Romans


Eugène Savitzkaya

La Disparition de Maman


1982
144 pages
ISBN : 9782707306104
11.60 €
15 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille


Ceci est un roman. C'est-à-dire un livre qui ne raconte pas qu'une seule histoire, mais qui rassemble plusieurs récits, qui les allie en d'inextricables et significatives proximités, qui fait feu de tout bois, comme dans un jeu entre enfants, gouverné par le seul souci de perpétuer l'aventure. Histoires gigognes, pleurs, cris et danses qui pourraient finalement, ne constituer que la seule vie bien remplie d'un seul protagoniste, “ Frégoli ” insensé qui tenterait toutes les expériences, les possibles et les impossibles, les imaginaires et les réelles. En ce sens, La Disparition de maman est bel et bien un roman d'aventures. Il s'adresse, en priorité, aux enfants très expérimentés que nous n'avons jamais été et dont nous n'avons jamais eu la ferveur, aux inventeurs du feu, de la roue et des patins à roulettes. Il remet en cause les habituels personnages de romans, fantoches qui, trop souvent, obéissent à une logique interne et dont tous les actes, d'une certaine manière, sont prévisibles. Le roman d'aujourd'hui doit donc, nécessairement, montrer de nouveaux héros vivants dans leur propre imaginaire et aux comportements imprévisibles qui, de plus, agissent et rêvent en symbiose avec ce qui les entoure, objets, animaux et végétaux. Chaque roman devrait être un tour du monde en cent pages. Ce roman nie le temps, se situe au-delà du temps dans la mesure où l'auteur ne considère pas ses personnages comme des créatures lui appartenant corps et bien ; ils apparaissent, disparaissent et l'on n'est jamais sûr de les reconnaître à bon escient ; ils sont doués d'une existence hasardeuse. Le livre demeure constamment ouvert. L'auteur serait dès lors devant son ouvrage, comme ce promeneur plongeant un bâton dans une fourmilière et observant ce qu'il s'y passe avec une curiosité extrême et une totale candeur. Ce livre n'entend rien démontrer, ne veut rien raconter, à la limite ne veut rien dire, mais tout apprendre, tout entreprendre et tout réussir. Et le roman devient ce qu'il devait être : une vaste chambre d'échos, un livre sans fin. 

Michel Nuridsany (Le Figaro, 19 mars 1982)

Savitzkaya, maudit et rayonnant
 
 (…) Après un détour chez Christian Bourgois pour Les Couleurs de boucheries (1981), qui tend aussi vers la poésie, voici de nouveau, aux Éditions de Minuit, un roman intitulé La Disparition de maman.
Un vrai roman, insiste l'éditeur, qui précise avec beaucoup de perspicacité attentive : “ C'est-à-dire un livre qui ne raconte pas qu'une belle histoire, mais qui rassemble plusieurs récits, qui les allie en d'inextricables et significatives proximités, qui fait feu de tout bois comme dans un jeu entre enfants gouverné par le seul souci de perpétuer l'aventure. ” Un livre extraordinaire, conduit par la seule fantaisie de l'auteur, qui nous offre peut-être, ici, mille images de lui-même et qui s'offre à lui-même le luxe de jouer avec tout, livre qui lui échappe en même temps, livre qui n'appartient pas à un genre littéraire bien défini et qui, finalement, ne connaît ni commencement ni fin, livre où on ne trouve ni intrigue captivante ni péripéties s'enchaînant les unes aux autres, où l'invention n'a que faire d'une histoire structurée, où des situations naissent brusquement, apparaissent sans raison précise et ne mènent pas à des résultats concrets. Et qui cessent, s'évanouissent dès qu'elles ont accompli leurs ténébreux desseins.
Ce roman ne se “ situe ” pas dans l'enfance : il a la ferveur propre à l'enfance. Même les personnages que l’on retrouve tout au long du récit : la sœur, le frère, le père, la mère, subissent d'incessantes transformations. Aucun “ personnage ” n'en est un, vraiment, avec des caractéristiques, une évolution psychologique. Ce sont des corps aléatoires, des êtres imprévisibles qui “ agissent et rêvent en symbiose avec ce qui les entoure, objets, animaux et végétaux ”, des créatures gouvernées par l'empire du hasard, qui disparaissent, réapparaissent sous d'autres formes et qu'on ne reconnaît pas toujours immédiatement. Ce roman émerveillé est beaucoup plus déterminé par la magie que par la logique romanesque.
Le titre, d'ailleurs, signifie peut-être moins la disparition physique (la mort) de la mère que l'escamotage propre à la prestidigitation, aux prestiges de l'illusion. Cette “ disparition ” n'a rien de dramatique. On sait très bien que “ maman ” va réapparaître : n'est-elle pas dissimulée dans le livre ?
Ou alors, si elle disparaît, n'est-ce pas pour permettre aux enfants d'accomplir leurs actes monstrueux 7
Cela dit, le contexte du livre autorise aussi cette interprétation et si “ maman ” n'était pas vraiment “ maman ”, mais un camarade de jeu qui s'appellerait “ maman ” ?
Tout dans ce livre, qui relève totalement de la fiction, n'est-il pas faux : les oignons glacés, les concombres frits, le tigre qui pleure, les dragons, l'ogre, la charrette tirée par neuf béliers célibataires aux sabots mille fois réparés ? Et même la guerre qui est là, comme dans presque tous les livres de Savitzkaya, la guerre terrible et “ jolie ”, à la fois presque réelle et totalement rêvée, avec épée de bois et panoplie et pastiche de la phrase homérique.
Nous nous trouvons dans ce récit baroque, superbe, rempli d'animaux fabuleux, de saveurs étranges, de sonorités inouïes, de formes étonnantes, de mots rares, non plus dans une sorte d'espace mythique en forme de bulle comme dans les autres récits de Savitzkaya, mais dans un livre ouvert où l'auteur ne cesse de proposer des alternatives pour chaque événement et aboutit à une sorte de ramification généralisée. Un jeu infini où l'on se perd. Où l'on disparaît dans le labyrinthe des réseaux ouverts. Comme maman. Ou peut-être en compagnie de maman. 

Marc Bredel (Le Nouvel Observateur, 9 avril 1982)

 “ Certains se demandent pourquoi creuser si profondément, et si de telles fondations sont nécessaires, mais c'est parce qu'ils n'ont jamais vu le plan et qu'ils ignorent le fin mot de l'histoire. ” Le lecteur se reconnaîtra sans doute dans ces terrassiers perplexes... L'aurait-il sous les yeux, ce plan, qu'il ne serait guère plus avancé. L'espace de Savitzkaya n'a plus rien d'euclidien ; à trop vouloir creuser dans nos trois dimensions prosaïques on ne fera que s'égarer davantage entre les temps et les personnes, abusé par ce locuteur anonyme qui change d'époque et de propos, qui débite des inventaires incongrus avec une précision maniaque, qui revient d'Afrique et d'Antarctique, tandis qu'une vague guerre se poursuit en passant, que des maisons “ phénixent ” de leurs cendres et qu'on rôtit des petites filles cannibales. Notre temps orienté et notre espace balisé présentent trop de manque à jouir et à frémir ; Savitzkaya s'en affranchit dès la première page et congédie les lois du sens commun pour réintégrer le monde de l'enfance où tous les coups sont permis.
Arrivent des personnages, dont on ne connaît que le nom, et qui disparaissent en en prenant un autre. C'est qu'entre-temps on a changé de guerre, d'histoire, de continent, et qu'il suffit de faire comme si...
On avait oublié ce sans-gêne logique d'avant l'âge de raison, Savitzkaya s'en souvient jusqu'à l’hallucination. La Disparition de maman raconte une histoire d'enfants telle qu'elle se passe dans leur tête, tout entière articulée par le principe de plaisir et le principe de terreur, et investie par une oralité omniprésente. On est loin ici de la mièvre poésie enfantine, on plonge au contraire dans l'univers de petits pervers polymorphes qui se régalent d'humus et de salive et se repaissent de fantasmes de dévoration avec la morve au nez.
Une superbe reconstitution de notre monstruosité enfouie qui vaut bien des volumes de psychologie besogneuse et dont bien des auteurs de “ bas âges ” devraient s'inspirer. 
 
La revue Minuit publie dans son dernier numéro un dialogue entre Hervé Guibert et Eugène Savitzkaya. Hervé Guibert parle du dernier roman de celui-ci, La Disparition de maman, et l'interroge sur son travail, sa vie, ses goûts, littéraires et autres. Savitzkaya se prête d'assez mauvaise grâce, semble-t-il, au jeu de l'interview. Mais il finit par dire bien des choses sur lui-même... (Minuit n°49, 1982, 70 pages)

 




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