Romans


Patrick Deville

Longue vue


1988
128 pages
ISBN : 9782707311771
7.60 €
40 exemplaires numérotés


Estimant impossible, vu la vie dissolue qu’il mène, de la recevoir chez lui, Anton-Mokhtar a demandé au jeune Alexandre Skoltz de s’occuper de Jyl pendant les vacances d’été. Jyl est-elle la fille d’Anton-Mokhtar ou (mais c’est peu probable) de Körberg, jadis amants successifs de la belle Stella ? En tout cas, le vieux Körberg, tombé par hasard sur le couple, ne va pas tarder à vouer à Skoltz une haine féroce.

 Les personnages de Longue vue, dit Patrick Deville, ont parfois les yeux levés au ciel, pour surveiller le temps qu’il fait (le temps se couvre ou se lève), et parfois les yeux baissés sur leur montre, au poignet, pour surveiller celui qui passe (une semaine du mois de juillet 1957). Le reste du temps, ils se croisent, s’épient, se rencontrent, s’évitent, s’éloignent les uns des autres. Cette semaine-là ne restera pas dans leur souvenir : il ne s’est rien passé d’important pour eux, puisque jamais (hormis le narrateur) ils n’ont eut conscience de participer, ensemble, à une histoire. 

Vincent Landel (Magazine littéraire, septembre 1988)

Le démon de Deville
Après Jean Echenoz et Jean-Philippe Toussaint, un troisième jeune romancier, tout aussi extravagant et désinvolte, rejoint le clan des Éditions de Minuit. Patrick Deville, ou le roman français à l’heure de la physique quantique.
 
 Ils ont trente ans. Ils publient des livres extravagants aux Éditions de Minuit, où l’on aime bien, de temps à autre, donner quelques coups de pied aux habitudes littéraires. Ils sont discrets, ne se réclament d’aucun école, ne fréquentent aucune coterie. En surface, ils se ressemblent par leur désinvolture, et par l’incongruité des situations qu’ils inventent : l’un, Jean-Philippe Toussaint, immerge des héros anonymes dans des baignoires (La Salle de bain) ou les maintient 150 pages durant sur une chaise, la nuit, devant les étoiles (Monsieur) ; l’autre, Jean Echenoz, commet des polars (Cherokee, prix Médicis 1983) et des récits d’aventure (L’Équipée malaise) sans meurtre et sans intrigue. Toussaint, Echenoz : deux intellectuels saisis par l’humour, réunis davantage par une fraternité de chimères que de thèmes, et qu’une approximative recherche en paternité situerait du côté des expérimentalistes rieurs ou désespérés, cela dépend de l’angle de lecture, façon Oulipo pour le goût du texte chiffré et l’amour du jeu, ou bien façon Nouveau Roman pour le refus net de la psychologie et des structures romanesques ordinaires.
Et voici qu’un troisième accoucheur de monstre, Patrick Deville, rejoignant le “ clan ”, fait paraître toujours aux Éditions de Minuit, un roman sans bruit, sans fureur, où les chiens n’aboient pas, où les caravanes s’arrêtent, et qui a l’ambition de mettre, comme Faulkner avait introduit la tragédie dans le roman policier, le roman français à l’heure de la physique quantique.
Un titre inesthétique : Longue vue, qu’aucun prière d’insérer, ô bonheur, ne nous invite à trouver intelligent ; une première phrase qui cingle comme une déclaration d’intention : Voici un livre scientifique ; et un décor-no man’s land, pays d’Afrique indéterminé, où zigzague, l’air ahuri, armé d’une longue vue, un ornithologue autrichien du nom de Körberg, revenu sur le théâtre de ses anciennes amours avec une chanteuse à la carrière brève et tragique, Stella et qui, avant de mourir, a mis au monde une fille, Jyl. L’enfant, devenue une Lolita appétissante et surdouée, a été élevée par l’ancien pianiste de la chanteuse, Anton-Moktar, personnage louche que Körberg déteste. Ce dernier a confié la fillette à l’un de ses amis Alexandre Skoltz, un “ futur artiste ” jouissant d’un “ remarquable anonymat ”, spécialiste de l’arianisme et grand amateur de jeu de go, de mathématiques et de pronostics hippiques, promu par le pianiste tuteur de Jyl pour la durée des vacances. L’ornithologue, perché sur divers promontoires, se contente d’observer les va-et-vient de Jyl et de son mentor, tout en ressassant sa haine envers celui qui lui a volé sa fille.
À ce moment de l’histoire, n’importe quel écrivain ferait évoluer les choses. Déjà, le lecteur imagine une vengeance en règle du père blessé, avec meurtre au soleil, cris et ripostes, sans omettre quelques parties de jambes en l’air entre la Lolita et son précepteur. Or, Il ne se passe rien. Ce ne sont que faisceaux croisés de regards, échanges de propos laconiques, déambulations banales, d’une plage à un restaurant, d’une pinède à une villa. Passe encore que, au sujet de l’idylle attendue entre la fillette et son tuteur, Patrick Deville, citant Stendhal, estime que “ c’est mieux s’il ne la baise pas ” ; mais comment expliquer cette situation bloquée dans laquelle les personnages, figés dans une éternité burlesque, jouent au mikado avec des bretzels, s’abîment dans leurs pensées, et s’amusent à résumer l’évolution biologique en une heure ?
Étrange et comique pantomime, régie par un narrateur tout-puissant qui passe comme un ange, se présente “ aigle ou voyeur ”, disparaît, puis resurgit à sa guise. Une façon insolente – que l’on retrouve chez Echenoz et Toussaint – de nous rappeler que nous sommes dans l’espace du roman, et qu’il y aurait quelque ridicule à feindre de l’ignorer De fait, sans ce narrateur omniscient, nous ne comprendrions pas le drame qui relie les protagonistes ; ceux-ci resteraient livrés aux puissances du hasard – ce mauvais génie défini par Cournot comme “ la rencontre de séries causales indépendantes ” –, c’est-à-dire dans l’ignorance réciproque des mots du dictionnaire, ou, pour reprendre un exemple de l’auteur, dans la situation de deux passants marchant l’un vers l’autre en regardant ailleurs – et qui, finalement, se rentrent dedans.(…) 

Jean-Claude Lebrun (Révolution, 21 octobre 1988)

 1957 : Patrick Deville, romancier, naît à Saint-Brévin-les-Pins, Loire Atlantique, indique la courte notice biographique des Éditions de Minuit. Juillet 1957 : Anton-Mokhtar, Alexandre Skoltz, Korberg et Jyl, les quatre personnages de Longue Vue, son deuxième roman, se croisent pendant une semaine, dans une ville au bord de la mer, sans doute en Afrique, sous les yeux d’un narrateur qui songe à réinventer la perspective. Une même date pour les deux événements : le rapprochement n’est pas gratuit. D’autant qu’il résulte de cette conjonction un roman curieux et fascinant, ouvrant de vastes interrogations sur ce qu’est... Ie roman. Les destinées et les trajectoires des personnages de Longue Vue ne vont donc pas cesser de se recouper sous le regard omniprésent de ce narrateur qui fait métier de peintre. En proie à une espèce de mouvement brownien, ils passent et repassent à son horizon, tissant pour lui seul une toile aux autres invisible : celle de leur histoire. L’originalité du roman de Patrick Deville tient précisément au décalage marqué entre le savoir du narrateur et l’ignorance de ses personnages, embarqués dans un récit qui se trame à leur insu. Quand pour eux rien ne se sera passé, quelque chose d’important se sera déroulé pour lui. Déplaçant continuellement les perspectives, changeant les angles aux moments les plus inopinés, même au milieu de certaines phrases, I’auteur nous fait alternativement entrer dans la peau des personnages et dans celle de l’homme qui les raconte, armé d’une longue-vue qu’il manipule au gré de sa fantaisie. L’allusion est évidemment transparente : le roman n’est plus ce miroir que l’on traîne le long des routes, mais une suite de séquences discontinues, grossies par l’objectif d’une lunette. C’est en fait une véritable parabole de la modernité romanesque que nous propose ici Patrick Deville. Ainsi il peut neiger en plein été (“ On ferait du ski sur la plage, criait Jyl, une main en cornet devant la bouche ”, nous dit la dernière phrase du livre), on peut entendre “ un bruit de gravillons déplacés ” par une moto observée au loin : peu importe puisque c’est l’apanage du roman de pouvoir prendre cette liberté de laisser parler l’imaginaire. À ceci près qu’artifices et illusions lui permettent d’introduire une cohérence là où semble régner l’aléatoire, de dégager du sens là où parait dominer l’insignifiant. Et quand l’auteur situe l’action en 1957, année de sa propre naissance, il ne fait après tout que pousser cette logique à son terme ; ses personnages sont nés avec lui et c’est à travers son histoire qu’ils se mettent à exister. Patrick Deville fait d’ailleurs tout pour leur prêter ce parfum d’étrangeté que tant d’autres s’évertuent à masquer chez leurs personnages, alors même qu’ils peuvent être tout, sauf naturels. Par là encore il récuse l’illusion romanesque et cultive l’évidence de leur a-normalité. Il y a visiblement chez Patrick Deville quelque chose du Jean-Luc Godard de Pierrot le Fou, un même désir de jouer à plein la fiction, d’inventer et de raconter, de pousser chaque personnage à une manière de quintessence de soi-même. Dans ce texte, insolite et drôle, le sérieux ne s’affiche jamais ; c’est même une histoire passablement loufoque qui naît de cette suite de séquences sautillantes comme une BD. Comme si, pour ne pas renoncer au plaisir d’inventer, Patrick Deville avait préféré laisser au lecteur le soin de découvrir les choses importantes qui motivent ses choix d’écrivain. 

 




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