Jacques Serena
Sous le néflier
2007
176 p.
ISBN : 9782707319968
14.00 €
25 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille
Quand je suis rentré à la villa pour l'annoncer à Anne, j'espérais un mot ou un geste, mais en vain. Je l'ai alors menacée de partir pour de bon.
Et, finalement, pour la première fois depuis des mois, Anne m'a regardé vraiment. Elle m'a répondu que, oui, ça l'arrangeait que je parte.
Jean-Claude Lebrun, L'Humanité, 6 septembre 2007
Un romantique de 2007
Jacques Serena fait paraître aujourd"hui son sixième roman. On aurait parié pour le double, tant depuis les débuts, en 1989, cette prose laisse une empreinte forte. Manifestant une capacité à dire les mouvements de l’intime, et singulièrement ceux de la passion amoureuse, autrement que dans la niaise hyperbole des bavards branchés ou dans l’insondable pauvreté langagière des séries télévisées. Évoquant, jusqu’à l’épuisement des mots, l’inévitable cortège des douleurs et des délires. Sur les territoires de l’intime, depuis toujours lieu de prédilection d’une partie du roman, Jacques Serena fait ainsi souffler un air à nul autre pareil. Puissant et vif, en même temps chargé de tous les poisons qui peuvent corrompre une âme.
Celui qui raconte, surnommé Jack par sa compagne, en quasi-homonymie avec l’auteur, se présente sous les traits d’un écrivain qui ne publie guère et vivote en multipliant les interventions dans les bibliothèques et autres lieux de rencontres. Il a récemment subi une opération chirurgicale dans la bouche. Un endroit du mal hautement symbolique , puisque siège de la sustentation, de la parole et du baiser . En trois mots, dès les premières lignes, Jacques Serena vient tout simplement de tracer le périmètre de son champ narratif. Il sera ici question de nourriture, d’alcool, d’intempérance verbale, mais aussi des difficultés à communiquer, et des malentendus de l’amour. Des thèmes qui ne cesseront de se croiser et de mutuellement se relancer au long du monologue tenu par le narrateur. Par exemple ce premier soir, lorsque revenant tout satisfait du contrôle postopératoire, une bouteille de vin à la main, il avait vainement attendu un mot de sa compagne, puis cherché à compenser ce mutisme en parlant lui-même un peu trop. Puis, perdant le contrôle, et jouant avec l’idée de son propre départ. Contre toute attente immédiatement acceptée. Conclusion prévisible, qu’il n’avait pas vu venir, de ce qui se préparait depuis plusieurs mois. Une histoire, dans ce flot verbal, commence alors de se dévider. Celle de cet écrivain enclos en lui-même, coupé de sa femme et de leurs deux filles à force de vouloir substituer la parole aux actes, de réduire son sentiment pour elles à une cascade de mots telle une suite de sons insignifiants.
Il habite maintenant un médiocre studio que ses mots travestissent en un lieu habitable. Une nouvelle fois la langue chez lui ne capte rien du réel, si ce ne sont les divagations de son propre mal-être. Et quand il apprend que sa compagne depuis quelque temps entretient une liaison, il n’a de cesse d’en imaginer le détail. De vouloir conforter l’idée qu’il s’en fait. Car il a lu des livres, écrits par des experts , sur la passion. Il le rappelle à plusieurs reprises. Indication d’une inaptitude à être soi et à s’assumer devant les autres. Jacques Serena se montre souverain dans ce travail de fouille intime, de mise au jour d’un mal qu’aucun terme ne peut désigner. Il y a ici de la délectation morose des romantiques. Non pas celle qui relève du jeu et de la pose, mais celle, plus tragique, qui touche au désespoir d’aimer. Une bibliothécaire, puis une autre femme lui feront vérifier la conviction qu’il s’est forgé : le corps peut agir pour son propre compte et trahir l’esprit. Quand il sait l’identité de celui maintenant choisi par sa compagne, il se trouve renforcé dans son idée.
Pendant tout ce temps, ils se seront pourtant téléphoné sur leurs portables. Mais presque jamais en même temps, s’adressant le plus souvent à leurs messageries. Et lorsqu’ils pourront se parler, lui-même se taira, laissera s’installer des plages de silence, ou ne pourra s’empêcher de laisser divaguer sa parole. Ce prétendu praticien de la langue se révèle être un monstre d’incommunicabilité. Ne saisissant pratiquement rien de ce qui se joue autour de lui, comme ce jour où il croit suivre un flirt et se découvre en plein dans une émeute. Le récit est impitoyable, de cette solitude comme de son débordement langagier. Et, là derrière, d’une façon de ne pas affronter le monde, d’un refus de le prendre en compte, masqué par la certitude hautaine d’être en son centre. En somme d’un romantisme contemporain dont Jacques Serena nous offre la troublante figure.
Patrick Kéchichian, Le Monde, vendredi 14 septembre 2007
L'Obstination à être heureux
Une tendresse lancinante habite le sixième roman de Jacques Serena
La beauté et l"amour ne sont pas des motifs discriminatoires. Aucun décret ne stipule qu’ils sont réservés à une élite ou qu’ils constituent le privilège des riches. Pas de frontières sociales ou culturelles que l’amour ne traverse allégrement. Pas de marge, de banlieue, de périphérie, que la beauté ne puisse habiter en plénitude. L’exclusion, ici, n’existe pas. La beauté et l’amour n’ayant pas de prix, leur jouissance est gratuite.
Peut-être est-ce là l’une des pensées profondes de Jacques Serena. Tous ses romans - Sous le néflier est aujourd’hui le sixième – le répètent, le modulent, veulent en convaincre. A leur manière, singulière, drôle et tendre, âpre, violente aussi, mais sans un soupçon de complaisance, avec une sorte de douceur et d’étonnement. Ils décrivent les zones intermédiaires du monde urbain, écrivent la geste de quelques délaissés et oubliés, loin de tout souci d’édification politique ou morale.
Mais Jacques Serena, dans la littérature d’aujourd’hui, c’est aussi et surtout un ton, une musique particulière de la langue, de plus en plus travaillée, à la fois râpeuse, dissonante et étrangement déliée. A travers son rythme, son phrasé, s’exhale une sensibilité vive, infiniment subtile. Parfum fort, entêtant mais jamais vulgaire, préservé des courants d’air de la facilité et de la mode, qui s’accroche à l’âme du lecteur.
Un homme, le narrateur, écrivain qui fait des lectures publiques dans les bibliothèques de province, vit avec Anne et les filles – elles jouent un rôle négligeable et disparaîtront au cours du récit – dans une villa . Il revient de chez le chirurgien. Une affection – on n’en saura pas davantage – de la bouche, endroit le plus hautement symbolique constitue un avertissement gratuit : il faut changer de vie, changer absolument … mieux manger , donner de vrais baisers , etc.
Cela tombe bien, car avec Anne tout se défaisait, il était temps de se reprendre… Mais il est déjà trop tard : la perspective de ce renouveau n’a plus aucune force d’attraction pour Anne. Anne, ces derniers mois, sous mes yeux, était devenue une de ces femmes au regard de pigeon fou qui cherchent une issue… L’issue, pour elle, c’est la séparation. D’ailleurs, un sculpteur sur bois letton maçon au noir est entré dans sa vie, l’a séduite, lui offrant, enfin, de l’extra-ordinaire , loin de cette espèce famille et de ces petits enfermements .
Quand une femme avait envie qu’on décampe, toute référence qu’on avait avec elle était forclose, et de toute façon tout était joué. Commence alors la dérive de l’homme esseulé, lui aussi en quête d’ extra-ordinaire . Une bibliothécaire lui donne la possibilité d’heures de doux chaos . Puis, ce sera une photographe, Rosa Noske, enfin une divorcée, Jelena Nevski. Rester seul à penser était en fin de compte aussi risqué que de sortir se jeter sur n’importe qui. Les autres nous fourvoyaient mais les pensées solitaires aussi, l’enlisement intérieur, se méfier de sa raison autant que de ses sens.
Quelques adages viennent à l’esprit du narrateur. N’oublions pas qu’il est écrivain ! On peut avancer en terrain nouveau mais la boue du précédent terrain colle aux semelles. Le genre de choses que j’écrivais dans mes carnets. Pour dire où j’en étais.
Est-ce qu’on n’était pas déjà hors-jeu, est-ce que quand on l’était on pouvait l’admettre ? A la fin, Anne s’arrache des bras de ce vieux pochard de Letton , veut reprendre la vie commune, là où elle avait été interrompue. Philosophe amer et désenchanté, le narrateur ne peut que constater le manque d’objectif au désir. Boussole au pôle Nord. L’aiguille tourne à vide. Si seulement il y avait une direction. Si seulement .
Une manière de bonheur, une rude et lancinante tendresse habitent néanmoins les pages du roman de Jacques Serena. Cela donne au livre un frémissement particulier, une tonalité toujours identifiable. Ce qui est affirmé ici, dans ces échanges et ces rencontres sans prestige, c’est l’obstination à être heureux, même au milieu de la déroute, même au bord du désastre .
Certes, on est loin de la sagesse. Pas d’élévation suspecte. Pas d’accomplissement dans la fuite hors du réel. A la place, un lyrisme des circonstances, des hasards, de la vie qui s’entête, même à son plus bas. L’auteur adhère à son narrateur, comme aux femmes que celui-ci rencontre ou aime. Dans son précédent roman, Serena les nommait les fiévreuses , créatures fragiles, fébriles et blessées. A force, on se sent rescapé , écrit l’auteur, vrai sauveteur.
Norbert Czarny, La Quinzaine littéraire, 15 octobre 2007
Un désir de changement
Rentrant chez les siens après une visite risquée chez le médecin, le narrateur de Sous le néflier est plein d'espoir. Et comme il a tendance à beaucoup penser, il se demande comment engager le changement avec Anne, sa compagne et mère de leurs deux filles. Mais Anne ne s"intéresse pas plus à lui qu’à un vase familier posé sur le buffet. . Et le néflier du titre se desséchera, comme le reste du jardin abandonné.
Ainsi commence le nouveau roman de Jacques Serena. Une variation sur le couple, qui suit Pus rien dire sans toi et L’Acrobate. Pas seulement sur le couple, d’ailleurs. Comme ses prédécesseurs, Jack écrit. Ou plus exactement il fait des lectures de ses textes. Anne, qui a longtemps cherché un espace de liberté en invitant le pseudo-gratin local, essaie en quelque sorte de transformer Jack en mondain. Mais comme le protagoniste de Plus rien dire sans toi, il résiste, ne tenant pas à participer à quelque action semi-bénévole pour primo-arrivants avec les oiseux lourds . De toute façon, c’est trop tard : Anne lui apprend qu’elle ne tient plus à lui, qu’elle aime un sculpteur sur bois extra-ordinaire , et qu’il peut s’en aller. Ce qu’il fait, consacrant l’essentiel de son temps à la rappeler, à essayer de vivre une autre histoire, ou à se cloîtrer dans le studio qu’il a emménagé, pour manger des coquillettes au thon dans un bol.
Toujours dans les détails que se dévoile la qualité des rapports, c’est-à-dire leur niveau de dégradation . Paraphrasons un peu la formule très juste de Serena, pour dire que dans ses romans, tous les détails sont révélateurs, parce ce que leur retour met en relief la construction du texte. Et autant dire tout de suite que c’est du cousu-main.
Les déambulations de Jack ont constamment à voir avec cette bouche par quoi tout commence. La bouche, lieu de la sustentation, de la parole et du baiser , est d’abord ce qui permet de parler. Parler ou se parler, souvent en marchant, ou dans la voiture qui file dans la nuit, telle est l’activité essentielle de ce personnage qui, à un moment enfin, se tait pour écouter Anne. Cela arrive assez tard, ne songeant qu’au moment où il pourra l’appeler puis l’appelant, laissant des messages sur son répondeur.
Se parler, c’est aussi se raconter l’histoire qu’ils vivent, c’est tourner comme un animal en cage avec la jalousie comme seul horizon. Le narrateur voit Anne, et il voit son amant mettre la main sur sa cuisse, geste que l’on trouvait déjà, qui revenait sans cesse dans Plus rien dire sans toi. L’angoisse de Jack, celle de perdre Anne, elle se place dans des objets. Le téléphone bien sûr, qui la rend à la fois proche et lointaine, mais aussi un bol. Objet d’abord anodin dans lequel il pioche ses coquillettes, ce bol ouvragé qui appartient à une série sculptée par l’amant revient comme l’objet d’un crime, celui qui le sépare d’Anne.
La bouche, lieu du baiser, est aussi ce qui en est privé. Et ce baiser qui manque suscite les conjectures, engage le narrateur dans une forme de paranoïa. Anne, de même que Rosa Noske, une photographe qui compte sur le narrateur pour lui écrire un texte se livre à un autre. Cet autre, surnommé le vieux mal assis , parce qu’il l’a vu ainsi la première fois dans un bar louche, ou le Letton , a quelque chose de dégoûtant. Du moins c’est ainsi que le narrateur le perçoit. On le rencontre plusieurs fois, comme une apparition à laquelle on ne saurait échapper. L’homme vit dans un bouge, séduit les femmes sur un matelas décoré d’un infâme drap à fleurs. L’atmosphère est poisseuse, déplaisante.
Le contraste est d’autant plus vif quand cherchant à se reconstruire, le narrateur rencontre une femme et l’aime. Ainsi lorsqu’Anne lui revient, au milieu du roman, dans le studio, et qu’il la regarde, nue jusqu’à la taille : Si de l’extra-ordinaire pouvait encore subvenir entre nous, nous nous en approchions, je l’ai senti, je n’étais pas loin de retrouver sa vraie présence, de me sentir dans le monde.
C’est pourtant avec la nourriture que tout débute dans ce roman, avec une drôlerie grinçante qui irrigue les premières pages de Sous le néflier. Le narrateur rentre en effet au moment du repas, des coquillettes avec des saucisses, et l’indifférence d’Anne se perçoit au moment où ils devraient tous quatre être à table, ensemble, pour commencer la nouvelle vie. Mais rien : J’ai reposé ma fourchette avec la saucisse harponnée intacte. Cernés par ces trois silences, ma saucisse et moi étions devenus triviaux. S’occuper de la nourriture était aussi l’une des tâches du narrateur, qui se définit comme un rat , prêt à tirer sur le fil du téléphone pour indiquer que la conversation coûte cher, ou incapable de se concentrer et d’écrire, quand on tire trop d’eau pour un bain. Jacques Serena s’attache à ces petits travers qui font la trame de l’existence. Et de même qu’il passe du sordide à l’émouvant, il sait rebondir sur ces détails pour montrer un ensemble ; figure de rhétorique dont la puissance n’est plus à démontrer.
On ne dirait toutefois pas grand-chose de Serena si l’on ne parlait pas du rythme de sa phrase. On pourrait confier à Jack la lecture dans une bibliothèque ou autre assemblée de ce roman, tant l’oral y est travaillé. Ce n’est jamais gratuit, ni facile. On est d’abord sensible aux formules qui reviennent et qui participent du ressassement angoissé du personnage, comme le Ces livres sur la passion que j’avais, écrits par des experts , dont l’ambiguïté fait sourire. Il y a aussi ces phrases coupées à l’improviste, ruptures brutales jusque dans les sonorités qui s’entrechoquent, mais on est surtout sensible à ces constructions déséquilibrées qui traduisent le malaise de Jack. Ainsi quand il tient le bol fabriqué par le Letton : Une fois rentré chez moi, l’objet sous mon bras, rien que son contact me crispait. Les puristes hurleraient, persuadés que la norme seule est belle. Mais cette phrase de guingois est une preuve parmi d’autres qu’à l’instar des plus grands, Serena invente constamment sa langue.
Une langue qui, comme celle de Gailly ou Oster, pour ne citer qu’eux, décrit un homme qui ne sait pas trop comment vivre avec une femme, aujourd’hui. Un homme qui nous ressemble, dans le miroir magique du roman.
Solenn de Royer, La Croix, 18 octobre 2007
La fin d’une histoire
Le diagnostic du chirurgien est implacable : c’est changer ou crever . Le narrateur, un écrivain fauché qui se remet à peine d’une grave infection de la bouche, savoure. Au fond, c’est le conseil qu’il attendait. En quittant le cabinet médical, il touche à peine le sol , se prend à rêver d’un nouveau moi , d’une nouvelle vie, une vie à nouveau vivante . Il veut retrouver Anne, la femme qu’il aime mais dont il s’est éloigné, et il veut se retrouver lui. On venait de me dire ce que, ces derniers mois, j’avais senti confusément, et soudain je le savais, s’exalte le narrateur. Changer, voilà, absolument. Retrouver la clarté, les élans, la vraie passion qui nous sortait des limbes, ravivait tout (…) Je sentais monter en moi du désir de doux chaos.
Mais quand il rentre chez lui, rien ne se passe comme prévu. Anne, qui ne le voit plus depuis six mois - J’étais un vase familier oublié sur un buffet –, n’a que faire de ces nouvelles résolutions. Pis, elle lui annonce qu’elle vit une aventure avec un sculpteur sur bois depuis six mois, et qu’elle préfèrerait que tous les deux en restent là. L’écrivain voit le monde, son monde, vaciller. Peu de souvenirs des jours qui ont suivi, moi qui pourtant me souviens de tout. Des jours reclus. Une période de réapprentissage de la solitude, disons. Avec toutes sortes de régressions, le geste le plus simple faisant insolite, pour se sustenter, s’habiller.
Écrit d’une plume déliée, subtile et belle, Sous le néflier met en scène une femme triste et un homme névrosé. Jacques Serena, qui signe là, à 57 ans, son sixième roman, raconte avec une douce ironie l’agonie d’un amour qui s’en va, abîmé par le poids des habitudes et des manies, l’égoïsme, la fatigue de vivre, parfois, les aveuglements et lâchetés du quotidien, jamais anodins, ces petits enfermements qui finissent par tenir à l’abri de la vie . Un livre court et alerte, qui dit les fragilités et la perte, la quête de soi, celle d’un bonheur qui toujours se dérobe, aussi. Un livre sensible et lumineux, drôle et tendre, lancinant. Un très beau livre.
Du même auteur
- Isabelle de dos, 1989
- Basse ville, 1992
- Lendemain de fête, 1993
- Rimmel, 1998
- Plus rien dire sans toi, 2002
- L’Acrobate, 2004
- Sous le néflier, 2007