Le sens commun


Pierre Bourdieu

Homo Academicus


1984
Collection Le sens commun , 320 pages
ISBN : 9782707306968
25.00 €
Réédition augmentée d’une postface de l’auteur, 1992


Le sociologue peut-il comprendre objectivement le monde dans lequel il est pris ? Épreuve redoutable, à laquelle se soumet l’auteur de ce livre sur le monde universitaire français. Pour échapper aux objectivations partielles de la polémique, il faut appréhender le monde universitaire comme un champ dans lequel s’affrontent plusieurs pouvoirs spécifiques, correspondant à des trajectoires sociales et scolaires et aussi à des productions culturelles irréductibles, sinon incompatibles. Et mettre toutes les techniques d’objectivation disponibles au service de la construction de l’espace des positions universitaires – et des “ espèces ” correspondantes de l’homo academicus. Cet espace, c’est-à-dire la structure de la distribution des différentes espèces de pouvoir, est en effet au principe des prises de position intellectuelles ou politiques des universitaires aussi bien en période d’équilibre qu’en temps de crise, et notamment en mai 1968.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

Chapitre 1 : Un  livre à brûler . Le travail de construction et ses effets. Individus empiriques et individus épistémiques.

Chapitre 2 : Le conflit des facultés. Distanciation et adhésion. Compétence scientifique et compétence sociale.

Chapitre 3 : Espèces de capital et formes de pouvoir. La structure de l’espace des pouvoirs. Les professeurs ordinaires et la reproduction du corps. Temps et pouvoir. Les hérétiques consacrés. Des adversaires complices. L’aggiornamento. Positions et prises de position.

Chapitre 4 : Défense du corps et rupture des équilibres. Les substitutions fonctionnelles. Une crise des successions. Une finalité sans fins. Un ordre temporel. La rupture des équilibres.

Chapitre 5 : Le moment critique. Une contradiction spécifique. La synchronisation. La crise comme révélateur. Des opinions publiées. L’illusion de la spontanéité.

Annexes : 1. Les sources utilisées – 2. 1. (a, b, c) Les transformations morphologiques des facultés – 2. (a, b,) Les transformations morphologiques des disciplines – 3. Le hit-parade des intellectuels français – 4. Les analyses des correspondances – Table des tableaux et graphiques. 

Frédéric Gaussen (Le Monde, 16 novembre 1984)

Pierre Bourdieu  vend la mèche 
Une étude sociologique des universitaires qui est aussi un manifeste pour la liberté intellectuelle.
  Les sociologues sont des gens déplaisants. Ils font penser à ces anatomistes qui, contemplant le corps d’une jolie femme, n’y voient qu’un squelette et des viscères. Lorsqu’ils étudient la politique, l’art ou le travail – c’est-à-dire des domaines où. s’exaspèrent les passions humaines – ils sortent des statistiques de sexe, d’âge, de professions, pour nous expliquer que les individus ne sont que les agents dociles de leur catégorie sociale. Pour ces matérialistes impénitents, le génie, l’invention, sont des notions suspectes.
Ce sentiment déconcertant, le lecteur l’éprouvera avec une particulière acuité en lisant le dernier livre de Pierre Bourdieu sur les universitaires. C’est que Bourdieu ne se contente pas de faire l’analyse sociale de la corporation des enseignants, en montrant – ce qui ne surprend guère – à quel point le poids des héritages influe sur les carrières. Il va plus loin en faisant de ces déterminismes sociaux la clef des choix scientifiques, du travail proprement intellectuel. Il entend démystifier l’idée selon laquelle la production académique serait le pur résultat du talent. Selon lui, le choix des disciplines, l’orientation des recherches, les valeurs de référence, la notoriété personnelle, dépendent directement de la position occupée dans le champ institutionnel, laquelle est induite par l’origine sociale, le passé scolaire et universitaire.
Bourdieu observe que le monde universitaire – et les luttes d’influence qui le traversent – s’organise selon deux hiérarchies inversées – mondaine et académique, – qui vont des sciences à la médecine, en passant par les lettres et le droit. Issus principalement des classes supérieures de la société, les médecins et les juristes sont les plus proches du pouvoir économique et politique. C’est de cette connivence – qui est aussi une dépendance – qu’ils tirent leur autorité au sein de l’institution universitaire. En revanche, leurs relations avec la recherche sont plutôt distantes, n’ayant pas besoin de ce truchement pour se faire reconnaître. À l’autre bout de la chaîne, les scientifiques, qui sont le plus souvent issus des classes moyennes, tiennent l’essentiel de leur pouvoir et de leur prestige de leurs activités de recherche.
Mais Pierre Bourdieu centre surtout son étude sur les littéraires, qui, issus, pour une large part des professions enseignantes et intellectuelles, occupent une position intermédiaire. Ayant peu de relations avec les puissants de ce monde, ils tiennent leur influence d’une part des contraintes très strictes qu’ils imposent pour assurer leur cooptation (dont la monumentale thèse d’État est le symbole par excellence), d’autre part de la notoriété que leurs publications leur permettent d’acquérir sur le marché de la culture. Mais cette double forme de légitimité est à l’origine des tensions qui les divisent. Nombre de candidats à la dignité professorale, lassés par la longueur des épreuves initiatiques – ou incapables d’y satisfaire – préfèrent les voies plus courtes que peuvent offrir des institutions ou des disciplines nouvelles et moins regardantes, ou des performances spectaculaires dans le journalisme, l’édition, ou simplement les salons parisiens.
Pour Bourdieu, les facultés des lettres ont connu un certain équilibre tant qu’un accord implicite unissait les tenants des titres universitaires et les postulants. Tous admettaient qu’il existait un cursus type pour accéder au sommet (être un homme d’un milieu intellectuel, normalien et agrégé dans un bon rang, avoir un bon patron de thèse et être docteur jeune).
Les difficultés ont commencé lorsque, sous l’effet de l’augmentation des effectifs d’étudiants, on se mit à recruter des assistants ne répondant plus exactement à ces critères. Ces enseignants de second choix comprirent que la route des honneurs leur était fermée. D’où un sentiment d’amertume, de déclassement, qui fit, qu’ils cessèrent de s’identifier à une institution ne répondant pas à leurs attentes. L’heure de la rupture était proche.
Celle-ci éclata, explique Pierre Bourdieu, lorsque la colère des enseignants subalternes en rencontra une autre de même nature : celle des étudiants moins huppés socialement et scolairement qui commençaient à affluer dans des disciplines excitantes mais sans débouchés : la sociologie (pour les garçons) ou la psychologie (pour les filles). Mai 68 fut le résultat de la conjonction occasionnelle de ces deux malaises. Son idéologie spontanéiste, sa dénonciation du mandarinat, exprimaient la révolte des déclassés.
Esquissant, à partir de cet exemple, une théorie des processus révolutionnaires, Pierre Bourdieu estime que ceux-ci s’enclenchent lorsque des catégories distinctes d’individus se trouvent, au même moment, faire l’expérience des mêmes processus d’exclusion. On peut parler alors d’un phénomène d’“ orchestration objective ” même si aucun manipulateur suprême n’est là pour harmoniser les tempos de processus parallèles mais hétérogènes.
Une fois que ce mécanisme est en marche nul n’y échappe, et l’on peut voir tous les acteurs concernés trouver naturellement leur rôle dans le drame. Ce qu’on a appelé la “ politisation ” de l’Université, estime Pierre Bourdieu, n’était que cette mise en scène des positions et des opinions préexistantes, mais cachées. L’effet le plus sacrilège de mai 68 aura été de menacer “ l’immense socle de silence qui est au fondement de l’institution universitaire ”.
Ce silence, le sociologue aura aussi contribué à le lever à sa manière, qui fera grincer des dents. On ne manquera pas de relever que le regard hautain avec lequel il contemple un milieu qui après tout est le sien porte la marque orgueilleuse de l’institution – le Collège de France – dont il fait partie. L’auteur ne se cache pas les difficultés qu’il y a à se vouloir l’observateur de son propre microcosme, et se demande si son livre n’est pas “ à brûler ”, comme celui du mandarin Li Zhi, qui livrait les règles du jeu mandarinal.
Mais cette odeur de fagot ne tient pas seulement à ce que l’auteur, comme il dit, “ vend la mèche ”. Ce qui donne à cet ouvrage – d’une lecture souvent austère – son attrait sulfureux, c’est certes son côté “ livre à clef ” (les initiés se délecteront à mettre des noms derrière les portraits robots), mais aussi la violence qui le sous-tend et en fait autant un pamphlet – bien que l’auteur ne cesse de s’en défendre – qu’un ouvrage scientifique.
Pierre Bourdieu n’est pas en effet de ces sociologues froids qui prennent la réalité avec des pincettes. C’est un homme passionné, ombrageux, qui se fait une idée exigeante du travail intellectuel, et qu’on sent rager devant les compromissions auxquelles s’exposent nombre de ses collègues attirés par l’éphémère gloire médiatique.
Pour lui l’homo academicus est une espèce qui a ses travers et ses petitesses, mais dont il faut surtout éviter la disparition. Elle représente en effet, si elle sait rester ferme sur les principes, l’autonomie de l’esprit face aux pouvoirs qui cherchent à le séduire ou le réduire. Cet ouvrage de sociologue est aussi un manifeste. Un appel aux intellectuels a résister. 

Robert Maggiori (Libération, 24 décembre 1984)

Ce que Bourdieu veut dire
Pierre Bourdieu se propose dans son dernier livre de faire la genèse, l’histoire et la géographie des positions de pouvoir au sein de l’Université et du monde intellectuel. Mais
l’Homos Academicus est avant tout un discours de la méthode sociologique.
 
 Que puis-je faire si quelqu’un me dit : “ Désobéissez-moi ! ” ? Si j’obéis, je... désobéis. Et si je désobéis, j’... obéis ! C’est à un “ double bind ” de ce genre que se trouve confronté le pauvre critique appelé à rendre compte du dernier livre de Pierre Bourdieu, Homo Academicus. Le livre se propose de faire la genèse, l’histoire de la géographie des positions de pouvoir au sein de l’Université et du monde intellectuel, positions que les rapports entre intellectuels et journalistes contribuent à fixer. Peut-on alors ne pas parler de ce livre ? Ce serait justifier bon nombre de ses analyses, relatives notamment aux relations symbiotiques (ou d’exclusion et d’ostracisme) que certains organes de presse entretiennent (ou n’entretiennent pas) avec certaines institutions, facultés ou écoles. Est-il possible d’en parler ? Ce serait, pour utiliser les termes mêmes de Bourdieu, utiliser “ le pouvoir que donne l’accès au journalisme ” pour majorer – ne serait-ce que de manière infime – la notoriété et le pouvoir de celui (= Bourdieu lui-même) qui tente de penser les positions de pouvoir sans se placer lui-même dans une position de sur-pouvoir, et donc modifier d’une certaine manière l’objet même du livre.
Ces quelques remarques “ préliminaires ” pourront paraître particulièrement tordues : elles ne sont pourtant pas étrangères au sujet même de l’Homo Academicus ni au style de réflexion proposé par Pierre Bourdieu C’est Bourdieu qui enjoignait, il n’y a pas si longtemps, à comprendre “ ce que parler veut dire ”. Et si le critique cherche à savoir “ ce que parler d’un livre de Bourdieu veut dire ”, c’est que Bourdieu lui-même, dans un extraordinaire chapitre de l’Homo Academicus plaisamment intitulé “ Un livre à brûler ? ”, se demande “ ce que parler du monde des intellectuels veut dire ” pour un intellectuel qui, dans ce monde, est comme un poisson dans l’eau, sinon Neptune himself.
Que pouvait-on en effet objecter à Bourdieu avant même de lire son livre ? Qu’on ne peut pas, sauf à sacrifier toute objectivité scientifique, parler de manière “ dégagée ” et neutre d’un monde social où l’on se trouve soi-même gagé et engagé.
Pour répondre d’avance à une telle objection, Pierre Bourdieu a rédigé un chapitre de cinquante pages qui est peut-être plus fort que tout le livre et constitue sans doute l’une des leçons les plus magistrales de méthodologie sociologique. Depuis qu’il est au Collège de France, Bourdieu ne se permet plus aucun “ essai ” : il ne frappe que par de coups de maître, et ici il en réussit un extraordinaire. Il se fait en même temps “ Descartes ” et “ Mersenne ” (mais on ne peut même pas utiliser une telle comparaison : Bourdieu la prendrait pour l’un des traits de la prétention de la philosophie à “ coiffer ” la sociologie !), tisse à la fois objections et réponses aux objections pour repérer, épingler, effacer tous les “ biais ” qui pourraient induire sur son enquête des effets pervers ou en émailler la scientificité.
Le résultat est époustouflant : par l’ intelligence qu’il atteste, par la “ maîtrise du sujet ” dont il témoigne, il en devient même effrayant, en ce qu’il désespère, d’avance, toute critique. La définition de l’univers de l’enquête, les méthodes d’échantillonnage, le choix de la population, les critères qui permettent de fixer le “ prestige ” d’un intellectuel, le rôle de l’“ intuition ” dans l’enquête, le rapport entre les méthodes d’approche “ objectiviste ” et “ perspectiviste ”, les biais inhérents à la place de l’observateur, la construction de “ l’ensemble fini et complet des propriétés qui fonctionnent comme des pouvoirs efficients dans la lutte pour les pouvoirs spécifiquement universitaires ”, la distinction entre le jugement de valeur, dont doit s’abstenir le sociologue, et le fait de valeur qu’il doit enregistrer, le danger qu’il y aurait à convertir l’“ énonciation constatative ” en “ dénonciation performative ”, tout est passé au peigne fin, jusqu’à ce que soient enlevés tous les “ nœuds ” du travail d’enquête sociologique et jusqu’à ce qu’apparaisse, en clair, une véritable épistémologie de la sociologie.
Le discours est si bien agencé, si diaboliquement fermé sur lui-même, comme ces fines architectures que l’on dit être des “ bijoux ”, qu’il finit par apparaître comme un monument élevé à la gloire de la scientificité de la sociologie. Mais l’accuse-t-on de “ scientisme ” ou de “ positivisme ” qu’aussitôt Bourdieu répond : “ le souci de contrôler son discours, c’est-à-dire la réception de son discours, impose au sociologue une rhétorique scientifique qui n’est pas nécessairement une rhétorique de la scientificité : il s’agit pour lui d’imposer une lecture scientifique et non la croyance dans la scientificité de la chose lue ”. Acharné, avec une machiavélique habileté, à peaufiner les traits d’une science sociale “ armée de la connaissance scientifique de ses déterminations sociales ”, Bourdieu a même le culot de professer une “ docte ignorance ” et jouer son Socrate : “ faire sans savoir complètement ce que l’on fait (ô le menteur !), c’est se donner une chance de découvrir dans ce que l’on fait quelque chose que l’on ne savait pas ” !
Honnêtement, on peut dire que la pertinence extrême de la première partie de l’Homo Academicus, apparaissant comme une sorte de “ discours de la méthode ” sociologique, finit par éclipser l’enquête elle-même sur le monde universitaire et ses résultats : les superpositions possibles du champ du pouvoir et du champ universitaire, les positions respectives, dans la structure du champ universitaire, des différentes facultés, l’organisation de chaque faculté, le rapport entre les différentes disciplines au sein de chaque faculté, les formes de pouvoir que lettres et sciences humaines revêtent dans les facultés, les mécanismes d’acquisition, de conservation, et de reproduction du pouvoir qui “ positionnent ” les chercheurs. De cette “ tentative pour esquisser une histoire structurale de l’évolution récente du système d’enseignement ” – qui n’a comme défaut, temps d’enquête oblige, que d’exploiter des données recueillies il y a plus de dix ans – il serait vain d’attendre des révélations sulfureuses sur un royaume népotiste de copains et de coquins ou des dénonciations ad personam : Si l’on excepte quelques flèches empoisonnées à l’adresse de tel ou tel, l’analyse apparaît aussi froide et “ armée ” que peut l’être, précisément, une enquête qui ne cède jamais à la “ régression vers l’essayisme ” ni à l’extrapolation philosophique.
Particulièrement indicative est, à cet égard, l’analyse que Bourdieu fait de la crise, du moment critique (notamment Mai 68) qui casse le temps historique et divise le champ social selon des veinules et des pointillés préexistants : car le moment critique est aussi le moment où l’on peut voir à l’œil nu, si on peut dire la correspondance entre la position dans le champ social et notamment le champ universitaire, et la prise de position intellectuelle, idéologique ou politique, qui est l’un des points clé de toute la sociologie de Bourdieu. Si dans la crise tout devient possible, c’est qu’avec elle se trouve brisée l’expérience ordinaire du temps “ comme simple reconduction du passé ou d’un avenir inscrit dans le passé ”. Transférée sur le champ universitaire – et le rapport est légitime puisqu’en 68 c’est la crise universitaire qui s’est transformée en crise générale – la crise produit le même effet : elle casse la chaîne des “ droits de préemption sur les possibles ”, ébranle la structure temporelle du champ, auparavant “ assurée ” par les profils de carrière, les trajectoires ou les cursus honorum, et donc brise les processus de reproduction. Cette indétermination provisoire des possibles conduit chaque agent, dont la position ne se trouve plus assurée par la reproduction cyclique des pouvoirs, des honneurs et du prestige, à se repositionner “ nettement ”, comme on dit (en 68 chacun était sommé de “ choisir son camp ”), ce qui a pour effet de rendre “ moins brouillée et donc plus lisible que dans l’expérience ordinaire, la relation qui s’établit entre l’espace des prises de positions politiques et l’espace des positions sociales ”.
D’une certaine manière, avec l’Homo Academicus, Bourdieu réactive la fonction première de la sociologie, qui est de comprendre le monde social et non d’alimenter des mythes politiques ou “ aider ” un pouvoir quelconque à mieux se servir du pouvoir. Paradoxalement, ce livre risque, pour cette raison même, de ne pas connaître le même écho – ou plutôt de ne pas avoir les mêmes effets – que, par exemple, Les Héritiers, dont les thèses avaient alimenté à peu près tout ce qui se disait sur l’école. Il pourrait être un “ maître livre ” de sociologie, rendant nuls et non avenus tous les prétendus constats d’une crise actuelle de la sociologie, mais n’être reçu que comme un extraordinaire “ coup d’épée dans l’eau ” par tous ceux à qui la sociologie s’est trop souvent présentée comme l’“ héroïne libératrice ” de toutes les oppressions et la fée Carabosse qui, d’un coup de baguette, devait faire s’évanouir toutes les illusions. 

 




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