Romans


Christian Gailly

La Passion de Martin Fissel-Brandt


1998
144 pages
ISBN : 9782707316455
10.50 €
30 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille


Anna l’avait prévenu. S’il arrive quelque chose à Suzanne, je m’en vais. Immédiatement. Définitivement. On ne voulait plus de lui, il ne veut plus de cette vie. Et, au moment même où il croyait finir, voilà qu’il trouve l’envie de tout recommencer.

ISBN
PDF : 9782707327635
ePub : 9782707327628

Prix : 7.49 €

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Éric Reinhardt (Les Inrockuptibles, 26 août 1998)

Pris au piège
Quand Christian Gailly, éternel romantique, tombe amoureux de ses personnages, le désespoir guette. Témoin La Passion de Martin Fissel-Brandt, son nouveau roman entre biographie, rêve et cauchemar.
 
« Tout comme les précédents, le dernier livre de Christian Gailly autopsie les arcanes de la passion amoureuse. On retrouve dans cet opus la même construction sentimentale obsédante : un homme marié éprouve pour une femme une passion aussi brûlante qu'impossible. Sous ses abords d'idée fixe, sous ses airs de comptine récurrente, cette thématique coriace évolue de livre en livre, comme si chaque livre incarnait un nouvel épisode d'une histoire qui suivrait un déroulement parallèle à l'œuvre. Dans Dit-il, son premier livre, Christian Gailly avait entrepris de “ donner des nouvelles de lui-même ”; il semblerait qu'il n'ait cessé de puiser dans sa vie sentimentale l'inspiration et les thématiques de ses livres, même si ceux-ci s'emparent depuis peu d'un matériau plus volontiers romanesque. Malgré cette mise à distance, pourtant ou peut-être précisément parce que ces transpositions romanesques lui permettent d'amplifier ses états d'âme d'une manière spectaculaire, cette histoire opiniâtre d'un homme qui aime deux femmes semble prendre une tournure préoccupante : l'état général de ce protagoniste multiple s'aggrave de livre en livre. Il fallait vérifier si d'aventure Christian Gailly n'allait pas aussi mal que Martin Fissel-Brandt.
Il habite dans un petit pavillon situé dans la banlieue parisienne. Assis dans un fauteuil d'une couleur qui rappelle le cuivre oxydé, il s'exprime avec délicatesse. Dehors, sa femme est allongée sur un transat en plastique blanc ; il fait chaud, la fenêtre est ouverte, les volets mi-clos. “ L'idée de ce livre occupe ma vie mentale et sentimentale en permanence : c’est l’idée de la passion, l'idée d'un homme s’imaginant qu'il est possible d'aimer deux femmes. ” Un petit rire pensif conclut cette phrase, suivi d'une pause délicieusement méditative. Il est difficile de savoir s'il se moque de lui-même, de l'ingénuité dont il a pu faire preuve par le passé, ou s'il souhaite faire observer le caractère fondamentalement illusoire d'une telle aspiration. “ Ce qui s'est passé avant le début, on n'en parle pas beaucoup dans le livre, Martin est marié à Suzanne et aime passionnément Anrza, une femme de première grandeur. ” Un autre petit rire bref se fait entendre, manifestant sans doute l'éclosion d'une pensée, d'un visage, d'un souvenir. “ Et, comme ça apparaît d'ailleurs dans le texte, Anrza lui dit : surtout, qu'il n’arrive rien à Suzanne. Je n’accepte de te voir qu à cette condition-là : qu'il ne lui arrive rien. Et la condition pour qu'il ne lui arrive rien, lui dit-elle, c'est que tu sois un homme extraordinaire. Il faut que tu sois capable, tout en en m’aimant passionnément, de faire pour elle ce qu'un homme ordinaire ne ferait pas : aime-la, veille sur elle, donne-lui tout ce que tu as. En d’autres termes, elle lui demande l’impossible. Et comme il est passionnément épris, il pense qu’il va pouvoir. ” Ce n'est pourtant pas l'histoire du livre qu'on a lu. On s'en étonne avec prudence, pressentant que cet entretien franchira à notre insu plus souvent qu'il ne nous sera possible de le remarquer cette ligne de démarcation invisible qui sépare la fiction du réel, Martin Fissel-Brandt de Christian Gailly lui-même. “ Je ne voulais pas l'écrire : L’écrire aurait été pour moi trop difficile. Quand il m’a fallu écrire la mort de Suzanne, j’étais dans tous mes états. Ce soir-là, en rentrant, il est tout à fait clair qu’il a envie de tuer sa femme. Mais là, j'ai eu peur... Alors, une idée m’est venue, au moment même où il rentre, au moment même où il la voit, il a envie de la tuer et il se trouve qu'elle est déjà morte. ”°
Si l'on en juge d'après les soupirs qui ponctuent ses phrases, l'écriture de ce livre semble avoir été problématique ; Christian Gailly rapporte de la cuisine une bouteille d'eau gazeuse, allume une nouvelle cigarette ; un chat tigré traverse le bureau. “ Oui, une aventure difficile. Je me suis demandé, quand j ai commencé, si je n'étais pas en train de devenir fou. Martin Fissel-Brandt, je me suis rendu compte que je lui donnais des traits de caractère, une façon d'être, de parler, de répondre, de réagir, qui devenait de plus en plus incohérente, déplus en plus troublante : une demi folie. Ce qui me préoccupait, c'est qu’autant de souffrance ne puisse se traduire autrement que par autant de folie. je pensais que ça allait virer à la provocation pure, que ce livre allait être perçu comme une entreprise suicidaire menée par quelqu’un qui renonce à se faire comprendre. De même que Martin ne vivait plus pour être aimé, mais bien plutôt pour être rejeté : tout ça devait le conduire à être balancé d'une manière ou d'une autre hors du monde par les uns ou les autres. Et j’ai eu peur. ” Il suffit, pour prendre la mesure des tourments traversés par Christian Gailly, de remplacer dans ses propos le troisième pronom par le premier. Situation troublante que celle-ci : le livre lui-même fait encourir à l'écrivain les mêmes périls que ceux auxquels il accule son personnage. “ J’ai pris la décision de tout ratisser, de nettoyer le texte de sa folie ;j'ai retravaillé le livre complètement. Quand j’ai repris mes esprits, quand je me suis rendu compte que j’aimais ce type et que j’aimais la femme qu’il aimait j’ai eu soudain envie qu’il la rejoigne. ”
Martin va donc entreprendre de rejoindre celle qu'il aime. Car, Suzanne morte, Anna l'a abandonné ; elle l'a d'ailleurs quitté depuis plusieurs années quand s'ouvre le livre. Commence alors une histoire qu'André Breton aurait sans doute introduite dans son panthéon – au même titre par exemple que Peter Ibetson, histoire de deux amants séparés qui se retrouvent dans leurs rêves. Dans une maison qu'il a louée pour les vacances, Martin découvre ainsi par hasard derrière un tableau une lettre ancienne adressée à une jeune femme : manifestation de ce qu'André Breton appelait le “ hasard objectif ”. S'étant mis curieusement dans l'idée de rendre cette lettre à sa destinatrice, il apprend qu'elle réside dans l'immeuble où il a connu Anna. Parvenu sur les lieux, il constate qu'elle occupe le même appartement. Ayant perdu la trace d'Anna depuis des années, Martin récolte un indice : la jeune femme lui révèle qu'elle est partie vivre en Asie. Il obtient alors de son patron qu'il l'y envoie en mission. Plus tard, chez lui, Martin s'attarde autour d'un disque de Franz Schubert qu'il hésite à réécouter : le dernier morceau, d'une durée de quatre minutes et dix-neuf secondes, abrite comme un trésor la mémoire et les sensations vives de leur histoire : “ Comme c'est court, pensa Martin. Comment m’y préparer ? À quoi ? À cette brièveté. Ressentir tout. Supporter tout. En si peu de temps. ” Les scrupules qu'éprouve Martin sont incommensurables ; il s'apprête à profaner un sanctuaire. Et à cette seconde, à des milliers de kilomètres, sous la véranda d'une demeure asiatique, une jeune femme qui répond au prénom d'Anna se dresse d'un bond : elle a entendu. Cet instant-là du livre est magnifique. “ J'ai écrit ce livre pour ce passage-là, ce merveilleux, ce possible merveilleux : elle entend. Pour moi, ça ne faisait aucun doute. Quand nous pensons très fort à quelqu’un, des phénomènes psychologiques peuvent se produire qui nous conduisent à cette réflexion : elle ne peut pas ne pas entendre. J’ai aidé Martin, l'écriture est venue au secours d'un homme désespéré. Je pouvais, avec l'écriture, réaliser ce désir : en dépit de la distance, des années qui avaient passé, elle l'aimait toujours autant. ” Un rire bref sensiblement différent des précédents referme cette phrase ; Christian Gailly se félicite sans doute secrètement de ce miracle accompli par l'écriture. Pour lui comme pour tant d'autres, l'imaginaire l'emporte visiblement sur la réalité : une image inventée suffit à liquider pour un temps nos douleurs.
Martin se retrouve donc en Asie, en pleine “ révolte indigène ” : Il semble devoir superviser la construction d'une route, auprès d'un homme nommé Dela que Christian Gailly compare à un officier britannique. Pelleteuses détruites, balles sifflantes, conducteurs d'engins massacrés : le contexte s'aggrave de jour en jour. Anna, qui vit avec ses deux filles et leur beau-père de l'autre côté du fleuve, cernée par le danger, semble être effectivement une femme de première grandeur : distante, glaciale, blessée, absente. Elle entend Martin, elle le sent s'approcher, n'y croit pas, pense à lui, des ombres la frôlent. Va-t-il apparaître ?
“ Ce livre, pour moi, est totalement désespéré. Mais alors, totalement. ” Même si, par le plus grand des hasards, aidé par une ultime manifestation du merveilleux, Martin finit par retrouver Anna ? “ Oui, mais pour quoi faire ? Pour aller où ? Où ça ? Peut-être vient-il mourir avec elle ? Ils sont dans un tel piège que je ne vois pas ce qui peut les sortir de là. ” Tout à coup, la petite pièce où écrit Christian Gailly nous apparaît comme un camp retranché. »

Gilles Anquetil (Le Nouvel Observateur, 27 août 1998)

Le chant du meurtrier
Quand il ne sait plus où il est ni qui il est, le héros de La Passion de Martin Fissel-Brandt chante. Ou tue...
Christian Gailly. Son neuvième et beau roman dépeint une quête aveugle dans un monde de solitude, plein de bruits sans nom et de musique.
 
« Neuf livres en onze ans. Christian Gailly a mis du temps à se prendre pour un écrivain. Dans une autre vie, il fut un jazzman éphémère, un aviateur contrarié – pour cause de myopie – et un psychanalyste très provisoire. Aujourd'hui il a cinquante-cinq ans et n'aura jamais l'impudence de dire qu'il vit de sa plume. À peine concédera-t-il qu'il vit par sa plume. Écrivain professionnel ? Surtout pas. C'est l'étiquette des imposteurs. “ Écrire, confiera-t-il un jour, c'est cultiver un espoir de justesse. Dans les deux sens du mot. On a toujours la même chose dans le creux du corps, on réessaie sans cesse de le dire le plus justement possible et on y arrive parfois, mais de justesse... ” Un jour c'est arrivé : il a accepté l'idée qu'écrire les choses est la seule façon de les rendre réelles.
Par morale littéraire, Gailly met un point d'honneur à ne jamais prendre ses personnages et ses lecteurs en otage. La Passion de Martin Fissel-Brandt, son neuvième roman, ne déroge pas à cette règle non écrite. Lui qui rêvait d'être aviateur raconte des histoires en respectant tous les trous d'air. Sa narration se nourrit des vides, des lacunes du récit. Souvent Gailly ne raconte pas, il émet des hypothèses, Martin, le héros, a-t-il vraiment tué sa femme, Suzanne, comme il s'en accuse intérieurement ? Ne serait-ce pas plutôt une sorte de meurtre symbolico-sentimental ? Le lecteur ne le saura jamais. À lui de deviner avec les moyens du bord la dérive de Martin Fissel-Brandt qui le fera glisser des côtes vendéennes aux rives d'un fleuve immense dans un pays indistinct et hostile du Sud-Est asiatique.
L'auteur de Be-Bop et des Évadés sait par expérience que le monde est opaque. C'est pourquoi il le tient à l'œil. Il l'écoute aussi ou croit l'écouter. Dans les romans de Gailly, on croit toujours entendre des choses. Le monde est plein de bruits sans nom. Parfois ce sont des balles perdues qui miaulent comme des chats, ou peut-être des oiseaux. Les seules balises auditives qui ne l'égarent jamais sont celles de la musique. Mozart, Beethoven, Charlie Parker, Coltrane hantaient ses précédents romans. Dans La Passion de Martin Fissel-Brandt, Bach et surtout Schubert sont ses complices de l'oreille.
“ Il écoutait la première suite. Johann Sebastian Bach. Une chaque jour. Violoncelle seul. Trois solitudes. Celle qui écrit. Celle qui joue. Celle qui écoute. ” Le nouveau et beau roman de Gailly est celui de la solitude. Mais d'une solitude chercheuse. Et qui trouve. Martin, au bout de sa quête amoureuse aveugle, déclenchée accidentellement par le battement des ailes d'un rouge-gorge, retrouvera la femme aimée et perdue. Quand il ne sait qui ni où il est, Martin chante. À tue-tête. Schubert devient alors son protecteur. Car le chant a des pouvoirs magiques. Même un ennemi invisible et guérillero dissimulé dans la jungle n'osera pas le viser. Martin chante. Même dans les couloirs du métro. “ Pour s'aider à marcher. Simplement pour avancer. S'il avait cessé de chanter. Il aurait cessé de marcher. Se serait assis par terre et n'aurait plus bougé. ”
La phrase de Gailly est hachée, abrupte, coupée menu, interrompue et immédiatement reprise. Le roman est construit autour de 61 chapitres miniatures qui sont autant de petits blocs à la fois finement taillés et mal dégrossis. Mais qui s'ajustent par miracle. Il y a bien sûr beaucoup de trous dans la construction. Beaucoup de jeu. Ce sont des trous nécessaires. C'est le jeu de la vérité. De livre en livre, Christian Gailly construit une œuvre intense et fragile. Il sait qu'au bout de toute dérive il y a quelque chose qui ressemble au salut. La passion selon Martin est à prendre dans tous les sens du mot. Le monde selon Gailly n'est jamais univoque. Pour l'entendre il suffit parfois de chanter. Le chant des possibles. »

Jean-Noël Pancrazi (Le Monde, 1998)

« Ce qui enchante, chez Christian Gailly, c’est qu’on retrouve de livre en livre le même personnage. Lui-même. Toujours aussi fantasque, lunaire, emballé, désespéré. Il bouge tout le temps, Martin Fissel-Brandt ; il n’arrête pas de se démener, de gesticuler comme un Jacques Tati qui, empêtré dans ses grands mouvements de bras, de jambes, avancerait, reviendrait sur ses pas, avant de tourner sur lui-même et d’en appeler au hasard. Partir ou ne pas partir : telle est la question, celle de Martin qui s’apprête à quitter la maison vendéenne qu’il vient de louer pendant une semaine, alors qu’à la dernière minute un rouge-gorge, pesant sans doute de 13 à 19 grammes, heurte, la prenant pour un pan de lumière, la fenêtre de la cuisine. »

Hugo Marsan (Magazine littéraire, 1998)

« Le mot passion ne peut tenir en équilibre seul. Unique – universelle pourtant–, la passion est l’affaire d’un être particulier, convaincu de contenir la douleur du monde. Si les titres des précédents romans de Christian Gailly sont – après un tout premier clin d’œil durassien (Dit-il) – des noms brefs (L’Air, Les Fleurs, Be-Bop), des onomatopées (Dring), ou de classiques évocations généralistes (L’Incident ou Les Évadés), celui-ci s’étale et se précise, maniaque et légendaire, marquant la double appartenance de l’amour absolu qui s’incarne misérablement et se dilate dans l’éternité de la mémoire. La Passion de Martin Fissel-Brandt est un superbe roman, étrange, délicatement caustique et enfantinement doux. »

 




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