Paradoxe


Jean-Louis Chrétien

Fragilité


2017
272 pages
ISBN : 9782707343550
25.00 €


Les Grecs anciens, méditant la condition humaine, voyaient dans la faiblesse, le manque ou le dérobement de la force, un de ses traits essentiels. Les Latins introduiront la fragilité, la possibilité de se briser, parfois tout à coup et de façon imprévisible, et la transmettront aux langues et aux cultures de l’Europe occidentale. Ce « lieu commun » de notre compréhension de nous-mêmes parcourt tous les domaines ­ de la philosophie à la poésie, du roman à la peinture ou à l’histoire. Bien que nul ne l’ignore, chaque homme et chaque génération le découvrent en acte avec une sorte de saisissement et d’effroi.
Ce livre en décrit d’abord les figures variées, dans une longue durée, et suivant la polyphonie des œuvres qui donnent à voir l’humaine fragilité. Il va de l’impuissance et du dénuement du nourrisson comme miroir de notre condition, et des matières fragiles (le verre, l’argile, la bulle de savon) qui en sont les symboles toujours repris, à la fêlure invisible qui soudainement produira la catastrophe. La poétique des ruines, où l’on contemple les débris des hautes civilisations qui se croyaient là pour toujours, précède une réflexion sur la beauté propre du fragile comme sur la fragilité du beau comme tel.
Il y va dans un second temps du concept même de fragilité, de Sénèque à Kant et au-delà. Ce sont les Pères de l’Eglise latine, et notamment saint Augustin, qui donneront à la fragilité un sens fondamentalement moral, celui d’un penchant au mal et à l’injustice, qui ira s’approfondissant, avant que la modernité ne tente de l’écarter.
Le livre s’achève sur ce qui l’a rendu possible, la fragilité de la voix humaine, qu’un rien peut briser, et qui pourtant dit le sens qui ne périt pas, et que l’homme se transmet, en le renouvelant, d’une génération à l’autre.

ISBN
PDF : 9782707343574
ePub : 9782707343567

Prix : 17.99 €

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Robert Maggiori, Libération, jeudi 9 novembre 2017

Au cœur du fragile


L’homme se brise-t-il aussi facilement qu’une coupe de cristal, qu’un œuf ? A travers l’exploration de textes bibliques, philosophiques, poétiques et littéraires, Jean-Louis Chrétien offre une intense réflexion sur la condition humaine, vouée à la finitude.

Un éléphant, on le sait, ne doit pas traîner dans un magasin de porcelaine. Mais en général, ce ne sont pas les gros pachydermes, ni les quinze-tonnes, ni les massues qui cassent tout. Il suffit d’un rien. Une paille, une fêlure, un accroc, une fissure, une lézarde, et c’en est fait du métal, du diamant, du vase ou de l’assiette, de la paire de bas de soie, du mur ou du toit. Pour une personne, de même : elle tient à un fil, elle aussi, et un mot, un mauvais geste, une déception, une rupture, un malheur peuvent la briser. Mais si elle était en cristal, elle aurait «moins de périls à craindre». Quoi de plus fragile, dit saint Augustin, qu’un vase de verre ? «Et pourtant, il se conserve, et il persiste pendant des siècles. Même si, certes, on s’inquiète pour lui d’accidents, il n’y a pas lieu de s’inquiéter pour lui de la vieillesse ni de la fièvre.» Alors que «nous autres hommes», c’est «au milieu de bien des périls quotidiens que nous cheminons fragiles» : «Nous sommes donc, nous, plus fragiles et plus faibles, du fait aussi de tous les malheurs qui ne cessent pas dans l’ordre humain, nous nous angoissons en tout cas pour notre propre fragilité tous les jours ; et même s’il n’arrive pas de malheurs, le temps continue d’avancer».
La fragilité n’est pas la vulnérabilité. Certes, les deux notions sont parentes. Elles désignent toutes deux une même «possibilité inscrite dans la constitution propre» de l’être fragile et de l’être vulnérable, qui ne cesse de leur appartenir, quand bien même il n’y aurait pas passage à l’acte : un animal solitaire, perdu, reste vulnérable, même s’il ne subit aucune agression, comme un œuf, même enveloppé, demeure fragile. En outre, elles sont des «conditions permanentes», à des degrés divers. Mais une différence capitale les sépare : «Est vulnérable ce qui peut être blessé», et donc suppose «une atteinte venant de l’extérieur», alors qu’est fragile ce qui, de soi-même ou par une cause venue d’ailleurs, se brise «facilement» (plus ou moins, selon les forces qui s’y appliquent), de façon inattendue et tout d’un coup (même si la rupture vient d’un «lent processus d’usure, d’érosion, de fatigue»). Le thème de la vulnérabilité, entre autre lié à la problématique du care, du soin, est «aujourd’hui très à la mode» et ensemence les champs de la philosophie, de la politique et de l’éthique. Celui de la fragilité, en revanche, semble bien délaissé - peut-être parce que seul le vivant est vulnérable, alors qu’on peut dire fragiles aussi bien des individus que des choses, naturelles ou fabriquées.
«Lois essentielles»
La lacune est désormais plus que comblée par Fragilité, l’essai de Jean-Louis Chrétien. Professeur émérite à l’université Paris-IV, homme réservé et silencieux, essentiellement concentré sur son œuvre - six recueils de poésie et une vingtaine d’ouvrages de philosophie et de théologie (sa foi et sa religion sont inscrites dans son nom) où sont traitées les questions subtiles de la voix, de la promesse, de la joie, de l’appel ou de la fatigue -, Chrétien y livre une réflexion intense qui, de la fragilité, vise à dégager «les lois essentielles ("eidétiques", au sens de la phénoménologie)». A cette fin, il parcourt les textes bibliques, les vastes domaines de la pensée grecque et latine, les écrits des Pères de l’Eglise, la philosophie (Montaigne, Kierkegaard, Hegel, Kant…), la poésie, la littérature, la peinture, l’histoire, l’esthétique, etc., sans négliger l’étude de ce qui est proprement fragile, le bébé à la naissance, le verre et l’argile, l’équilibre et le glissement, les ruines, «la beauté du fragile et la fragilité du beau», la fêlure, la bulle de savon…
Il débute son analyse par quelques utiles «précisions verbales», d’étymologie. D’emblée apparaît une curiosité. Contrairement à la faiblesse, qui s’oppose à la force, la fragilité n’a de contraire que «hors de l’humain» : l’immuabilité, l’infaillibilité, impossibilité de déchoir, qui caractérisent le divin. Elle ne possède pas à proprement parler d’antonyme, hors le savant et rare «infrangible» (de frangere, briser), que les Latins appliquaient bien sûr au diamant, paradigme de la dureté, mais aussi à l’animi rigor, la «rigueur de l’esprit, que rien ne peut briser» (Sénèque), et qui a donné également «frêle» (fraile, en vieux français, avec fraileté comme substantif, depuis disparu), dont le sens va «se rétrécir considérablement, en devenant surtout physique» : un «corps frêle». C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles cette fragilité sans contraire est souvent captée par le couple force-faiblesse, et jumelée à cette dernière. «Faible» ne dérive pas d’un mot du latin classique, qui avait debilis, imbecillus (faiblesse du corps ou de l’esprit, du caractère, d’un organe), infirmus (absence de fermeté physique ou morale, absence de poids, ce qui a donné infirmer au sens de réfuter), caducus (caduc, de cadere, choir, tomber) et même lubricus, lubrique, qui originellement signifie «glissant», incertain, porté, par manque de fermeté ou d’équilibre, à de dangereux écarts.
Pour Chrétien, il est essentiel de distinguer faible de fragile, car c’est justement lorsque la fragilité romaine se distingue de la faiblessegrecque qu’elle devient «un mot et un concept décisif pour penser la condition humaine» et une «marque distinctive» ou «la signature de l’Europe occidentale, c’est-à-dire latine (par quoi n’est certes pas entendu que ce soit la seule)». Il n’y a pas, en grec ancien, de terme qu’on puisse traduire par «fragilité» : l’asthénéia est faiblesse, c’est-à-dire absence de sthenos, manque de «force physique ou morale, de puissance, de moyens ou de ressources» : elle est un état, et non une possibilité, et peut aussi bien désigner la maladie que la pauvreté. 
Jouets de la Fortune
Si dans ce contexte on peut parler de «faiblesse humaine» (anthrôpinè asthénéia), c’est en des sens assez particuliers. La «faiblesse humaine» est d’abord le fait qu’il y a chez tous les hommes un mal «incurable» (Platon) que les lois ne peuvent guérir et qui est la… propension à faire le mal. Elle vient, ensuite, de ce que les hommes sont les jouets de la Fortune, qui «tourne», et qui, du jour au lendemain, fait que «l’assiégeant peut devenir assiégé, le vainqueur vaincu, le geôlier captif, le supplié suppliant, le riche mendiant, et inversement». Dans ce cas, précise Chrétien, «ce n’est pas moi qui me brise ou m’effondre (même si cela peut en être la conséquence), mais le sol sur lequel je me tenais, les conditions d’existence que j’avais considérées comme acquises, et qui définissaient mon rapport habituel au monde et ma place en lui». C’est la raison pour laquelle Diodore de Sicile, par exemple, conseillait de ne pas prendre de haut cette faiblesse-là, voulait qu’un vainqueur ne fût jamais trop arrogant, et que «les trophées célébrant une victoire ne fussent pas faits de pierre, mais du premier bois venu, afin que le mémorial du conflit disparût de lui-même peu à peu»
Comment passe-t-on de l’asthénéia grecque à la fragilité latine, dont le sens se transfère à toute la culture de l’Europe occidentale ? C’est dans le Nouveau Testament que se met en œuvre un concept «tout à fait nouveau par rapport à la tradition grecque», lequel transforme radicalement l’opposition de la force et de la faiblesse : «Ses interprétations habituelles vacillent et pâlissent devant cette inédite acception, liée à l’action divine et à la Croix. […] Le Verbe crucifié dans l’exposition nue de sa faiblesse devient l’unique lieu où la puissance du mal et de l’injustice est terrassée et vaincue en son cœur», écrit selon sa foi Chrétien, qui poursuit en indiquant que, dès lors, «l’humaine faiblesse, au lieu d’être ce qu’il faudrait d’abord vaincre, voire éliminer, pour que la force vînt occuper sa place, dans une solitaire victoire de soi sur soi, peut devenir la faille où l’éclair de la grâce vient porter sa lumière fulgurante, qui la transforme».
S’exposer aux dangers
Si l’homme est posé comme «créature de Dieu», sa fragilité, selon le récit de la Chute, sera faillibilité. Mais son histoire - sur laquelle, selon Chrétien, se projette la lumière de la pensée de saint Ambroise, de Jean Cassien et de saint Augustin - est bien plus complexe et connaît des soubresauts inattendus. Aussi, avant de voir comment la fragilité humaine, «loin de former l’annonce que je serai défait dans le combat, ou l’excuse de ne pas combattre, est par excellence le lieu même de la lutte pour accomplir son humanité en justice et en vérité» et n’est pas seulement «ce contre quoi je lutte, mais ce par quoi je lutte et atteins ma dignité», Chrétien pose-t-il son regard sur ce qui, autour de nous, en ce monde où seuls la force, le pouvoir et la puissance semblent être dignes de valeur, n’existe qu’en tremblant, dans la nudité, la détresse, l’indigence, l’humilité, l’exposition aux dangers… Nourries de références à Lucrèce, Pline l’Ancien, Pascal, Schopenhauer, Mallarmé, ses pages sur «la naissance comme miroir de la précarité», ou sur les ruines, «désert humain où les voix se sont tues», sont magnifiques, et illustrent l’idée que «nul ne peut se soustraire à la fragilité», que «rien n’y échappe - car elle est une dimension constitutive de la finitude».
Voudrait-on écarter tout risque, tout danger, toute erreur, que ces précautions mêmes apporteraient avec elle «leurs propres périls imprévus». La «citadelle intérieure» dans laquelle les stoïciens croyaient pouvoir séjourner à l’abri, enferme aussi «notre pire ennemi, qui est nous, et notre orgueil». La tête de Méduse de la mythologie, conclut Jean-Louis Chrétien, «sidérait et pétrifiait qui la regardait en face», mais pour la fragilité, «laquelle n’est qu’une dimension de nous-mêmes, c’est lorsqu’on détourne les yeux, et nie son existence, pensant l’avoir enchaînée ou abolie, qu’elle déploie pour nous son plus grand péril». Alors, plutôt que de suivre du regard la bulle de savon translucide qui s’élève dans le ciel à la rencontre de son silencieux et inéluctable éclatement, observons l’enfant qui souffle dans la paille, et se trémousse, s’ébaudit, jubile, rit à gorge déployée.



Nicolas Weill, Le Monde, 22 décembre 2017

Jean-Louis Chrétien fait triompher les faibles

Le philosophe redonne ses lettres de noblesse à la fragilité, cet autre nom de la condition humaine

Jean-Louis Chrétien, né en 1952, édifie de livre en livre une œuvre d’autant plus originale et intempestive qu’elle s’obstine à se maintenir au carrefour du catholicisme et de la philosophie, tout en entretenant, en basse continue, une critique sans appel de la modernité. Nourri par une phénoménologie qui assume pleinement son « tournant théologique », selon l’expression du philosophe Dominique Janicaud (1937-2002), et par un recours assidu aux Pères de l’Eglise, ce style riche en références peut parfois se faire intimidant tant il semble supposer de connaissance chez son lecteur, dont il exige un effort d’attention, une lecture adulte. Mais elle en vaut la peine, et l’on est toujours récompensé d’avoir suivi l’itinéraire d’un concept à travers la tradition philosophique et littéraire – même quand il arrive que le fil de la démonstration se perde dans des digressions – et d’avoir affronté la densité du propos.
Une image de saint Augustin
Dans ce nouvel essai, la mise à distance de la modernité s’opère grâce à la notion de « fragilité », qui en donne le titre. Discrètement, l’auteur s’emploie à renverser un paradigme nietzschéen, supposé constituer un soubassement de notre « modernité tardive », selon lequel le règne du « christianisme » et des « prêtres » constituerait, en son fond, le triomphe des faibles sur les forts, les modernes. En faisant de la fragilité l’autre nom de la condition humaine, Jean-Louis Chrétien cherche au contraire à penser celle-ci indépendamment de la puissance pour mieux l’opposer à notre siècle de fer et de performance.
Afin de mieux dégager la spécificité du concept, il utilise une image empruntée à saint Augustin, dont la pensée est omniprésente dans ces pages : « Dans le bois, avant qu’il ne soit fendu, est présente la fragilité, et il ne pourrait d’aucune façon être fendu si elle n’était en lui. » Jean-Louis Chrétien en tire la conclusion qu’il y a une flexibilité structurelle de notre humanité et qu’elle est antérieure à notre consentement au mal ou aux égarements de la chair. Cette qualité décisive pour la connaissance de nous-mêmes où, dit-il dans une métaphore saisissante, le bloc de marbre encore entier recèle à l’avance la ligne que suivra sa fracture, est celle qu’explore l’ouvrage.
Une définition de Kant
L’auteur dégage ainsi trois grandes scansions historiques dans les usages de la « fragilité ». La première est celle de la sagesse antique, analysée surtout à travers le stoïcisme de Sénèque ( 4 av.  J.-C.-65). Celle-ci la considère exclusivement sous l’angle de la nature fugace de notre existence (la « caducité »). Le sage doit se réfugier dans une forteresse afin de se mettre à l’abri de la fortune, ce que Jean-Louis Chrétien qualifie de version « sécuritaire » de la fragilité. La deuxième, celle du christianisme, reste en revanche lucide, dès lors que Dieu s’incarne, non seulement sur la nature fragile de l’homme, mais également sur son envers, l’espérance, qui en est la « phase lumineuse ». Kant, ouvrant la troisième étape, finira par porter cette tradition à son pinacle éthique en définissant la fragilité comme un penchant au mal interne à l’homme, penchant qui serait en même temps « la condition de (…) la vertu comme combat perpétuel et progrès infini ». Il y a de la noblesse à être friable, et retourner aux sources de cette fragilité surmonte tous les grands mépris nietzschéens.




Elodie Maurot, La Croix, 4 janvier 2018

Une fragilité bien contemporaine

Essai. Le philosophe Jean-Louis Chrétien déploie le sens et les figures de la fragilité, thème longuement médité par l’Occident chrétien, avant son éclipse moderne.

Pour réfléchir sur la condition humaine, les philosophes de la modernité ont écarté la méditation sur la fragilité humaine qui leur avait été léguée par l’Occident chrétien. Devenu comme superflu, le mot « fragilité » a été marginalisé, devenant même chez Nietzsche – à de rares exceptions près – un terme de mépris.
On peut donc se réjouir que Jean-Louis Chrétien, avec le talent qu’on lui connaît pour revisiter les sources philosophiques et chrétiennes, réinvestisse ce thème ancien. Avec Fragilité, il offre un ouvrage original et savant sur ce qui fut longtemps un « lieu commun » de notre compréhension de nous-mêmes. Il le fait déployant le sens de la fragilité, mais aussi ses images et ses symboles, lui rendant ainsi son caractère existentiel, incarné, presque matériel.
 « Est fragile ce qui peut se briser », dit le dictionnaire. Se briser de manière subite, inattendue, ou par un lent processus d’usure, d’érosion, de fatigue. À la différence de la « faiblesse », terme privilégié par les Grecs anciens, la fragilité désigne une possibilité plus qu’un état. Elle se distingue de la vulnérabilité qui caractérise « ce qui peut être blessé » et suppose une atteinte venant de l’extérieur. Par la fragilité, « on peut se briser de soi-même, et non par un choc ou une agression venant d’ailleurs », remarque Jean-Louis Chrétien. La fragilité est aussi permanente : en ce sens, elle s’oppose au « périssable ». « Les choses sont périssables, parce qu’elles doivent finir ; elles sont fragiles parce qu’elles peuvent finir à tout instant », écrivait Condillac.
Pour traduire cette fragilité, de nombreuses images ont été mobilisées, rappelle Jean-Louis Chrétien. D’abord la naissance, regardée dès l’Antiquité païenne comme le miroir d’une condition humaine fondamentalement fragile. L’image du verre – qui peut aisément se briser – est aussi fréquente, comme celles de la bulle de savon ou des ruines, dont la contemplation poétique est des plus accablantes, car elles manifestent une fragilité « plus déchirante que celle de ma propre vie singulière ».
Face à ce péril, une constante a traversé les mondes latin et chrétien : l’homme doit lutter contre l’oubli de la fragilité humaine. Chez Sénèque, le sage est celui qui la garde toujours en mémoire. Son travail est d’atteindre une « acropole intérieure », un « fondement solide, immuable ». « L’homme de grandeur et de sagesse sépare l’esprit du corps et communique fréquemment avec la meilleure, la divine partie de lui-même, et avec l’autre plaintive et fragile, juste autant qu’il est nécessaire », recommande-t-il, au risque d’un dangereux dualisme.
Les auteurs chrétiens choisiront une autre voie. Certes, il en fut de peu inspiré, comme Pierre Nicole, figure du jansénisme, qui insista outrancièrement sur la fragilité de l’homme et dont les écrits confinent au mépris de la condition humaine. Mais beaucoup de grands théologiens furent autrement inspirants. Ainsi, saint Ambroise, pour qui la fragilité est-ce en quoi Dieu se fait proche, puisque « le Seigneur et créateur a assumé la fragilité de notre corps ». « Dans cette lumière neuve, la fragilité, sans être abolie, ce qu’elle ne sera qu’à la résurrection, peut être, non seulement fortifiée, mais véritablement transfigurée », analyse Jean-Louis Chrétien.
Chez Augustin, la fragilité ouvre au dynamisme : « Ayez à l’esprit, mes frères, la fragilité humaine : courez tant que vous vivez, afin de vivre ; courez tant que vous vivez, afin de ne pas mourir vraiment », écrit l’évêque d’Hippone.
Tout l’intérêt de l’ouvrage de Jean-Louis Chrétien est de montrer la richesse de ce thème intemporel, malgré son éclipse moderne. La fragilité apparaît même plus intéressante que l’idée de faiblesse, terme « négatif », désignant « un manque, une absence, une privation » (de force). La fragilité a, elle, un « caractère positif ». Porteuse d’une ligne de faille ou de rupture, elle constitue potentiellement une ouverture.
C’est le sens de la méditation d’un Péguy dans Le Porche du mystère de la deuxième vertu. Nul ne peut se soustraire à la fragilité et rien n’y échappe, mais celle-ci peut ouvrir à l’espérance. La fragilité devient alors « le lieu ou la condition de l’espérance ».


Lire dans Acta fabula d'octobre 2018 l'article de Chloé Vettier "Pour une généalogie de la fragilité".



 




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