Jacques Serena
Lendemain de fête
1993
176 pages
ISBN : 9782707314642
16.75 €
30 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille
Vous êtes là, ivre de fatigue, dans un bar sombre plein de filles, vous attendez, guettez les entrées et vous essayez de savoir comment les choses se sont passées. Ce qu'une fille comme Aline Hobt a bien pu vous trouver, qui l'a fait quitter pour vous son ami Ner. Et pourquoi Ner a laissé tomber ses études pour vous accompagner dans vos minables petits trafics, au volant de votre Diesel. Et quand exactement Aline Hobt a disparu. Cela ne pouvait que mal finir. Mais tout n'est peut-être pas fini puisque vous êtes là, au fond de ce bar sombre.
Jean-Claude Lebrun (L'Humanité, 3 novembre 1993)
Une atmosphère sous haute tension
Jacques Serena fait œuvre originale pour évoquer un grand sujet d'actualité. Lendemain de fête projette sur le devant de la scène un infirme de la parole, l'un de ces exclus que la société du profit fabrique désormais à la chaîne. Une écriture brûlante pour une histoire qui ne l'est pas moins.
Des sévices sexuels, un suicide, un meurtre, des miséreux, des marginaux aux activités louches dans un quartier déglingué d'un port sans doute méditerranéen : il ne manque plus au troisième roman de Jacques Serena qu'un détective menant l'enquête, pour que l'on y retrouve les ambiances familières d'un certain polar. D'autant que tout commence et finit dans un bar minable pour matelots et filles de joie, havre triste accueillant sa cohorte de paumés, parmi lesquels le narrateur, qui reste tout du long vissé sur un tabouret au comptoir, l'esprit en cavale désordonnée... Mais on apprend beaucoup de cela sur le tard, comme point ultime d'une dérive infernale, cascade de la déchéance qui n'est pas sans faire penser aux spirales terribles de René Belletto. Avec là derrière la sensation d'un engrenage de la misère, grand thème récurrent du livre. Car tous ces drames ne se révèlent qu'au bout d'un récit rétrospectif, durant lequel des vagues de souvenirs assaillent le narrateur accoté au zinc, dans l'attente d'un dénouement qui ne saurait plus tarder : pendant la nuit, il a, en effet, assisté sans réagir à un crime sordide. Ici il n'y a donc pas d'énigme à résoudre, seulement une pauvre trajectoire à découvrir, au milieu d'une parole elle-même en détresse.
Perché devant son verre, immobile comme la pierre, mais le regard et l'oreille aux aguets, le narrateur se trouve encore sous le choc de la nuit quand, à côté du mourant perdant son sang, il a commencé de se laisser submerger par un flot d'anciennes images, comme si un courant de conscience longtemps endigué trouvait enfin à s'épancher. L’homme pour survivre trempe dans un trafic de reproduction d'œuvres d'art, accessoirement il peut se faire “ dealer ”. Il a déjà connu la prison. Le soir dans sa mansarde défilent d'autres exclus, compagnons de la marge, à qui il fait profiter de ses petits gains : spaghettis et vin rouge à volonté. Avant eux il avait vu passer des “ gars de la Fraction armée ”, recueillis par Véro, son amie occasionnelle. Lui-même avait hébergé des militantes. Allusions à un temps de résistance désespérée, avant l'assommoir et la déchéance de la petite débrouille dans le circuit parallèle ? Un jour, Ner arrive : chercheur en sociologie, il prépare une thèse sur les exclus. Avec lui Aline Hobt, jeune fille nette et lisse, venue l'accompagner dans sa plongée ethnologique chez les “ hominiens ”. Lisse, mais non sans bagages : à l'âge de quatorze ans elle s'est enthousiasmée pour Sang de chien, premier roman d'Eugène Savitzkaya, à mi-chemin du journal et de la biographie, paru en 1989 aux Éditions de Minuit, en même temps qu'Isabelle de dos, premier roman, de... Jacques Serena. Simple clin d'œil ? Sans doute pas. En tout cas, l'histoire commence déjà de dévoiler son épaisseur... Tout de suite Aline quitte Ner pour le narrateur, sans illusions, mais le sentiment ne se commande pas : “ Malsain, il l'est, mais assez subtil quand on le revoit. ” Il y a là pour Ner quelque chose de proprement inconcevable. Car le sociologue, nouveau clin d'œil, cultive la distinction sociale : “ J'avais l'air d'une faute de goût dans sa vie ”, constate tranquillement le narrateur. Deux mondes croisent un temps leurs orbites...
Rythmé par les entrées et les sorties des consommateurs, le monologue intérieur de l'homme seul au comptoir scande les étapes du bref parcours avec Aline jusqu'au jour où l'on repêche son corps dans un bassin du port. Ce sont ensuite les longs trajets automobiles avec Ner, dans la vieille Mercedes 300 Diesel qui transporte les reproductions. Sans cesse celui-ci revient sur cette liaison que tout en lui se refuse à envisager, l'ébranlant dans ses certitudes jusqu'à la poussée finale de démence. À chaque fois, d'ailleurs, sa phrase bute, son esprit s'arc-boute quand il s'agit d'envisager dans son concret la relation d'Aline avec le narrateur. La coulée de la parole alors s'interrompt, laissant la chose innommée, puis reprend avec une âpreté croissante, en une manière de montée dramatique par paliers successifs. Comme un train de décharges de courant, dans une atmosphère sous haute tension. Quant au narrateur, il ne peut plus désormais que se repasser le film de cette parenthèse lumineuse : Ner, saigné la nuit d'avant à coups de cutter sous une cage d'escalier par de petits trafiquants de drogue, a emporté avec lui la parole qui pouvait la dire. La perte du Verbe apparaît ici comme l'illustration la plus saisissante d'un dénuement matériel et moral.
Cependant, la richesse humaine n'a pas disparu, elle s'est seulement réfugiée dans les profondeurs, insoupçonnable sous l'apparence de déchéance. Si le narrateur porte un regard froid, presque brutal, sur les choses, comme cette vision d'une cafétéria dans un centre commercial, “ salle très éclairée, espèce de grande laverie automatique ”, ou ces considérations cyniques sur les greffes d'organes, “ ils ressuscitent tous maintenant, ramènent de force, ou récupèrent vite les morceaux récupérables, et on continue, en pièces rattachées, dans un autre abruti, et tant qu'il respire, l'abruti, on est encore un peu là ”, il surprend aussi par les petites touches de poésie qu'il instille dans ce monologue terrible. Ainsi c'est une image toute simple, mais combien évocatrice, qui restitue la sorte de “ nuit américaine ” enveloppant l'agonie de Ner : “ Cette clarté d'eau où on a fait tomber trois gouttes de Waterman. ” Ici l'on sent la langue dans ses différentes postures continûment vivre, en se cherchant et en s'inventant. À cet égard, Lendemain de fête illustre, plus encore que ses deux premiers livres, la variété et la forte originalité du registre de Jacques Serena, qui chemine de manière tout à fait inattendue sur les envers les plus insoutenables d'une réalité quotidienne travaillée par la conscience douloureuse des inaccomplissements : “ La mémoire est à jamais infernale sur ce qui n'est pas arrivé. ” On sent vivre là, partie intégrante de l'intense plaisir éprouvé dans la poussée de cette écriture, d'urgentes préoccupations lancées dans une langue audacieuse, comme de défi.
Définitivement rivé au bar, le narrateur paraît contre toute raison croire à l'impossible retour d'Aline Hobt. Comme si quelque chose de follement beau continuait de vivre sous l'apparence de prostration. C'est sans doute la leçon la plus bouleversante d'un récit qui évite à l'égal les écueils du misérabilisme et ceux de la compassion démagogique. Avec Jacques Serena, la misère n'est pas un exercice d'école. C'est un grand sujet d'interrogation. Donc d'écriture.
Jean-Baptiste Harang (Libération, 28 octobre 1993)
Serena fait son marché
Artisan et marchand de foire deux mois l’an, il écrit pour de débarrasser de lui-même.
(…) En 1989 parût Isabelle de dos, une histoire simple en temps réel où les chapitres portent le nom des jours, où le narrateur ne se cache pas, il est forain saisonnier sur le marché de Sanary. Il s'est éloigné d'Isabelle et souffre sans douleur apparente qu'elle se soit si vite consolée dans d'autres bras, il tente de la retrouver, sans concession à la moindre séduction, “ j'ai dû taper six fois sur la lourde porte de bois avant qu'elle ouvre. Elle a ouvert, elle a dit Ah c'est toi. Comme on dit Tiens un os de seiche, qu'on trouve sur la plage ” (page 9). 125 pages d'autobiographie.(…)
Dans le deuxième roman publié de Jacques Serena, les sexes mêmes des deux narrateurs ont été dépassés par l'écriture, homme ou femme, c'est au lecteur de décider ou de ne pas décider, Basse ville (1992) est construit des deux récits, alternés de chapitre en chapitre, de Glise et Dany, ils disent la même histoire, celle d'une vie violente de cloportes encroûtés dans une vie de conserve, dans l'arrière-loge d'un théâtre failli. Les humains y sont réduits à l'essentiel, se frotter les uns aux autres et produire quelques étrons recueillis dans des sacs en plastique.
Ces jours-ci paraît Lendemain de fête. Serena enfonce un peu plus loin son scalpel entre la chair et L’os, douloureusement, contre la vanité des hommes à se croire quelqu'un : “ On écrit pour se rendre, lambeau par lambeau, pour se supprimer à crédit, pour se purifier, pour se perdre, on n’est pas là pour gagner mais pour essayer de perdre. Je voudrais atteindre ce moment où, que l'on fasse une chose ou une autre, ou son contraire, ou rien, c'est la même chose. ” Serena n’est pas loin de gagner ce pari (que, probablement, il souhaiterait perdre), les personnages de Lendemain de fête sont perdus, le narrateur perdu dans un bar à putes de la basse ville de, mettons, Toulon, à ne pas boire, à fouiller sous la jupe des filles, “ sans parler du fait que comme ça je ne risque pas de tomber du tabouret. Ne pas tomber du tabouret est une des formes d'héroïsme dans mes cordes ” (page 14).
Son récit est perdu dans les vapeurs diesel d'une 300 D et les trafics malencontreux de reproductions de tableaux et de roues de secours farcies de poudre, avec son copain Ner, perdu, lui aussi, qui n’est même pas son copain, qu'il guigne du coin de l'œil. Pas copains, non, la seule chose qui les rapproche, c'est Aline Hobt, la femme qui les sépare parce que l’un l'a aimée et l'autre l'à couchée sur son matelas et l'a. Jacques Serena ne finit jamais ce genre de phrases. Aline Hobt est perdue, peut-être même passée à travers l'épaisseur de la mer. L'histoire se finit ni mal ni bien car ces mots n’ont plus cours, ils ont été gommés par 170 pages d'écriture lancinante, des actes sont subis, graves, mais ils n’ont pas plus de poids que n’importe quels autres ou aucun. puisque les âmes ont été vidées de leur encre.
Jacques Serena écrit à la gouge, chaque expression tente d'arracher la précédente, seuls les mots les plus résistants, le bois dur, échappent au travail de sape. Mais Serena ne mange pas de ces compliments-là, il dit : “ Je n’ai pas fait d'études, j'avais très peu de références, j'ai écris du mieux que j'ai pu. Je manque de vocabulaire, ce que certains appellent mon style n’est que le résultat des efforts que je fais pour cacher mes faiblesses. ” Et sur le dos d'une feuille que Jacques Serena pousse vers la poubelle, on peut lire : “ Je ne supporte pas d'être heureux. ”
Patrick Kéchichian (Le Monde,16 octobre 1993)
Quelle parole la misère peut-elle forger, ou accepter comme vraie, juste et fidèle ? À partir de cette misère qui, par essence, empêche, réduit la langue, une parole est-elle possible ? S'intéressant à cette pauvreté extrême, à cette réduction et à cet empêchement, la littérature peut-elle, sans en constituer la caricature, dire, parler la détresse ?
Jacques Serena n'est pas un observateur, un ethnologue, de cet inframonde ; il ne visite pas les marges de la grande pauvreté urbaine pour en revenir enrichi d'idées, d'expressions entendues et dûment retranscrites. Son geste, enfin, ne s'apparente pas à celui, exemplaire dans son ordre, de Pierre Bourdieu et de son équipe, donnant la parole à la “ misère du monde ” et la restituant.
Le propos de Jacques Serena est tout autre. Ce troisième roman, comme les deux qui l'ont précédé, mais avec encore plus de rigueur et de force, propose, de ce monde, une vision qui frappe par sa vérité et son authenticité. Vérité certes littéraire, c'est-à-dire construite, pensée et maîtrisée. Romancier, Serena ne décrit pas, ne mime pas ; il juge encore moins. Ce monde – dont il importe peu de savoir s'il le fréquente réellement ou non, – il l'habite par le cœur plus que par l'imagination ; il est son espace, sa demeure, son histoire. C'est de lui, à partir de lui, qu'il écrit, qu'il invente, à l'ombre de la grande figure tutélaire de Samuel Beckett, son style, module son roman, comme un chant âpre et syncopé.
Du même auteur
- Isabelle de dos, 1989
- Basse ville, 1992
- Lendemain de fête, 1993
- Rimmel, 1998
- Plus rien dire sans toi, 2002
- L’Acrobate, 2004
- Sous le néflier, 2007