« Double »


Christian Gailly

Les Fleurs

suivi de Richesse visionnaire d’une écriture de Jean-Claude Lebrun


2012
Collection double n° 77, 96 p.
ISBN : 9782707321978
6.50 €
* Première publication aux Éditions de Minuit en 1993.


Une femme et un homme. C’est tout simple. La femme doit remplacer la cartouche de son stylo. L’homme, lui, doit se rendre chez un vieil ami. Donc tout les sépare. Ils ont pourtant quelque chose en commun. Le métro.

ISBN
PDF : 9782707324238
ePub : 9782707324221

Prix : 6.49 €

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Gailly et ses transports en commun
Richesse visionnaire d’une écriture

Ça commence quelque part dans la banlieue sud. On prend ensuite le RER, ligne B, vers la capitale. À Denfert-Rochereau, on emprunte la correspondance avec le métro, direction Étoile. Arrêt à Trocadéro. On s’avance alors jusqu’à un immeuble de la rue Greuze, au numéro 18. Un professeur Lachowsky, psychiatre ou psychanalyste, y tient son cabinet ; un certain Boyer y habite. On entre. On commence d’y monter l’escalier... Ce petit récit, sous ses allures de chronique ordinaire de la vie de banlieusards, se profile à n’en pas douter comme l’un des tout meilleurs romans de cette fin d’automne. Parce que l’écriture, tantôt drôle et tantôt nouante, y capte de façon remarquable, avec acuité et fantaisie, le flot mouvant des impressions et des pensées de deux personnages, une femme et un homme, pour qui le plan du réseau RATP se lit comme une véritable carte du tendre. Si l’on ajoute qu’un narrateur facétieux, lui-même romancier, n’hésite pas à mettre son grain de sel dans l’aventure en train de se dessiner, on peut avancer que Les Fleurs,cinquième roman de Christian Gailly, retrouve et même amplifie cette verve et cette puissance suggestive, qui avaient fait de K. 622 (Éditions de Minuit, 1989) et de L’Air (Éditions de Minuit, 1991) de vrais bonheurs de lecture.
Une citation de Joyce, façon de situer l’ambition d’écriture, a été placée en épigraphe à une éblouissante cascade de monologues intérieurs. Quelqu’un, une femme puisqu’elle remarque la jupe dépassant de sous son imperméable, est entré dans une librairie-papeterie pour acheter une cartouche de stylo-bille. Tandis qu’elle attend son tour, le cerveau enchaîne mécaniquement une suite rapide de notations et de réflexions. Puis quelque chose soudain se grippe. Une phrase essaie de venir, mais se disloque : “ ... il parait que dans
mon cas, je dis mon cas, quand on a ce que j’ai, à partir d’un certain moment, la mémoire, s’il s’agit de la mémoire, oui je crois bien qu’il s’agit de la mémoire, je m’en souviens, il a parlé de la mémoire, qui à partir d’un certain moment se met à, quel mot il a utilisé déjà ? ” Avec la parole, c’est la personne qui apparaît en train de se défaire. Mais déjà l’on est entré dans le monologue intérieur de la papetière, par quoi l’on prend note que la femme enseignait auparavant dans un établissement de la commune. L’histoire va ainsi se construire, sans paroles échangées, à peine des regards, en une sorte de mixage de ces propos muets, véhiculant eux-mêmes tout un mélange d’informations, d’impressions désordonnées et d’associations d’idées. Avec des retours en arrière pour reprendre des scènes, et tout un jeu de champs et de contrechamps, une succession d’aller et retour entre deux courants de conscience : celui de la femme professeur, manifestement en congé thérapeutique, qui se rend chez le professeur Lachowsky, et celui d’un homme, Paul Bast, apparu au deuxième chapitre, alors qu’il s’apprête à partir en visite chez son ami... Boyer. C’est donc sans étonnement excessif que le lecteur, accoutumé au “ hasard ” romanesque, les retrouve tous deux dans le même sens du RER, puis dans le métro, avant de les suivre vers la même sortie,à Trocadéro, puis dans le même escalier du même immeuble.
En temps réel, l’affaire dure à peine plus d’une heure. Quant à l’action, Christian Gailly la réduit à sa plus simple expression : l’important ici n’est pas ce qui se passe, mais ce qui passe par la tête des deux êtres qui se retrouvent assis face à face dans le wagon. Cela pourrait être d’une terrible platitude. C’est tout le contraire qui se produit : le cheminement en parallèle des protagonistes, jusqu’à la rencontre finale dans l’escalier de l’immeuble du Trocadéro, prend les allures d’une palpitante aventure, elle-même nimbée d’un réalisme poétique qui restitue les rites du quotidien et les transfigure. C’est ainsi qu’on peut admirer, dans un tabac près de la gare du RER, une “ jeune buraliste, d’une accidentelle beauté Renaissance ”, tandis que juste à côté “ un personnage en noir et blanc (…) apporte un café ”. Ou bien, quand les portes des wagons s’ouvrent, il y a ce mouvement de ballet, sur tout le quai, des voyageurs s’écartant pour ménager un chenal de sortie à ceux qui descendent. Ou encore cette impression de respirer, dans les gares souterraines, ce que Christian Gailly qualifie si justement d’“ odeur électrique ”. Le récit fourmille de telles notations poétisées, qui rejoignent les sensations de l’expérience journalière. Comme encore cette incidente sur les regards évitant de se croiser : “ Regarder à droite, mais attention, en prenant le soin de bien fermer les yeux quand tu passeras devant elle. ” Le RER et le métro apparaissent ici comme des lieux d’autant plus propices à l’aventure intérieure et à l’imaginaire qu’ils exaspèrent secrètement les sens. Enfin, il y a ce qui se passe, là encore silencieusement, longtemps sous les apparences de la plus pure indifférence, entre cette femme et cet homme. L’esprit qui enregistre à toute vitesse, jauge et juge, quand l’oeil paraît mort. Cette jupe remontée sur le genou de la femme assise, avec son motif floral, et lui, en face, soudain emporté par une bourrasque intérieure, avec la même émotion sensuelle que devant un certain tableau plein de fleurs rouges : “ sous les grands coups de zeph tout le champ se vangoghisait ”. À Cité-Universitaire, ils s’ignorent encore, à Denfert-Rochereau, chacun note que l’autre descend, à Trocadéro leurs pas se suivent et le trouble grandit.
Dans la cage d’escalier, la rencontre sera d’abord violente, puis intensément belle, dans une dernière scène muette, comme seul le grand cinéma, avec ses ellipses fulgurantes, peut nous en offrir. Là encore la poésie affleure, âpre et prenante, sans aucune mièvrerie. Car l’écriture de Christian Gailly est à l’unisson de ce coup d’oeil tout de vivacité et d’inventivité, qui élève à l’ordre de l’esthétique des réalités communément perçues comme prosaïques sans que l’auteur dissimule la part de jeu qui s’y mêle : “ C’est toujours quand j’ai fini d’écrire que me viennent des idées intéressantes, ce qui fait que je suis réduit à écrire des histoires comme celle-ci, pas intéressantes, enfin on verra, revenons à Bast. ” Bref, tout concourt à ce que ce cinquième roman dégage un charme puissant.
Sans aucun doute Christian Gailly nous offre là son livre le plus plein et le plus continûment maîtrisé. Prouvant, s’il en était encore besoin, que le romanesque surgit moins des situations que de la richesse visionnaire d’une écriture. Et que du plus moderne peut naître le plus haut plaisir.

Jean-Claude Lebrun (L’Humanité, 24 novembre 1993)

 




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