, né en Belgique il y a trente-quatre ans, a des passions d'anatomiste et une sensibilité d'écorché vif. Sur le point de partir au Mexique, tout le retient. Il a mal partout, sa fiancée a disparu, sa mère soigne son père, et bien qu'il ait le projet d'aller chercher là-bas des cactus pour le guérir, il reste assis, sa valise prête, ses pieds chaussés, incapable de bouger, inquiet : “ Que sais-tu des dangers du monde ? ”
Paralysé dans sa chambre, saisi d'angoisse, le narrateur se souvient. Du coup de tisonnier que sa mère lui a donné un jour et qui lui a fait perdre l'usage d'une main, des promenades en vélo dans la forêt avec son père, des jeux innocents avec un frère “ de pierre et de fumée ”, de sa fiancée “ aux mille peaux ”, de cette enfance qui, décidément, ne finit jamais.
On ne lira pas Sang de chien comme un de ces récits de voyage tels qu'on les voit fleurir à nouveau. Tout est ici, immobile, et le Mexique n'y sera jamais qu'une “ énorme montagne noire le jour et verte la nuit ”, là où “ les terres commencent à s'étrangler ”. L'auteur nous a prévenus au dos de son livre : ce n'est ni une (auto)biographie ni un journal, et l'ouvrage n'est ni édifiant ni stupéfiant. Juste un roman dont “ l'usage, c'est bien connu, reste à définir ”. Le narrateur, lui, en propose un : ainsi qu'une bête traquée, il s'agit, avant d'être dévoré, de “ donner quelques précisions sur l'état de sa chair ”.
Quand il écrit, Eugène Savitzkaya touche, fouille, lèche et mord le monde comme on touche, fouille, lèche et mord un doigt, une narine, une chevelure, un dos, un corps. Ses mots sont des scalpels qui dissèquent la masse informe de l'existence. Son récit, un bloc de terre glaise peu à peu cisaillé, ciselé, épuré. Parfois, dit le narrateur, certains mots “ ressemblent à d'épouvantables insectes qui se logeraient sous la paupière contre le cristal de l'œil et, jaunes de soufre, se mettraient à gigoter en clignotant ”.
“ Même la cendre, tu l'as goûtée ”, dit-il un peu plus loin. Sang de chien est le récit d'un arpenteur des sous-bois, des fossés et des corps profonds. Le texte, d'une précision insoutenable, halète, gémit et hurle. Autrefois, on parlait des humeurs que secrétait le corps : le sang, la pituite, la bile et la mélancolie. Sang de chien est écrit avec les quatre. 

Raymond Bellour (Magazine littéraire, mars 1989)


Avez-vous lu Savitzkaya ?
 
 Voilà plus de dix ans qu'Eugène Savitzkaya publie aux Éditions de Minuit, des petits livres d'un peu plus (ou d'un peu moins) de 100 pages qu'il appelle romans (...). Ces récits de langage, et d'un langage des plus extraordinaires, sont ainsi des romans où l'on découvre que l'auteur ne peut ni se passer de personnages ni leur donner ce qu'on tient pour une existence. Ils deviennent des quasi-personnages, toujours en train de se faire ou de se défaire, au gré d'un tir serré d'images, d'événements, d'accidents, qui sont à la fois bien trop et trop peu pour un seul homme. Il leur arrive même de franchir la barre incertaine du sexe, tout comme ils se débattent entre les pronoms personnels, je, tu, toi, moi, vous, nous, ils, et ceci et cela.
Et pourtant, dans Sang de chien comme autrefois dans La Disparition de Maman, ou dans Un jeune homme trop gros, cette fausse-vraie biographie d'Elvis Presley, il y a bien un personnage tentacule dont les membres épars, constamment métamorphosés, demeurent absolument figés : la famille. (...)
Lisez Savitzkaya, il ne vous arrivera pas souvent d'être confronté aussi directement avec les monstres qui se forment quand on laisse aller les phrases, monter les images, une par une, au gré d'une sauvagerie qui semble élémentaire mais qui est visiblement très travaillée. Lisez-le à haute voix, passez-le au gueuloir de Flaubert, et vous verrez que ça résiste, même si l'arsenic ne tue pas seulement le corps du personnage, mais aussi son être de vraisemblance, ce qui le fait reconnaître, exister à travers un corps, un sexe et un nom. Ici, on s'appelle plusieurs, on est d'un sexe incertain, on meurt et on renaît à loisir comme dans les contes. Mais ça se passe en famille, et ça ne finit pas de raconter et de sur-raconter. Le corps, dedans, dehors, menus actes, crispations, suggestions, attouchements, mille et une sensations inépuisables. Ça se noue et se renoue sourdement, aussi longtemps qu'une énergie puissante mais incertaine assure le passage d'un moment à l'autre, et poursuit le voyage, d'une respiration à la fois haletante et caverneuse, qui s'installe et se répand comme une rumeur, mais n'en est pas moins implacablement découpée, et merveilleusement rythmée. Peut-être cela suffıt-il à mériter qu'on appelle roman cette succession de fragments. 

 




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