Jacques Serena
Basse ville
1992
128 pages
ISBN : 9782707314086
10.05 €
40 exemplaires numérotés sur vergé des papeteries de Vizille
Deux êtres nous apparaissent peu à peu à travers leurs monologues alternés. L’un est emmuré dans la loge d’un vieux théâtre de la basse ville. L’autre, isolé sur la terrasse ensoleillée des beaux quartiers, entre des voisins qui l’épient et leurs chiens qui aboient.
Une rencontre imprévisible a lieu entre ces deux-là, qui va se poursuivre inexorablement jusqu’à son dénouement fatal.
Patrick Kéchichian (Le Monde, 6 mars 1992)
Une idylle de catastrophe
C'est le style qui donne accès au roman. Et c'est par le style que cet accès peut être refusé. L'histoire, le sujet, le sens sont la substance que seule cette forme particulière peut rendre crédible et intéressante. Nécessaire. Traduisez cette substance dans une autre forme, vous perdez aussitôt la particularité, puis la substance. La valeur du roman naît d'un équilibre et d'une continuité. Continuité que l'écrivain, à partir du sens qu'il veut exprimer, avec le langage qu'il invente, parvient à créer. Continuité que le lecteur constate et reconnaît, ou dont il doit déplorer l'absence.
Basse Ville, deuxième roman de Jacques Serena, montre, d'une manière impressionnante, un tel équilibre. Équilibre qui manquait encore, qui se cherchait, dans Isabelle de dos, publié il y a trois ans chez le même éditeur.
Pour raconter cette “ basse ville ” et l'humanité naufragée qui hante ce “ Bronx ” “ au plus bas du bas quartier ”, Jacques Serena, pas plus que Céline ou Beckett, n’imite ou ne reconstitue son parler supposé. Il ne se livre pas non plus aux délices du roman sociologique qui se tient soigneusement à l'écart de la réalité qu'il prétend dénoncer. Le caractère spectral et halluciné qu'il donne à ce monde étanche, refoulé aux marges du nôtre, laisserait d'ailleurs insatisfaites les têtes froides des sociologues comme celles, trop vite échauffées, des amateurs de spectacles d'imitation romanesque.
“ Dès le début tout s'enchaînai avec cette impression de fatalité Tout, avant même les premiers mots, a participé à cet inévitable qu'on sentait. ” Reléguée, cachée, honteuse, oubliée par ceux “ d'en haut ”, la zone d'ombre et de détresse urbaine que Jacques Serena a choisie comme cadre de son roman, est un espace replié sur lui-même, comme protégé au sein de cette détresse et de cet oubli. Il faudrait presque dire : un espace intérieur. Ce mouvement de repli et d'enfermement domine d'ailleurs le livre, lui donne sa tonalité. Les deux protagonistes Glise et Dany auxquels, tour à tour, Serena prête voix, prolongent et amplifient ce mouvement.
Glise, “ clown lugubre ”, momifié dans son être, qui regarde “ dans le miroir l'espèce de dépouille accoudée sur son matelas... ”, est la figure symbolique de cet étouffement, de cet enfouissement de l'existence. “ ... À partir d'une certaine dose de solitude on ne peut plus que plus ou moins aller et venir à l'intérieur de sa boîte crânienne. ” Le lieu sordide qu'il habite, dont il est habité plutôt, cul-de-basse-fosse, théâtre désaffecté où jadis il se produisit, extrémité de son monde, dessine le seul horizon auquel la vie de Glise est réduite. “ Moi, c'est sûr, si on doit me pleurer il y a longtemps qu'on aurait pu commencer. ”
C'est au fond de ce trou de ténèbres et de malheur muet, sans larmes, qu'apparaît le corps blanc de Dany. Corps juvénile, environné de cette lumière qui règne dans la ville haute d'où il vient, et qui contraste si violemment avec l'obscurité d'en bas. C'est dans ce trou d'indigence absolu et d'affliction que va se nouer une idylle de catastrophe entre les deux hommes. “ C'est tout ce que je voulais finalement, dit Dany, être dans un endroit clos avec quelqu'un à tout se dire, pour moi il y a toujours trop de portes ouvertes, tout le monde va et vient sans arrêt. ”
Dany, avec l'utopie, c'est-à-dire, ici, L’humanité de son désir, avec son amour qui veut aimer au-delà du possible et du concevable, et Glise, impassible, troublé pourtant, par le sourire de ce compagnon de détresse et de catastrophe, “ sourire bouleversé de bête domptée, agonisante, je revois ça quand je veux revoir un moment heureux... ” retrouvent les gestes anciens de l'amour : “ Et c'est alors, à l'abri d'un dehors qui ne pouvait plus les atteindre, que les corps se mouvaient, acceptaient tout, rendus à d'anciens rites. ”
Haletante, étrangement syncopée, L’écriture de Jacques Serena épouse le rythme, le désordre, de cette histoire qui met en scène des personnages venus du bout d'un monde, le nôtre. Elle ne gomme pas la violence, L’âpreté qui y règnent. Violence au cœur de laquelle tremble et persiste une flamme encore vive d'amour et de tendresse.
Du même auteur
- Isabelle de dos, 1989
- Basse ville, 1992
- Lendemain de fête, 1993
- Rimmel, 1998
- Plus rien dire sans toi, 2002
- L’Acrobate, 2004
- Sous le néflier, 2007