Paradoxe


Jean-Louis Chrétien

Promesses furtives


2004
Collection Paradoxe , 208 pages
ISBN : 9782707318824
22.30 €


Prendre ou recevoir la parole, faire confiance à son pouvoir, verser des larmes de tristesse ou de joie et accompagner celles d’autrui, se servir des choses et des outils qui nous entourent, incorporer ce qu’on fait sien, s’incorporer à une communauté historique, chercher et trouver, ne pas trouver ce qu’on cherchait, trouver aussi ce qu’on ne cherchait pas, tels sont les actes quotidiens dont ce livre aborde le sens.
Ces actes lourds d’humanité sont décrits dans leurs diverses possibilités avec l’aide de philosophes et de mystiques, de poètes et de romanciers variés, qui vont des Grecs au XXe siècle. Ce sont des promesses d’avenir que nous recevons au lieu de les faire, et tenons sans les avoir passées. Furtives, elles peuvent passer inaperçues au milieu du tumulte, mais elles seules, dans leur simplicité, nous apprennent la patience de la pensée, la douceur du geste, le courage de l’espérance, et cette “ vérité dans une âme et dans un corps ” dont parlait Rimbaud.

ISBN
PDF : 9782707337764
ePub : 9782707337757

Prix : 15.99 €

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Robert Maggiori (Libération, 30 septembre 2004)

La promesse de l’autre
Dans la geste quotidienne avec Jean-Louis Chrétien, penseur du fugitif.
 
 On voit assez bien ce que c’est, prendre un train. On voit aussi qu’on ne le prend pas comme on prend une truelle pour étaler le plâtre ou un marteau pour enfoncer un clou, ni comme on prend la décision de se marier ou de s’expatrier. Les objets se laissent prendre parce qu’ils ont des prises, des poignées ou des anses, ou simplement parce qu’ils ont surfaces et volumes, mais si on prend un enfant dans ses bras, ce n’est pas parce qu’il a un cou, un tronc et des jambes. On peut prendre les coups, et bien ou mal prendre des mots, des attitudes ou des gestes. Il est des problèmes épineux qu’on ne sait pas “ par quel bout prendre ”, et des personnes susceptibles qu’on ne sait “ comment prendre ”. Qu’est-ce qui est “ pris ” quand on est surpris, pris au dépourvu, pris pour un autre ou pris au piège ? Et la parole, pourquoi doit-on la prendre, alors qu’elle nous a été donnée ? Quand vient à l’esprit l’idée, peut-être saugrenue, de comprendre ce que prendre signifie, on ne se tourne pas incontinent vers la philosophie, dont on pense qu’elle a d’autres chats à fouetter, bien moins domestiques. Pourtant, sa source est l’étonnement : philosopher, comme le disait Jankélévitch, c’est se comporter vis-à-vis du monde et d’autrui comme si rien n’allait de soi. Aussi devrait-elle faire feu de tout bois, y compris de ces brindilles que sont les activités ou les démarches les plus courantes de la vie. Jean-Louis Chrétien en est convaincu : en bon phénoménologue, il n’a cessé de penser ce que promettre, espérer, appeler, regarder, se fatiguer, par exemple, veulent dire, sans doute parce que “ la plus haute dramaturgie est celle de nos gestes les plus simples, et l’ordinaire de nos jours, le seul véritable extraordinaire ”.
La promesse engage, elle oblige moralement lorsqu’elle tient à la parole donnée – parole d’honneur – et elle contraint juridiquement si elle s’est traduite en accord, en convention ou en contrat. Mais il est également “ des promesses tacites, diffuses, anonymes, des promesses que personne n’a faites et que tous nous recevons, des promesses qui nous viennent des choses, du monde, des actes ou des œuvres et qui partout chatoient comme une couleur d’aurore, comme l’avenir qui nous apparaît, en puissance et en latence, en attente de nous ”. C’est à elles que Jean-Louis Chrétien consacre son dernier livre, Promesses furtives.
Pourquoi dit-on d’une situation ou d’un travail qu’il est “ prometteur ”, d’un visage qu’il est “ engageant ”, d’une personne qu’elle est “ obligeante ”,alors même que “ nul n’a fait de promesse, contracté d’engagement souscrit à une obligation ” ? Quelque chose est “ donné ” – à entendre, à voir, à sentir, à comprendre – sans qu’on l’ait demandé, exigeant, pour être vu, entendu, senti, compris, “ la patience du regard, d’un regard, comme fraternel à ce qui ne saute pas aux yeux, ami de ce qui parle à voix basse et ne s’impose pas dans le vacarme ”. Pour tracer les linéaments de cette philosophie silencieuse et accueillante, attentive à la furtivité, à la fugitivité, Jean-Louis Chrétien s’aide certes de Platon et de Heidegger, de saint Augustin et de saint Thomas, de Descartes, Schopenhauer, Michelet ou Peirce, Kafka, Péguy ou Proust, de Philon d’Alexandrie, de Plotin et des grands mystiques, Maître Eckhart, Tauler, Angelus Silesius, mais procède surtout à l’analyse, inspirée, des actes ou des agissements les plus quotidiens, tels que être présent, être “ proche ” de quelqu’un ou de quelque chose, s’en éloigner, prendre la parole, pleurer, sécher ses larmes ou celles d’autrui, “ incorporer ce qu’on fait sien, s’incorporer à une communauté ”, prendre en main un objet, se servir d’un outil, chercher et trouver – ses clefs, une nouvelle théorie scientifique, Dieu, sa vérité, le Bien… – ne pas trouver ce que l’on cherche, trouver ce qu’on ne cherchait pas...
“ Être présent, c’est être venu ici, depuis un autre lieu ou une autre situation. Je ne suis vraiment ici qu’à y être venu, et ne vais d’un site à l’autre que pour être venu au monde et au jour, et donc pour n’y avoir pas toujours été. ” De celui qui aurait toujours été là, il n’est guère possible de dire qu’il est présent : la présence se pose par le jeu subtil de la “ distance affective ”, qui jamais ne se fixe. “ Je suis là où est mon cœur, et ce qui m’environne immédiatement s’il m’indiffère ou me pèse, est bien plus loin de moi que les proches dont je suis séparé. ” Mais proche et lointain ne se tiennent pas face à face : ils sont l’un dans l’autre et “ se hantent mutuellement ”. Aussi la seule vraie proximité, la seule présence proche, est-elle la proximité du lointain, “ où le bruissement des espaces franchis ne cesse de résonner au perpétuel péril de son ressac ”, et “ le seul lointain qui se donne vraiment comme lointain est celui qui promet une proximité ”, ce que montre, par exemple, la déception.
Téléphonie, télégraphie, télévision, télécopie, téléconférence, télécommande : que d’efforts pour abolir le tèlé, le lointain, et réaliser la présence de tous à tout et la présence de tout à tous ! Mais, lorsqu’on est contemporain de tout ce qui arrive, quand espace et temps sont abolis, rien n’a plus le temps d’arriver, et donc d’être présent. “ Le prophète Isaïe chante la beauté des pieds des messagers qui apportent des bonnes nouvelles (LII, 7). Pourquoi sont-ils beaux ? Parce qu’ils sont poussiéreux, sales, fatigués, blessés peut- être, parce qu’ils portent sur eux la réalité du trajet pas à pas parcouru, et de l’effort fourni pour transmettre. (...) Le temps réel est celui du chemin, ou du cheminement – non l’instantanéité illusoire. Le faire disparaître, c’est effacer l’acte même de présence, qui n’est autre que le mouvement pour venir en présence. ” Personne ne peut cependant se “ présenter ” à celui qui est déjà trop présent à lui-même, ni à celui qui de lui-même s’absente et se met exprès en attente. La présence ne vient pas sur rendez-vous : elle requiert “ la scintillation d’un retrait ”, une place laissée libre, sans apprêt ni impératif, un appel à peine prononcé, le murmure de l’hospitalité. On laissera découvrir “ l’horizon d’attente primordial ” qu’ouvre la parole humaine, tous les secrets que les choses les plus humbles, les ustensiles, disent au corps et aux mains (“ le gouvernail ne dit rien à qui n’est pas pilote ”), ou les “ bouleversements de l’existence ” dont sont solidaires les larmes de joie ou de détresse, qui “ forment la faille ou la blessure où nous devenons ouverts et disponibles à plus que nous ne pouvions ”. Mais qu’on sache que Promesses furtives est de ces livres qui, bien que réfugiés presque par timidité derrière des Autorités philosophiques ou théologiques, modifient le regard, restent dans le cœur, corrigent, comme le ferait un maître avisé, d’une voix douce et aimante, la mauvaise “ tenue ” et l’attitude qu’on a devant le monde. Jean-Louis Chrétien ne philosophe certes pas à “ coups de marteau ”.II dit avec ferveur que “ ce que nous ne choisissons pas nous choisit ”, que l’arrogance, la certitude d’avoir raison, la pensée maîtresse d’elle-même, victorieuse des tremblements et des hésitations, sera toujours incapable d’entendre ce qu’un objet, un mot, un visage, le réel lui-même, dans ce qu’il a de fortuit, de contingent, d’inattendu, de précaire ou de gracieux, lui “ promettent ”. Il invite, en d’autres termes, à ne jamais négliger “ le livre aux caractères figurés, non tracés par nous ”, dont parlait Proust – à qui il laisse le dernier mot : “ On a frappé à toutes les portes qui ne donnent sur rien, et la seule porte par où on peut entrer et qu’on aurait cherchée en vain pendant cent ans, on y heurte sans lesavoir, et elle s’ouvre. ”

 




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