Clément Rosset
Le Réel. Traité de l'idiotie
2004
collection de poche Reprise n°8
192 pages
ISBN : 9782707318640
12.50 €
* Première publication aux Éditions de Minuit en 1978.
Qu’est-ce que le réel et de quelle façon perçoit-on la réalité ?
Est-ce que l’existence, manifestation de la réalité, est une notion déterminée par un sens précis ainsi que l’exprime la philosophie hégelienne en définissant le réel par le rationnel ou ne procède-t-elle pas d’une série de hasards, quelconques, qui finissent par déterminer un sens, un peu à la manière de Malcolm Lowry quand il décrit dans Au-dessus du volcan, le chemin que décide finalement de suivre, le consul complètement ivre ?
Autrement dit est-ce que le réel résulte d’une logique interne déterminée et explicable ou bien n’est-il pas plutôt le fait de l’idiotie, c’est-à-dire de quelque chose d’à la fois solitaire, unique et inconnaissable ? (si le mot grec idiotes décrit une personne dénuée d’intelligence et de raison, il signifie d’abord simple, particulier, unique).
Cette interrogation du réel que propose Clément Rosset part d’une position critique face à la philosophie traditionnelle. Elle remet en question Kant et ses deux ouvrages fondamentaux, la Critique de la raison pure et la Critique de la raison pratique, considérées comme “ Critiques non critiquante ”, et qui, selon l’auteur, débouchent toujours sur une forme de dogmatisme, mais elle s’oppose aussi à Hegel qui construit son système sur le concept de Savoir absolu, lequel ne donne que “ l’illusion ” d’un sens se développant à travers l’Idée, la Raison et l’Esprit. Clément Rosset en vient donc également à s’opposer aux “ continuateurs contemporains ” de Hegel, c’est-à-dire Bataille, Derrida et Lacan dont les travaux sont toujours fondés sur l’espoir d’un savoir, d’une explication à venir et pour qui tout se passe comme dans Le Procès de Kafka où l’on attend toujours d’avoir accès à la Loi.
Remettant en question la quête obstinée de la philosophie à vouloir percer le sens et la raison du devenir et de l’histoire, Clément Rosset entend rendre le réel à lui-même, à l’insignifiance. Il ne s’agit pas pour lui de décrire la réalité comme absurde ou inintéressante, mais à dissiper les faux sens qui l’entoure : il n’y a pas de mystères dans les choses, il y a un mystère des choses. Inutile de creuser les choses pour leur arracher un secret qui n’existe pas, c’est dans leur existence que les choses sont incompréhensibles.
L’étude du consul ivrogne d’Au dessus du volcan comme celles du désarroi amoureux ou de l’art apparaissent à l’auteur être les seules possibilités d’accès au réel. Elles se substituent aux démarches intellectuelles qui ne sont jamais que des spectacles du réel.
Clément Rosset analyse donc le sens que l’on donne au réel, comme sa version édulcorée, de la même façon qu’il étudie dans une seconde partie de l’ouvrage la grandiloquence – à travers laquelle on saisit Le réel dans l’écriture, la peinture, la musique et le cinéma – comme un moyen de lui échapper par le biais du langage et de la représentation.
Au terme de l’ouvrage se dessine le réel dans une perspective double, celle qu’offre l’idiotie : “ Si le sort le plus général du réel est d’échapper au langage, le sort le plus général du langage est de manquer le réel. Il existe une chose indépendante du langage, qu’on appelle la réalité. ”
‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑
Avant-propos
D’un réel encore à venir
1. Au-dessous du volcan – 2. La confusion des chemins – 3. Monotonies – 4. Des significations imaginaires – 5. Idiotie du réel – 6. L’illusionniste – 7. L’inguérissable – 8. Épilogue
Approximations du réel
I. L’écriture grandiloquente – II. Écriture et réalité – III. Le réel et sa représentation : 1. Le cas général : la représentation tardive - 2. Deux cas particuliers : la représentation anticipée et la représentation panique
Post-scriptum au « réel et son double »
1. Note brève sur la sottise - 2. Le fétiche volé ou l’original introuvable
ISBN
PDF : 9782707325495
ePub : 9782707325488
Prix : 11.99 €
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Robert Maggiori (Libération, 19 février 2004)
Double idiot
Clément Rosset affine sa théorie d’un réel insignifiant, à accepter comme tel.
« On prend mal, en général, d’être traité d’idiot. N’avoir que l’air, déjà, vous rend crétin. Si on le fait, l’idiot, on ne l’est pas, si on l’est, du village, on amuse les enfants, si on l’est grave, on inquiète – mais, dans tous les cas, stupidité aujourd’hui, maladie congénitale jadis, l’idiotie ôte de l’homme tout ce qui fait l’honnête homme, l’esprit, l’acumen, la vivacité de l’intelligence, le sens de l’humour et de la repartie, et le range assurément du côté des bêtes. On n’ose pas dire dès lors que Clément Rosset n’a jamais cessé de s’intéresser à ce qui est idiot, car on laisserait entendre, soit que son entreprise est elle-même idiote, ou de dérision, soit qu’une âme débordant d’amour et de compassion l’a porté à assister les pauvres en esprit. En réalité, il faut se demander ce qu’était l’idiot avant de devenir manche et ballot. On conçoit aisément que d’abruti on puisse remonter à ignorant. L’ignorant est celui qui ne sait pas, par exemple, dans le travail, celui qui n’a pas le tour de main, ne connaît pas les ficelles, n’est pas du métier. C’est déjà mieux pour l’idiot : il est celui qui n’appartient pas au “ corps ”, à la corporation, qui n’est pas d’ici, l’étranger. Avant de devenir celui qui ignore tout, il était donc celui dont on ne sait rien, un “ type ”, un quidam. Prise à rebours, l’étymologie conduit ainsi au sens originel de idiôtês, le “ particulier ”, un fait ou un individu quelconque, simple, unique. L’existence en tant que singularité, “ sans reflet ni double ”: telle est l’idiotie.
Le Réel. Traité de l’idiotie, plusieurs fois réédité, date de 1977. Il constitue, avec le Réel et son double (Éditions Gallimard, 1976), le socle sur lequel Clément Rosset a bâti toute sa pensée, qu’il peaufine encore aujourd’hui avec Impressions fugitives. Bergson aurait dit que les philosophes authentiques n’ont en général qu’une seule chose a dire, et mettent toute leur vie à la dire. C’est le cas de Rosset, qui, livre après livre, montre que le réel est idiot, que toute réalité est nécessairement quelconque – “ Hormis le fait de sa réalité même qui est l’énigme par excellence, c’est-à-dire tout le contraire de quelconque ” –, que tout ce qui existe peut être suffisamment expliqué par le hasard et que lui accorder une signification est tout à fait illusoire. Rendre le réel à son insignifiance revient évidemment à rendre le réel à lui-même, à en faire quelque chose d’“ unique ”. Mais, parce qu’il est ce qu’il est, tantôt déterminé tantôt fortuit, le réel forcément déçoit. Aussi l’intelligence humaine ne résiste-t-elle pas à la tentation de lui attribuer une signification, et l’affuble-t-elle de valeurs imaginaires, qui “ sont autant d’ombres portées sur la véritable « valeur » ou « nature » du réel ”. Devant le réel, l’homme, si on peut dire, fait un “ paso doble ” : il l’enchante,le fait tournoyer, lui donne de la profondeur, de l’épaisseur, un sens, une direction, une histoire, une généalogie, le dédouble, le scinde en copie-modèle, l’incruste dans un monde dont l’“ authenticité ” devrait être cherchée dans des arrière-mondes, au travers des “ reflets ” qu’il produirait, derrière des masques, des faux-semblants et des simulacres. Ce qui justifie, ensuite. La plus ancienne et la plus solennelle des mises en garde, que toute la philosophie, depuis Platon, a pris en compte : il ne faut pas lâcher la proie pour l’ombre ! Pour Rosset, il y a là, au contraire, la plus tenace des illusions. Il est en effet inutile de s’escrimer à “ creuser ” dans les choses pour leur arracher un secret qui n’existe pas : “ C’est à leur surface, à la lisière de leur existence, qu’elles sont incompréhensibles, non d’être telles, mais tout simplement d’être. ”D’où la “ vision tragique de l’existence ”qu’il défend, et qui, loin d’inventer sans cesse des miroirs, des leurres, des doubles ou des utopies pour échapper a une réalité insupportable, accepte le réel tel qu’il est, comme “ singularité stupéfiante ”, comme “ émergence insolite dans le champ de l’existence ” – avec ce qu’il peut avoir de cruel ou d’injuste.
Impressions fugitives est une sorte de coda de la réflexion sur le double commencée en 1976. Il y est question des “ doubles de proximité ”, qui ne sont pas des prolongements fantomatiques du réel mais leurs compléments, leurs attributs obligés, au sens où on ne peut songer à un corps ou à un son sans songer à l’ombre qu’il porte, à l’image qu’il reflète ou à l’écho qu’il produit (pourvu qu’il se trouve une source de lumière, un miroir ou une falaise quelconque). Si ces ombres, ces reflets ou ces échos venaient à manquer, ils “ débouteraient par leur absence n’importe quel objet d’une prétention à la réalité ”. Que serait une proie sans ombre ? Et une ombre privée de l’objet qu’elle ombrage ? Que seraient les échos ou les reflets de rien ? Habitué à quitter le territoire de la philosophie – borné par Spinoza, Schopenhauer, Nietzsche et, comme ennemi, Platon – et aller du côté du cinéma, de la peinture, de la musique ou de la bande dessinée, Rosset, pour évoquer les corps sans ombre ou les ombres sans corps, suit Ovide et Dante, Chamisso (Merveilleuse histoire de Peter Schlemihl) et Hoffmann, Chirico ou Jacques Tourneur. Il le fait avec son humour et son ironie habituels, expression d’un art maîtrisé de la désillusion qui, à force de flirter avec la désespérance (dont, dans sa vie, il a subi, il y a quelques années, les effets dépressifs), finit par la vaincre. Qu’on ne s’y trompe pas en effet : la “ vision tragique ” de Clément Rosset peut certes entraîner le pessimisme, mais aussi attiser l’amour de l’existence, parce qu’elle est lucidité – apte donc à constater (ce en quoi consiste la joie) que la vie des individus résiste malgré tout aux nombreuses et bonnes raisons de la trouver misérable, absurde ou ridicule. »
Gilbert Lascault (La Quinzaine littéraire, 15 avril 2004)
« Philosophe pénétrant, lecteur vigilant des textes des écrivains (Lewis Carroll, Hofmannsthal, Chamisso…), Clément Rosset étudie l’ombre, le reflet, l’écho. Il choisit la précision de l’indéterminé, la définition de l’indécis, l’exactitude de l’incertain, la justesse inquiétante du perplexe.
En un style très différent de celui de Vladimir Jankélévitch, Clément Rosset met en lumière le “ Je-ne-sais-quoi ” et le “ Presque-rien ”. Il analyse les jeux de l’irréel troublant, de l’illusion embarrassante. L’ombre peut être vendue, perdue ; elle peut se promener loin de son corps ; elle n’a alors guère le désir de revenir à sa servitude passée. Elle est désobéissante, rebelle : “ telle une anguille que sa peau grasse rend glissante, elle s’échappera toujours de vos doigts. ”
Les récits fantastiques, la philosophie, la poésie évoquent parfois le manque de l’ombre, parfois trop d’ombres, parfois une ombre en dehors des corps. Les ombres, leur absence ou leur déplacement insistent sur le non-vivant (sinon sur la mort qui n’est guère prononcée). Dans l’opéra de Richard Strauss, La Femme sans ombre (1919), l’absence d’ombre signale un corps essentiellement non vivant, “ ou plutôt un corps qui ne possède plus que l’apparence de la vie, ayant cessé de vivre ou n’ayant pas commencé à vivre ”. Dans L’Étrange histoire de Peter Schlemihl (1814) de Chamisso, l’individu sans ombre est persécuté, insulté et “ l’ombre surpasse dans l’opinion l’or lui-même ”. Dans un récit (1955) du Japonais Abe Kobo, une bête féroce dévore l’ombre du narrateur : “ L’ai-je rêvé ou ai-je, à ce moment, entendu mon ombre pousser un petit cri comme si, à l’agonie, elle implorait du secours ? ” Puis, très vite, le corps du narrateur semble également disparu ou “ du moins invisible ”. S’agit-il d’une rêverie, d’une folie, d’un doute méthodique, du réel terrifiant, d’un envoûtement imprécis (ou peut-être trop précis), d’un instant éphémère ?
La femme sans ombre est à la fois immortelle et “ morte à la vie ” ; un autre corps sans ombre est à la fois surnaturel et maudit. Dans le Purgatoire, Dante s’inquiète en constatant que Virgile, le guide, est dépourvu d’ombre.
Les fantômes sont des ombres eux-mêmes qui n’engendrent pas d’ombre. Le vampire, mort-vivant, n’a ni reflet ni ombre.
Mais, au contraire, dans le fantastique, des ombres sont des forces immatérielles, des violences impalpables. Dans La Féline du metteur en scène Jacques Tourneur, l’ombre de la panthère griffe et lacère... Sur l’affiche du film du Cabinet du docteur Caligari (1919), l’ombre du docteur est gigantesque, monstrueuse. Le cinéma est un théâtre d’ombres redoublées, métamorphosées, ambiguës et redoutables. Ou bien, selon Clément Rosset, “ la partie rêvante de l’homme est bien proche de sa part sombre ou de sa part d’ombre ”. Et Freud place un vers de Virgile en épigraphe : “ Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo ” (si je ne puis fléchir les Dieux, je saurai émouvoir le fleuve des ombres).
Se multiplient les jeux de la réflexion (en plusieurs sens), les miroirs présents et absents, les reflets et leur disparition, leur dispersion. Si le miroir est un appareil à enregistrer les corps vivants, il échoue à identifier le vampire et, simultanément, il est la preuve de la prétendue “ existence ” du vampire sans reflet. Ou bien, dans le Horla de Maupassant, un reflet “ saisi ” à l’improviste est un “ autre ”, si proche de moi (trop proche), m’épie... À la différence de l’écho et de l’ombre, le reflet “ présente un caractère dissymétrique qui fait que ce que je vois dans le miroir, ou le rétroviseur, est toujours l’inverse de ce qui se reflète, à l’exception de la ligne idéale qui sépare la moitié droite et la moitié gauche de l’image reflétée ”. Et cette ligne “ idéale ” perturbe et s’égare : paradoxale.
Dans Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, au-delà du miroir, l’exploration du reste de la chambre (déjà inversée) révélera l’existence d’un monde non plus reflété, mais parallèle, qui ne s’accorde plus au principe de symétrie et d’inversion. Bien d’autres récits (un film de Cavalcanti, Borges, des tableaux de Magritte...) mettent en évidence les aspects de l’autre côté du miroir, dans lequel on fait souvent de mauvaises rencontres...
Les ombres, les reflets, les échos seraient des doubles fugaces, instables, qui seraient, en principe, proches des attributs du corps. Mais, ils pourraient devenir des lointains et trouveraient parfois, séparés du corps, une autonomie étrange et dangereuse.
Alors, Clément Rosset suggère très discrètement certaines figures d’une géométrie improbable et ironique : des lignes flottantes, des surfaces déplacées, des volumes impossibles, des dimensions imprévisibles, des symétries et des dissymétries, des réfractions.
En même temps, nous devons, en quelque sorte, faire notre deuil du réel et de l’irréel mêlés. Nous nous résignons. Clément Rosset cite un poème (bien connu) du trouvère Rutebeuf (XIIIe siècle) : “ Las que sont mes amis devenus/Que j’avais de si près tenus ?/Ce sont amis que vent emporte/Et il ventait devant ma porte. ” Seuls, le vent et le souffle comptent peut-être. »
Théophile Hazebroucq (L’Humanité, 19 mars 2004)
Le réel et ses doubles
Clément Rosset s’interesse au reflet, à l’écho, qui garantissent paradoxalement la réalité.
« En 1976, Le Réel et son double inaugurait le cycle qui s’achève avec ces Impressions fugitives. Il s’efforçait d’établir, rappelle ici Rosset, que “ le double est sans doute le symptôme majeur du refus du réel et le facteur principal de l’illusion ; mais il existe certains doubles qui sont au contraire des signatures du réel, garantissant son authenticité : telle précisément l’ombre (...), tels aussi le reflet ou l’écho. ” Duplications “ fugitives ” qui, bien que produisant une impression, ne demeurent pas. C’est vraisemblablement la cause de leur traitement philosophique lacunaire. Rosset s’appuie donc principalement sur les occurrences artistiques et mythologiques de ces doubles mineurs. Mais bien que de “ seconde espèce ”, les doubles de proximité n’en sont pas moins essentiels à leur source. Car “ s’ils viennent à manquer, précise Rosset, l’objet perd sa réalité et devient lui-même fantomatique ”. Dès lors doté d’une existence bancale, parce qu’incomplète, il accède à un statut fantastique et “ évoque les créatures à la lisière de l’être et du non-être ”, comme Jésus-Christ ou les monstres. Co-présence et consubstantialité inhérentes, de ces “ attributs obligés ”, au point qu’un corps sans ombre est toujours privé d’existence naturelle et sociale, telle La Femme sans ombre, de Strauss, vouée à une stérilité éternelle. À l’inverse, lorsqu’elle s’autonomise, l’ombre se fait menaçante ou fantasmagorique. Elle offre alors à la philosophie toute sa puissance métaphorique. “ L’ombre du voyageur ” de Nietzsche représente ainsi d’après Rosset “ la part d’inconnu et d’inconscient qui guide à son insu ” l’appréhension de la réalité de tout individu, Dans La République, Platon livre “ un passage curieusement pré-freudien ”, pour Rosset : “ Il existe en chacun de nous une espèce de désir qui est terrible, sauvage et sans égard pour les lois. ” C’est que “ la partie rêvante de l’homme est bien proche, analyse Rosset, chez Platon comme plus tard chez Freud, de sa part sombre, ou de sa part d’ombre ”. Le monstrueux marque également de son sceau le corps sans reflet. Dans Les Aventures de la nuit de la Saint-Sylvestre, d’Offenbach, le héros vend son reflet, au diable sans doute, et se voit traité en paria. Stigmate rédhibitoire : ce qui ne se reflète pas est dépourvu d’âme. La malédiction frappe irrémédiablement tout être privé d’un de ses doubles mineurs. L’écho tire, lui, son nom de la nymphe homonyme, condamnée par Junon à ne pouvoir proférer de parole que pour répéter les derniers mots de ses interlocuteurs. Elle avait eu l’outrecuidance de distraire par son babillage l’épouse de Jupiter pendant que celui-ci lutinait ses congénères. Rosset, pour qui le bavardage est l’un des pires fléaux du quotidien, goûte ce châtiment avec délectation. “ Une femme silencieuse (...) est sans doute une épouse idéale ”, énonce-t-il, avant de confier que nos plus forts attachements amicaux ne sont eux-mêmes au fond que des impressions fugitives : “ L’impression d’une présence aimée (...) n’est peut-être que la prolongation narcissique de notre propre fait. ”»
Daniel Binswanger (Les Inrockuptibles, 17 mars 2004)
« Le philosophe, qui n’a eu de cesse de penser les doubles de la réalité, livre un bel essai sur les reflets, les échos et les ombres qu’elle projette.
L’ivrogne, à l’instar du héros en pleine déchéance d’Au-dessous du volcan – le grand roman de Malcom Lowry, auquel le philosophe consacre de très belles pages –, est la figure tutélaire de la traque obsessionnelle des projections imaginaires à laquelle Clément Rosset se livre. Mais il ne s’agit pas de l’enthousiasme de l’éphèbe platonicien, enivré par le banquet, qui s’élève à la vision des idées. C’est ce monde-ci que l’ivrogne voit en double. S’il n’y décèle pas de mystère, il est bien obligé de se rendre à l’évidence de sa perception troublée : le monde tel qu’il est n’est qu’un pathétique double du réel. Dans une dizaine de livres toujours incisifs et élégants, empreints du nihilisme de Schopenhauer et du matérialisme de Lucrèce, Clément Rosset tente de penser la résistance que le monde et le réel opposent à la pensée, à la représentation et à la figuration. Il décline, dans les registres les plus divers, les paradoxes du sens qui font que l’être n’est représentable que par des expressions signifiantes qui le recouvrent et l’obscurcissent dans le même temps. Clément Rosset tente de s’approcher de “ l’idiotie de l’être ”, de la contingence de tout ce qui existe, mystère qui travaille le penseur avec la même fureur ontologique que le chien poursuivant inexplicablement le pauvre M. Hulot à travers plages et village de vacances. Néanmoins, Clément Rosset ne se propose pas de creuser infiniment le secret de l’être, l’absence du sens, attitude qu’il attribue – à tort ou à raison – à la génération de ses inspirateurs directs : Bataille, Lacan, Derrida. Au contraire, il s’agit de "rendre le réel à l’insignifiance ”, car, dit-il, on pourrait ainsi “ rendre le réel à lui-même ”. Il fallait donc que l’auteur se penche sur les doubles de “ seconde espèce ”, ces “ doubles inconsistants ”, au bord de l’insignifiance, que constituent l’ombre, le reflet et l’écho – tous trois fugitifs et évanescents. Ici, la traque du réel prend des allures d’enquête de voisinage. Car si l’ombre, le reflet et l’écho ne sont que de pâles images de ce qu’ils représentent, ils en restent proches, et même inséparables. En s’engageant dans un parcours qui le mène de La Femme sans ombre de Hofmannsthal, et de la nymphe Echo chez Ovide, au théâtre d’ombres platonicien – sans oublier De Chirico et Jacques Tourneur –, Clément Rosset s’approche du dans une méditation sur ses reflets mineurs. Son nouvel essai est un bel exemple de la délicate rencontre entre pensée ontologique et idiotie de l’être. »
Du même auteur
- Le Réel. Traité de l'idiotie, 1978
- L’Objet singulier, 1979
- La Force majeure, 1983
- Le Philosophe et les sortilèges, 1985
- Le Principe de cruauté, 1988
- En ce temps-là, 1992
- Principes de sagesse et de folie, 1992
- Le Choix des mots, 1995
- Le Démon de la tautologie, 1997
- Loin de moi, 1999
- Le Régime des passions et autres textes, 2001
- Impressions fugitives, 2004
- Fantasmagories, 2006
- L'École du réel, 2008
- La Nuit de mai, 2008
- Tropiques. Cinq conférences mexicaines, 2010
- L'Invisible, 2012
- Récit d'un noyé, 2012
- Ecrits intimes. Quatre esquisses biographiques suivi de Voir Minorque, 2019
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- Le Réel. Traité de l'idiotie
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