Critique


Jacques Bouveresse

La Force de la règle

Wittgenstein et l’invention de la nécessité


1987
Collection Critique , 176 pages
ISBN : 9782707311344
18.50 €


Selon une conception traditionnelle de la nécessité, les propositions nécessaires expriment des faits d’un certain type, des faits nécessaires. Notre langage doit comporter des propositions nécessaires, s’il veut pouvoir représenter tous les faits que comporte la réalité. Wittgenstein soutient, au contraire, que les propositions nécessaires ne sont, en réalité, que l’expression déguisée de règles “ grammaticales ” que nous avons adoptées pour la représentation de la réalité et qui ne nous ont pas été imposées par elle en un sens comparable à celui auquel l’acceptation d’une proposition descriptive ordinaire peut nous être imposée par ce qui est décrit. L’autonomie de la grammaire contraste avec la dépendance des propositions ordinaires par rapport à la réalité et, loin de la remettre en question, en constitue au contraire la condition de possibilité essentielle. Wittgenstein qualifie d’“ arbitraires ” les propositions grammaticales, en voulant dire par là qu’elles ne sont pas elles-mêmes soumises au genre de responsabilité envers la réalité qu’elles contribuent à déterminer pour les autres propositions. Le paradoxe (que l’on pourrait qualifier de “ transcendantal ”) est que, une fois que la nécessité a été reconnue, il est impossible de dire par quoi elle pourrait avoir été imposée et qu’elle ne peut apparemment s’exprimer autrement que dans des règles arbitraires. La difficulté est de comprendre comment elle peut le faire sans risquer de disparaître purement et simplement.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

Avant-propos – 1. L’autonomie de la grammaire et l’arbitraire des règles – 2. La critique de l’idée du  corps de signification  – 3. À quoi  correspond  une règle ? – 4. Une nécessité authentique peut-elle être conventionnelle et contingente ? – 5. Conceptualisme et réalisme – 6. Les propositions mathématiques ont-elles un contenu ? – 7. Tautologies, propositions mathématiques et règles de syntaxe – 8. Les propositions a priori sont-elles des conventions linguistiques ? – 9. Le calcul et la démonstration comme  expériences  de la nécessité – 10. L’arithmétique, l’imagination et les faits – 11. Le cognitivisme, le conventionalisme et le problème de l’historicité des vérités nécessaires – Conclusion 

Robert Maggiori (Libération, 26 septembre 1987)

Wittgenstein, mode d’emploi, bis
Ludwig Wittgenstein affirmait qu’ en philosophie une question se traite comme une maladie . En 1976,
Le Mythe de l’intériorité de Jacques Bouveresse essayait sans succès d’inoculer à la France cette pensée ovni. Deuxième tentative de contamination.
 
 Un pavé dans la mare : voilà ce qu’aurait pu être, en 1976, le livre de Jacques Bouveresse, Le Mythe de l’intériorité. Expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein. C’était effectivement un pavé – 734 pages ! –, mais, dans la mare, il n’y avait point d’eau, si bien qu’au lieu de faire splash, le livre fit un flop. Bouveresse le dit lui-même aujourd’hui : “ Étant donné le peu d’écho qu’il a suscité ”, l’ouvrage, publié il y a un peu plus de dix ans, “ aurait pu tout aussi bien ne pas l’être ”.
On a du mal à croire – tout est là, pourtant, pour l’attester – qu’il y a à peine une décennie le champ – ou la mare – des “ études wittgensteiniennes ” était déjà traité en classique. Force est de reconnaître, cependant, que si l’“ introduction générale à la philosophie de Wittgenstein ” que représentait le monumental ouvrage de Bouveresse resta sans écho (ce n’est pas tout à fait vrai : il valut à Bouveresse d’être reconnu précisément comme l’introducteur de Wittgenstein en France), c’est bien que Wittgenstein apparaissait, dans le champ philosophique français, comme un martien ou un OVNI : “ Le cas de Wittgenstein pose un problème difficile à la philosophie française contemporaine, qui ne réussit toujours pas à prendre au sérieux un philosophe de notre époque autrement qu’en lui assignant une place quelconque sur l’itinéraire obligatoire qui a mené la philosophie occidentale de Kant à Heidegger et au post-heideggerianisme (s’il y en a un) et se refuse obstinément à imaginer qu’il ait pu exister d’autres possibilités et d’autres voies. ”
On pourrait dire tout cela au passé, si l’on considérait qu’aujourd’hui Wittgenstein, dont maints ouvrages ont été mis à disposition du public français, compte parmi les philosophes les plus cités. Erreur, dirait Bouveresse : l’engouement pour l’auteur du Tractatus logico-philosophicus (alias TLP) est à la proportion de la mécompréhension et de la méconnaissance de sa pensée. “ Le véritable délire de persécution, que suscite immanquablement chez les maîtres à penser de la philosophie française toute évocation de choses comme la logique, l’exactitude, la rationalité, etc., est un spectacle toujours aussi réjouissant pour les connaisseurs. Ce qui est plus inquiétant est que Wittgenstein soit utilisé aujourd’hui principalement pour justifier et encourager cette attitude infantile. (...) Wittgenstein a dit un jour à Drury qu’il voulait que sa philosophie soit  business-like  et que c’était son métier de destituer les propriétaires incapables qui exploitent des immeubles sordides. Aujourd’hui, comme Nietzsche ne fait visiblement plus recette et que Heidegger commence probablement à s’user quelque peu, les propriétaires immobiliers qui sont responsables de la misère de la philosophie et du niveau lamentable de la discussion philosophique dans notre pays, après avoir découvert le concept de  jeu de langage  et quelques autres gadgets wittgensteiniens, se servent de Wittgenstein pour essayer de relancer leurs opérations lucratives. ”
Bouveresse, qui, on le voit, ne se décide toujours pas à limer les canines particulièrement acérées montrées dans Le Philosophe chez les autophages et Rationalité et cynisme, n’a sans doute pas tort de dénoncer quelques utilisations “ pour rire ”, et pour faire chic, de Wittgenstein. Mais il aurait eu franchement raison s’il avait insisté, encore plus qu’il ne l’ait fait, sur les facteurs, tenant autant à notre tradition philosophique qu’à la façon totalement atypique dont Wittgenstein “ fait de la philosophie ” (si tant est qu’on puisse employer à son égard cette expression dans son sens courant), qui rendent si malaisée l’approche du penseur viennois. À la tête d’une œuvre composée en partie “ après coup ” (et sans cesse remaniée) par ses légataires à partir de l’exploitation d’un “ fonds ” aussi exceptionnel que difficile à étudier, procédant par aphorismes et dans un style souvent oraculaire, totalement coupé de la tradition philosophique classique – il n’aurait probablement lu, selon G. G. Granger, que Platon et Schopenhauer –, volontairement étranger au souci d’“ élaborer ” la moindre hypothèse, thèse ou théorie, assénant à toute la philosophie le plus grand coup qu’elle ait reçu, refusant toute philosophie de l’histoire, niant même toute capacité qu’aurait la philosophie de prouver, expliquer ou prévoir, dévitalisant carrément les catégories, grâce auxquelles les philosophes philosophent (langage privé, conscience, sujet, essence, vérité, etc.), Ludwig Wittgenstein ne pouvait pas, ne peut sans doute pas encore, sans forceps, pénétrer la philosophie que l’on dira “ française ”, ou “ à la française ”. Que Jacques Bouveresse republie aujourd’hui tel quel – à quelques pages de préface près – Le Mythe de l’intériorité apparaît donc plus que justifié, puisqu’en onze ans, dans la “ réception ” sérieuse de Wittgenstein, rien n’a fondamentalement changé, sinon qu’aux lectures déjà existantes (Vuillemin, Shalom, Granger) et aux commentaires essentiels de Bouveresse lui-même, se sont ajoutés quelques autres rares commentaires (Oussama Arabi, Elisabeth Rigal...), et, bien entendu, maintes études étrangères traduites.
À l’étranger justement, la confrontation serrée entre les diverses “ interprétations ” de Wittgenstein, ou plutôt des “ deux ” Wittgenstein, celui du Tractatus et celui des Recherches philosophiques, – nous n’en avons que quelques échos : Ryle, Wisdom, Weinberg, Maslow, Barone, Pitcher, Rhees, Anscombe, Griffin, Charlesworth, Gargani, Malcolm, Fann, Shibles, Staten, Hacker, and so on – alimente la plupart des débats philosophiques. En France, l’“ introduction générale à la philosophie de Wittgenstein ” que repropose Bouveresse, et selon laquelle le travail du dernier Wittgenstein n’entrerait pas dans le cadre de la philosophie analytique, ne viserait aucun achèvement, ne suivrait aucune “ progression ”, n’aurait aucune ambition de reformuler dans de nouveaux modules conceptuels les problèmes philosophiques traditionnels – bien que le cartésianisme et le platonisme, excusez du peu, soient “ tout retournés ” par les recherches de Wittgenstein – et, surtout, mettrait totalement en crise la (prétendue) “ scientificité ” du discours philosophique, cette introduction générale, donc, risque de s’imposer par elle-même et d’apparaître comme une “ somme” incontestable.
Il est vrai que le commentaire de Bouveresse est si touffu, si argumenté, étayé, circonstancié, bétonné, qu’il désespère d’avance toute lecture antagonique ou contradictoire. Or, “ approcher ” Wittgenstein ne peut pas se faire sans essais multiples, sans controverses, dans la mesure où, comme ledit Bouveresse lui-même, Wittgenstein est parfois si hermétique, procède de manière si atypique qu’on n’est jamais sûr ni d’avoir compris ce qu’il voulait dire, ni de la possibilité que ce qu’il voulait dire pût un jour être compris. Ces controverses viendront, sans doute, car Bouveresse n’est plus le seul, en France, à travailler sur Wittgenstein. Pour l’heure, Bouveresse, qui ne cite d’ailleurs pratiquement jamais d’auteurs français, préfère, sinon se contredire, du moins “ se compléter ” lui-même, en publiant, en même temps que la réédition du Mythe de l’intériorité, un autre livre, plus succinct : La Force de la règle. Wittgenstein et l’invention de la nécessité (Éditions de Minuit, 1987).
La tâche de la philosophie est de montrer la correspondance entre les faits et les propositions, autrement dit de fixer les limites de ce qui a un sens et peut donc s exprimer en un langage rigoureux. De ce qui ne peut guère s’exprimer en un langage rigoureux, par exemple les “ valeurs ”, le philosophe ferait bien de ne pas s’occuper. “ Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. ”
Voilà, en gros, la “ leçon ” du Tractatus. Et voilà aussi ce qui, même à l’intérieur du Cercle de Vienne, allumera les plus vives discussions. Wittgenstein lui-même s’apercevra que réduire les propositions à de simples “ réflexions ” de faits implique que tout le langage soit lui aussi réduit à une communication des consciences par laquelle faits et objets (extérieurs ou “ intérieurs ”) se trouveraient “ nommés ” (“ De l’eau ! Allez-vous en ! Oh aïe ! C’est beau ! Non ! Seriez vous d’avis de définir ces mots de  dénomination d’objets  ? ”)
C’est pourquoi, lorsque, en 1929, Wittgenstein revient à Cambridge après une “ disponibilité ” ou un ermitage de quelques années, il change radicalement de point de vue : il ne faut pas réduire les formes du langage à un genre unique, mais s’intéresser à la multiplicité des outils dans le langage et aux façons dont ils sont utilisés. Pour comprendre le langage dans toute sa complexité, il faut construire un modèle linguistique ; mais ce modèle ne sert qu’à éclairer le “ jeu ” qui se déroule dans le langage et à en mettre en évidence les règles d’utilisation. Wittgenstein tourne donc son attention de plus en plus vers le langage de la vie courante, et non plus vers le langage-modèle de la science. Il s’agit d’éliminer les confusions qui, dans le langage courant, introduit l’usage incorrect des règles du jeu, fixées par l’usage “ courant ”. Ou se libérant de l’usage incorrect des expressions, on se libère aussi, selon le “ second Wittgenstein ”, de tous les problèmes philosophiques enracinés précisément dans cette incorrection.
Wittgenstein rapportait les conditions de sens des symboles à leur appartenance au langage, pris comme système de signes ayant le statut d’un calcul et dont la grammaire, à savoir le complexe des règles qui le disciplinent, est arbitraire et non susceptible de justifications. Le sens des expressions linguistiques n’était plus indexé au pouvoir de “ représentation ”, dont le langage serait muni grâce à une mystérieuse capacité de transition vers (et de traduction de) la réalité engendrée par la pensée. La matrice du sens est, dans l’usage, discipliné par des règles, des expressions, au sein de cette structure de calcul qu’est notre langage.
Le problème de l’accord ou de l’adéquation entre le langage et le monde se trouvait ainsi déplacé vers un cadre exclusivement grammatical (déplacement qui, naturellement, fait se retourner dans leur tombe Platon et tous les platoniciens, c’est-à-dire tous les philosophes que l’“ autonomie de la grammaire par rapport à la réalité ” met quasiment au chômage). Qu’est-ce, dans ce cadre, qu’une règle et qu’est-ce qu’appliquer une règle ? C’est sur cette “ simple ” question que revient Bouveresse dans son nouveau livre, lequel “ travaille ” de nouveau la question – qui n’est, bien sûr, pas “ linguistique ” – de l’enquête grammaticale sur les usages du langage, la critique du mentalisme, la fonction des “ jeux de langage ”, la discussion sur les fondements logiques des mathématiques, ou le modèle grammatical du langage des expériences internes. Le Mythe de l’intériorité et La Force de la règle, sommés, constituent un travail colossal, dont aucun chercheur, intéressé à Wittgenstein, ne pourra se priver. Raison de plus pour déplorer le peu d’efforts “ pédagogiques ” faits par Bouveresse, notamment dans La Force de la règle. L’aridité même du style de Bouveresse, dont le souci quasi maniaque de précision (bienvenue à l’époque de l’approximation régnante) fait exclure toute fioriture, l’impression qu’il donne de supposer connu tout ce dont il parle (alors que toutes ses références sont anglo-saxonnes et allemandes), le niveau d’abstraction auquel il place sa réflexion, rendent non seulement la lecture vraiment ardue mais, de plus, font parfois perdre de vue les enjeux.
“ En philosophie, une question se traite comme une maladie ”, a écrit Wittgenstein. Bouveresse, nul n’en doute, est un excellent médecin. Mais pour traiter les questions épineuses que l’on trouve dans l’“ album ” des réflexions wittgensteiniennes, il a préféré, au traitement homéopathique, le... traitement de cheval ! 

 

Du même auteur

Voir aussi

Sur Jacques Bouveresse :
* Critique n°567-568, numéro spécial, septembre 1994,  Jacques Bouveresse : Parcours d’un combattant  (Minuit, 1994).




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