Paradoxe


Jean-Louis Chrétien

La Joie spacieuse. Essai sur la dilatation


2007
Collection Paradoxe , 272 p.,
ISBN : 9782707319760
27.40 €


La joie nous rend plus vifs dans un plus vaste monde. Comment penser cet élargissement du dehors et du dedans, et le chant neuf de ses possibles ? Et de quelle manière décrire ce que la Bible nommait dilatation du cœur, laquelle parfois se produit jusque dans l'épreuve et l'angoisse, comme si leur pression faisait naître une force à nous-mêmes imprévue ?
Plus encore que les philosophes, les poètes et les mystiques ont su ce qu'il en est d'être soulevé par cette crue de l'espace, et déchiré presque par cette joie. De saint Augustin à saint Bernard et à sainte Thérèse d'Avila, du trop méconnu Thomas Traherne à Victor Hugo, Walt Whitman, Paul Claudel et Henri Michaux, ces explorateurs de la joie spacieuse servent ici de maîtres et de guides pour ce pays qui peut s'ouvrir au détour du moindre chemin, voire au coin d'une chambre, si nous nous laissons rejoindre et traverser par sa soudaine lumière. Lourd d'histoire est le mot " dilatation ", mais riche aussi de promesse.

Table des matières Introduction. La question de l'espace de la joie et le destin du mot " dilatation ".
Chapitre I. Saint Augustin et le grand large du désir.
Chapitre II. Saint Grégoire le Grand et l'ampleur dans l'étroit.
Chapitre III. Les coureurs dilatés du psaume CXVIII, d'Henri Michaux à sainte Thérèse.
Chapitre IV. Dilatations mystiques.
Chapitre V. Bossuet sur les grands chemins.
Chapitre VI. Amiel et la pathologie de la dilatation.
Chapitre VII. Thomas Traherne et l'Éden retrouvé.
Chapitre VIII. Whitman voyageur sans limites.
Chapitre IX. La respiration cosmique de Paul Claudel
Index nominum.

ISBN
PDF : 9782707337672
ePub : 9782707337665

Prix : 18.99 €

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Robert Maggiori, Libération, 1er février 2007

D'un cadavre, on peut faire le tour. Lorsqu"il gît par terre, des policiers parfois en dessinent à la craie le périmètre. Mais, d’un corps vivant, il est difficile de dire où il se termine. L’épiderme semble être à même de clôturer l’"intériorité”, de tracer une limite entre le “monde des couleurs”, celui des choses et des autres, et le “monde des douleurs”, qui n’est qu’à soi. Mais ce n’est qu’illusion. On sait bien que dans son corps on se sent tantôt à l’aise, comme dans un vieux pull en laine oversize, et tantôt à l’étroit, comme dans une veste aux manches trop courtes. C’est que le corps est mobile et élastique, et n’a point de bords fixes. La cause ne tient pas à la peau qui, magiquement, s’étendrait ou se rétrécirait, mais aux états d’âme qui aèrent ou asphyxient tout l’être. Vexé, méprisé, humilié, terrorisé, endeuillé, on se fait tout petit, on voudrait n’être plus qu’un os, on voudrait disparaître. Mais, s’il arrive un sourire, une bonne nouvelle, un événement heureux, alors on devient plus grand que le monde, on est un océan, une immensité astrale - on “déborde de joie”, comme on dit.
De livre en livre, Jean-Louis Chrétien continue, inspiré, à rendre sensible la “haute dramaturgie” lovée dans les expériences et les gestes les plus simples, l’“ordinaire de nos jours” à quoi tient “le seul véritable extraordinaire”. De La Voie nuePhénoménologie de la promesse à De la fatigue, de L’Inoubliable et l’inespéré à Promesses furtives (1), il n’a cessé de (dé)tisser les liens du corps et de la parole, d’étudier en phénoménologue la façon dont le corps se fait porte-parole et dont la parole prend corps, de chercher à savoir ce que cela veut vraiment dire que de “prendre la  parole”, “promettre”, “s’épuiser”, “chercher sans trouver” (la vérité, Dieu, le Bien, ses clefs…), “trouver dans chercher” (l’amitié, Dieu, sa voie…), “perdre” (quelqu’un, ses illusions, la foi, son chemin…), “accueillir”, “être présent”, “être proche”, “espérer”… Il publie aujourd’hui La Joie spacieuse – Essai sur la dilatation.
Quand on a le “cœur gros”, que quelque chose semble le serrer, on est au bord des larmes. Mais lorsque le cœur “se dilate”, toute l’existence paraît prendre une autre dimension. “Notre respiration se fait plus ample, notre corps, l’instant d’avant replié sur lui-même, n’occupant que sa place ou son coin, tout à coup se redresse et vibre de mobilité, nous voudrions sauter, bondir,  courir, danser, car nous sommes plus vifs dans un plus vaste espace, et le défilé resserré de notre gorge devient le gué du cri, du chant ou du rire déployé.” Que salue cette “dilatation du cœur” ? La venue de la joie, de la simple et pure joie, dont le caractère est d’être toujours “enfantine”, parce que innocente, imprévue, destinée à disparaître mais incapable de vieillir – l’avenue que la joie ouvre dans l’être tout entier, modifiant et oxygénant son rapport au monde, son rapport aux autres, son rapport à soi, le rendant “plus large, plus vivant, plus fort”.
Le terme de dilatation, caractérisant la joie, est présent dans la première traduction latine de la Bible, “n’apparaît dans la littérature qu’avec Tertullien”, est “comme spécifique aux auteurs chrétiens”.  Si, dans l’introduction, elle trace les “linéaments du destin du mot dilation”, en allant de Baudelaire à Hugo, de Thomas d’Aquin à Camus, de Bachelard à Bergson – “le seul exemple” où la dilatation, “autre nom de l’intuition au sens neuf qu’il prête à ce terme”, désigne “la question centrale du philosopher”La Joie spacieuse, ensuite, en parcourt toute l’histoire, en s’arrêtant moins sur des philosophes – saint Augustin en premier lieu – que sur des “mystiques et des poètes” : Origène, saint Hilaire, saint Bernard, sainte Thérèse, saint François de Sales, Louis Chardon, Bossuet, Amiel, Thomas Traherne, auteur méconnu des Poèmes de la félicité, Walt Whitman, Paul Claudel, Henri Michaux… Mais qu’on n’imagine pas une “anthologie”. Les variations autour de la “haute parole” de ceux qui ont su décrire l’épreuve de la joie permettent à Jean-Louis Chrétien d’esquisser, bien au-delà d’une “physique des corps”, une métaphysique de la présence, d’une présence douce, où s’entend, susurré plus que proclamé, l’éloge de l’Ouvert – où les hommes, plutôt que de s’imposer ou d’en imposer, de n’être soucieux que de leur force, de ne songer qu’à étendre leurs pouvoirs, auraient la “faiblesse” de porter attention au monde et à autrui, d’être réceptif à leurs promesses, de s’étendre par cette “dilatation du cœur” qui ne se réalise aux dépens de personne, qui n’ôte de place à personne et qui fait accueillir chaque matin comme une matinée de printemps.

(1) Minuit, 1990, Minuit 1996, Desclée de Brouwer, 2000 (1991), Minuit, 2004


Entretien avec Jean-Louis Chrétien recueilli par Robert Maggiori, Libération du 1.2.2007

Si, de La Joie spacieuse, on ne lisait que le sous-titre (Essai sur la dilatation), on pourrait penser à un traité sur les métaux…

Ce n’est pas au sens physique que j’ai pris dilatation. Et mon point de départ n’a pas été le mot dilatation tout seul, mais l’expression “dilatation du cœur”, dilatatio cordis, une expression biblique qui a eu un poids immense dans l’histoire des langues européennes, avant d’entrer dans des contextes tout à fait profanes, par exemple chez Madame de Sévigné, Hugo ou Flaubert. Je fais l’histoire de ce mot, un mot particulièrement fort qui dit l’élargissement de l’espace, dont on ne sait pas d’abord s’il est celui du dedans ou du dehors. Dans la joie, il est les deux : tout est plus large parce que je m’élargis et je m’élargis parce que le monde s’ouvre davantage. Il peut paraître singulier d’aborder la question de la joie comme amplification, crue de l’espace et de l’existence, en prenant comme fil conducteur juste un mot. Mais c’est ma méthode : chercher un point d’appui extrêmement précis qui donne accès à une certaine continuité d’écrits et de traditions, et qui permette d’interroger avec rigueur une question beaucoup plus générale. Comme philosophe et poète, je crois au poids du destin d’un mot. Or ce terme de dilaté à quelque chose de dilaté lui-même, puisque vous le trouvez dans la spiritualité, dans la théologie, dans la poésie, la littérature, la philosophie, et chez les auteurs les plus divers.

La joie est dilatation. Tout malaise ou mal-être est-il rétrécissement, contraction ?

Le contraire de la dilatation, c’est en effet le resserrement, la constriction. On sait bien que dans les crises d’angoisse, les gens se resserrent sur eux-mêmes, se recroquevillent. Mais le mouvement compte ici plus que le fait d’être étroit et large. Dès que les possibilités ouvertes se ferment, dès qu’elles commencent à se rétrécir, ne fût-ce qu’un peu, la tristesse et l’angoisse apparaissent. A l’inverse, même si on est dans une situation terrible, voilà un tout petit rien, un détail qui ouvre la porte de mon cœur, et c’est déjà la joie.

Tout ceci peut être décrit de façon psychologique. Pourquoi n’avez-vous pas emprunté cette perspective-là ?

Ce n’est pas du tout une exclusion a priori de la psychologie. Mais mon souci est de donner un cadre descriptif et conceptuel plus large – dans lequel on peut faire entrer des cas psychologiques, qui ne relèvent pas de ma compétence. J’essaye, dans une perspective phénoménologique, de penser la dilatation dans des dimensions encore plus générales, auxquelles donne un accès le langage des poètes ou des mystiques, mais qui sont orientés par une des oppositions les plus anciennes de la pensée grecque, entre peras et apeiron,  la limite et l’illimité. Jusqu’où peut-on s’élargir ? Un élargissement qui n’aurait absolument aucune contre-puissance de limitation devient folie : on a l’exemple en psychiatrie dans la manie, l’espace maniaque. La joie n’est pas maniaque, et la manie n’est pas joyeuse . Il faut qu’il y ait un rythme, comme celui du cœur, diastolique et systolique, de puissance et de contre-puissance, d’infini et de défini, pour éviter l’explosion dans le délire de toute-puissance. Pour les auteurs religieux, dont je traite dans la première partie, la joie est joie devant Dieu, donc une joie qui nous rappelle toujours notre condition de finitude. Cette limite fait qu’elle ne devient pas folle. De la même façon, une joie toute profane trouve son principe de limitation dans des conduites ou des soucis envers les autres, qui évitent l’expansion infinie du moi.

Qu’auriez-vous “raté” si vous n’aviez fait qu’une histoire des conceptions philosophiques de la joie ?

Ce que j’aurais manqué, c’est la joie elle-même, la dimension descriptive, proprement phénoménale, de la joie. Pour voir si une définition de la joie est juste ou non, il ne suffit pas de la comparer aux définitions qui la précèdent, qu’elle modifie ou corrige. Il faut pouvoir la confronter au phénomène de la joie lui-même. C’est lui que j’ai voulu décrire.

Est-ce que cette expérience de la joie-dilatation présuppose la présence de Dieu, et ne peut donc être décrite que par des auteurs religieux ?

Le fait que, dans la pensée de la joie, il y ait cette dimension de la dilatation du cœur renvoie assurément à la conception biblique du cœur, qui n’est d’ailleurs pas seulement la volonté et l’affectivité mais aussi bien l’intelligence. Son sens pénètre ensuite le langage de tout le monde, et d’auteurs qui ne sont pas religieux et qui ne parlent nullement de joie devant Dieu. C’est une sécularisation, une laïcisation de ce vocabulaire de la dilatation du cœur. Descartes, par exemple, définit la joie comme dilatation, mais celle-ci est corporelle, elle est une vasodilatation, relative à la circulation sanguine. Au XIXe siècle, la signification physique de dilatation – d’un métal, des pupilles, des narines – est beaucoup plus fréquente que sa signification joyeuse.

Le choix de vos auteurs, presque tous des mystiques, ne risque-t-il pas de laisser entendre qu’il n’y a de joie que dans des dimensions extrêmes, mystiques justement ?

Comme contre-point, ou indicateur chimique qui vient de quelqu’un qui voudrait la dilatation mais n’y arrive pas, je parle par exemple d’Amiel et de ses tourments, ou bien de cas, qu’on peut trouver chez Camus ou Yves Bonnefoy, où la dilatation devient la question qui fait souffrir toute la vie… Je ne dirais pas que toute joie est mystique. Mais toute joie est surcroît, excès. Si vous avez tout ce que vous voulez, si tout va bien, c’est le contentement, la satisfaction, peut-être le plaisir, mais pas la joie. Dans la joie, il y a un plus, un trop, un débordement, un mouvement hors de soi, qui fait qu’elle peut évidemment être vécue par tout le monde mais ne saurait être dite dans sa démesure que par une parole elle-même portée par l’excès et démesurée. Cette parole est celle des poètes, des mystiques, des spirituels, et non pas une parole réglée, géométrique, démonstrative. Les définitions de la joie ne sont pas joyeuses.

En quoi la dilatation ne serait-elle que le signe de la joie ? Qu’est-ce qui la distingue de celle qui opère dans la vanité, par exemple, ou l’arrogance, la fierté, l’emprise, le désir de domination et de captation de l’autre ?

Toute crue n’est pas une crue de joie. Déjà chez les auteurs les plus anciens que j’aborde, saint Augustin ou saint Grégoire le Grand, il y a une bonne et une mauvaise dilatation : celle de la joie, de l’espérance et de l’amour, et celle de l’orgueil. Quel est le critère phénoménologique pour différencier les deux ? C’est là que la considération du monde, de l’espace du monde, est importante. Dans la joie, ce n’est pas moi qui me gonfle tel un ballon, car là toutes les possibilités que vous évoquiez peuvent être en jeu. Mais c’est d’une certaine façon du monde lui-même que vient précisément cette expansion. Je ne peux m’étendre que parce que, tout à coup, l’ouverture du monde est plus grande, qu’un chemin s’ouvre là où tout paraissait fermé. La joie n’est pas une auto-affection. Le destin de la vanité, de l’enflure, de l’orgueil, est toujours de trouver quelque chose qui va les crever, comme une baudruche. Le vaniteux s’enfle, mais le monde n’en est pas transformé, c’est pourquoi il y a quelque chose d’illusoire, de pathétique, voire de cruel dans une telle expansion. Le critère, c’est justement l’articulation de ma joie, l’accord de ma joie au caractère soudain joyeux du monde. On voit d’ailleurs qu’il ne peut pas y avoir de poésie authentiquement amoureuse qui ne s’accompagne d’un chant du monde, alors que, dans l’orgueil ou l’arrogance, on voudrait modeler le monde d’après ce qu’on est soi-même devenu. Voilà la différence. Là on a une sorte d’initiative, tandis que la joie, même si elle est la plus intime, est toujours accueil, hospitalité – soit l’hospitalité à Dieu en nous, pour les mystiques, soit l’hospitalité à l’autre, à un visage du monde, à une lumière qui vous saisit, un tableau, un air de musique, un sourire d’enfant, une promenade. Par définition, la joie ne peut pas être déclenchée par nous-même, alors qu’on nourrit son orgueil avec son propre combustible, comme on remplit une cheminée, on peut toujours en mettre plus. La joie a quelque chose de donné. On peut se forcer à rire ou à faire bon visage, mais on ne peut pas déclencher sa joie. A la limite, il y a des rires auto-induits, il y a même des gens qui font ça comme thérapie, ils éclatent de rire pendant une heure, mais on ne peut pas se rendre joyeux, on peut simplement  se tenir disponible à la joie. Etre joyeux, au fond, c’est “se faire avoir”, se laisser prendre par l’évènement du monde et d’autrui. L’arrogance est autophage, elle ne rencontre jamais l’altérité, elle la soumet, la maîtrise, la nie, l’interdit, et ne se donne donc que des “fausses joies”.

A quoi tient la joie intellectuelle ?

Elle n’est pas la joie de se sentir plus puissant. C’est la joie qu’on éprouve devant le monde : là où on ne comprenait pas, où on ne voyait pas, tout à coup on comprend quelque chose qui était incompréhensible, et des possibles apparaissent. La joie intellectuelle, c’est la joie des tâches nouvelles qui nous sont données et qu’on ne soupçonnait pas auparavant. On peut avoir une pile de livres par soi écrits devant soi, si notre intelligence s’y est épuisée, ce n’est pas du tout joyeux, il y a comme une pesanteur qui retombe sur nous. La joie intellectuelle, c’est la joie de comprendre comment on va faire pour comprendre plus. Il s’agit bien alors d’une dilatation. L’espace du pensable s’élargit.

Mais la joie n’est-elle pas décevante, ne serait-ce que parce qu’elle est éphémère ?

Par essence, la joie ne peut pas être décevante, parce qu’elle a quelque chose d’inopiné, d’inattendu, que je n’ai pu anticiper. Peut-être je m’attendais à éprouver de la joie, mais pas à éprouver cette joie-là. On peut être déçu par un plaisir, un plaisir répété, mais pas par la joie, car être déçu suppose une mesure préalable de ce à quoi on s’attend et le constat que ce que l’on reçoit est en dessous, est plus petit ou moins bien que la mesure qu’on avait fixée. Mais, quand la démesure s’empare de nous. Il ne peut y avoir de déception.

Vous parlez de joie, d’espérance, d’amour… Mais, si on ouvre une fenêtre sur le monde, on ne voit qu’injustices, violences, guerres…

Il est arrivé qu’on dise que, dans mes écrits, il n’y a pas suffisamment la présence du négatif, pas de confrontation assez aiguë avec le nihilisme et le désespoir qui nous entourent. D’abord je ne pense pas que je n’en parle jamais. Je suis chrétien, et le signe de la croix renvoie au supplice et à la souffrance. C’est toujours sur fond de souffrance que l’espoir apparaît. Mais le désespoir est si profond aujourd’hui – d’autant plus profond qu’il ne se voit pas comme désespoir, eût dit Kierkegaard – que notre tâche d’écrivain ou de professeur ne peut pas être d’écrire ou d’enseigner qu’il n’y a pas d’issue. Cela ne signifie pas qu’il faille nier quoi que ce soit, ni se réfugier dans des propos lénifiants ou édifiants. Mais être professeur de désespoir, c’est être professeur de malheur et de suicide, ce qui, dans aucune conception de la philosophie, quelle qu’elle soit, ne peut être une mission. Parler d’espérance ou de joie, ce n’est pas faire l’autruche par rapport au nihilisme, c’est, dans une toute petite mesure, lui répondre. Si la seule chose que j’avais à dire, c’est que tout est perdu, je me tairais.

Patrick Kéchichian, Le Monde, vendredi 2 mars 2007

"Une joie qui rend plus large, plus vivant, plus fort"

Avec allégresse, le philosophe Jean-Louis Chrétien mobilise toute son érudition littéraire et théologique pour étudier l'immense espace mental et physique ouvert par la notion de dilatation

Le projet de ce livre surprenant n'est pas de faire le tour d"une question, de l’épuiser et de la considérer comme réglée, avant de passer à la suivante. Si Jean-Louis Chrétien avait eu cette intention à propos de la notion de dilatation, il serait passé immanquablement à côté de son sujet. Et la forme de son livre aurait contredit exactement son contenu.
Or cette contradiction n’existe tout simplement pas. Il est vrai que la nature de la question traitée appelait un accord spécial, une manière adéquate de penser et d’écrire. Un souffle aussi. Une sorte d’abandon au mouvement et à la dynamique de la chose même. La dilatation du cœur (dilatatio cordis) est l’un des thèmes centraux de l’anthropologie biblique.  Cette dilatation, explique l’auteur, est une croissance, un élargissement, une amplification de nous-mêmes, et c’est donc un mot lié à la joie, une joie qui rend plus large, plus vivant, plus fort.  Enracinée dans la tradition spirituelle et mystique du christianisme, cette notion, par nature et par vocation, l’excède de toute part.
L’étourdissante érudition de Jean-Louis Chrétien ne fait pas obstacle à l’ampleur de son souffle. Dans cet essai d’une brûlante inactualité comme dans toute son œuvre - qui construit depuis plus de vingt cinq ans une véritable philosophie du corps et de la parole – l’usage d’une bibliothèque très vaste ne conduit pas à l’étouffement. Allègre et rigoureuse, impatiente, amoureuse, avide elle-même de ce qu’elle veut et va délivrer, l’érudition de Chrétien embrasse avec souplesse les champs de la littérature aussi bien que de la théologie et de la mystique ; la philosophie, qui est le métier de l’auteur – professeur à Paris IV-Sorbonne –, n’étant sollicitée, ici, que marginalement.
L’étude d’une simple notion peut donner le sentiment d’être limitée dans sa portée et son intérêt. Mais comment se sentir, s’éprouver à l’étroit quand il est question, avec une éloquence vive et large, de dilatation ? Et si l’espace de cette dilatation – réelle, vécue et non point simplement livresque – est la joie elle-même, une joie dite  spacieuse  justement, comment se sentir étranger, à quel titre se dire à l’écart, non concerné ? Comment ne pas partager, adhérer ?
 De quelque mot profond tout homme est le disciple , dit un vers des Contemporains de Victor Hugo cité par Chrétien. Certes, il faut laisser une part au rêve, car c’est  le songeur  qui a cette capacité de  s’élargir aux dimensions de l’infini . C’est lui qui, toujours selon Hugo,  touchera par un point au poète, et par l’autre au prophète . Alors  l’illimité entre dans sa vie, dans sa conscience, dans sa vertu, dans sa philosophie . Mais ne nous trompons pas sur la nature de ce rêve : ce n’est ni le romantisme ni la poésie lyrique qui sont ici appelés à comparaître. Baudelaire avait d’ailleurs préventivement critiqué cette  manière lyrique de sentir . Le poète, dans un  état exagéré de vitalité , écrivait-il,  s’élance en l’air avec trop de légèreté et de dilatation, comme pour atteindre une région plus haute . Cette  légèreté , souligne Chrétien, ouvre sur  un déni du monde et du réel . Déni qu’aucun des auteurs, mystiques, théologiens ou poètes, convoqués dans ce livre n’est prêt à accepter. Et Jean-Louis Chrétien moins que quiconque.
Il s’agit donc de penser, et surtout de décrire  cet élargissement de l’espace, aussi bien extérieur qu’intérieur, dans la joie, selon les diverses formes et directions qu’il peut prendre . L’auteur précise qu’  il ne s’agit en aucune façon de faire l’histoire des définitions philosophiques de la joie, ni des doctrines de la joie au fil de l’histoire de la pensée. Ceux dont le lecteur découvrira, ou retrouvera ici la haute parole décrivent l’épreuve de la joie et nous en ouvrent les chemins .
Cette dilatation ne touche pas seulement l’affectivité, mais tout aussi bien la pensée et l’intelligence, et les domaines qui s’ouvrent à la joie, et que la joie ouvre, sont virtuellement innombrables. Jean-Louis Chrétien souligne également avec force, et c’est même là l’un des axes invisibles de son livre, que cette joie perdrait sens et valeur d’ignorer ou de mépriser ses contraires : la tristesse, l’angoisse, le déchirement. De même, on ne peut parler de dilatation en taisant la dimension adverse et complémentaire du resserrement, de la contraction…

Tradition chrétienne
Si c’est d’abord la grande tradition chrétienne et mystique qui est ici invoquée à travers de nombreux auteurs – saint Augustin d’abord, mais aussi saint Grégoire le Grand, saint Bernard, saint François de Sales ou Bossuet, pour ne citer que les plus connus –, Jean-Louis Chrétien, nous l’avons dit, ne néglige nullement le témoignage et les intuitions des écrivains. Seuls les esprits sectaires s’étonneront, par exemple, de voir Henri Michaux campé en  coureur dilaté du Psaume CXVIII . Le verset 32 de ce psaume –  Sur la voie de tes commandements, j’ai couru, lorsque tu as dilaté mon cœur.  – que Michaux cite (en latin et fautivement !) et commente dans un poème de 1968, est en effet central dans le propos du livre. Le souffle, le lien entre la parole de Dieu et la dilatation, la topique de l’espace où celle-ci a lieu, enfin  l’espacement de l’acte de compréhension  qui  ne peut se séparer de l’espacement de ce qui est à comprendre , sont inclus dans ce verset.
Il ne s’agit évidemment pas de  christianiser  indûment Michaux ou, plus loin, Amiel et Walt Whitman, ni d’affirmer qu’un progrès est accompli dans le savoir sur la dilatation. Le sujet ne se prête pas à un tel dessein, puisqu’à chaque instant, à chaque page, une nouvelle acception de l’élargissement se trouve éclairée et que le mouvement du livre est celui de la dilatation même. Contentons-nous de citer deux des derniers chapitres du livre, les plus impressionnants sans doute : celui sur  La respiration cosmique de Paul Claudel  et celui qui donne à découvrir, car il est peu connu, un étonnant poète métaphysique anglais du XVIIe siècle, Thomas Traherne.
C’est Traherne justement, admirable chantre et penseur du désir insatiable, qui affirmait qu’ une question infinie doit avoir une réponse infinie, car aucune autre ne peut la résoudre . Ce pourrait être le fil conducteur de ce livre dont le projet, l’écriture et l’architecture invitent à chaque instant le lecteur à partager, non pas ce qu’il contient, ce qu’il maîtrise, mais ce à quoi il s’ouvre et aspire : ni plus ni moins que la joie.

 




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